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CHAPITRE III.

Du militaire.

Sept campagnes, qui avaient produit dix-sept batailles rangées et presque autant de combats non moins sanglants, trois siéges entrepris par l'armée et cinq à soutenir contre l'ennemi, sans compter des entreprises sur les quartiers d'hiver des ennemis, ou autres expéditions militaires à peu près semblables, avaient tellement ruiné l'armée, qu'une grande partie des meilleurs officiers et des vieux soldats avaient péri en combattant. Pour en juger, on n'a qu'à se rappeler que le gain de la bataille de Prague coûta seul vingt mille hommes : qu'on ajoute à ce calcul que nous avions quarante mille prisonniers des Autrichiens, qu'ils en avaient presque autant des nôtres, au nombre desquels il fallait compter au delà de trois cents officiers, que les hôpitaux étaient tous remplis de blessés, et que, dans les régiments d'infanterie, on ne trouvait guère au delà de cent hommes qui, l'année 1756, eussent servi au commencement de cette guerre.

Plus de quinze cents officiers péris dans différentes actions avaient extrêmement diminué la noblesse, et ce qui en restait dans le pays, étaient, ou des vieillards, ou des enfants, qui ne pouvaient point servir. Le manque de gentilshommes, et le nombre de places d'officiers<103> vacantes dans les régiments, firent qu'on eut recours à la roture pour les remplir. Il y avait des bataillons auxquels il ne restait que huit officiers pour le service; les autres étaient, ou morts, ou prisonniers, ou blessés. Il est facile de juger par ces circonstances fâcheuses que les anciens corps mêmes étaient sans ordre, sans discipline, sans exactitude; et par conséquent ils manquaient d'énergie.

Voilà quel était l'état de l'armée lorsque, après la paix de Hubertsbourg, elle rentra dans ses anciens quartiers. Les régiments se trouvaient alors plus composés de citoyens que d'étrangers; les compagnies étaient fortes de cent soixante-deux hommes; on en renvoya quarante, qui devinrent utiles en remettant les terres en culture. Les bataillons francs servirent à compléter les régiments de garnison, qui congédièrent également ce qu'ils avaient de soldats nationaux de trop. La cavalerie réforma cent cinquante hommes par régiment; les hussards, chacun quatre cents; ainsi les provinces gagnèrent par cette réforme trente mille sept cent quatre-vingts cultivateurs qui leur manquaient. On ne s'en tint point là : autrefois le nombre des nationaux avait été arbitraire; on le fixa à sept cent vingt hommes pour chaque régiment; et ce qui manquait au complet de la compagnie, fut levé chez l'étranger. Les soldats des cantons eurent la permission de se marier sans le consentement de leur capitaine : peu se vouèrent au célibat, et le grand nombre aima mieux contribuer à l'accroissement de la population. Les effets de ces bons arrangements répondirent à l'attente du gouvernement, et déjà l'année 1773, le nombre des enrôlés surpassait d'un nombre considérable celui qu'on en avait levé l'année 1756.

Précédemment, les capitaines recrutaient eux-mêmes leurs compagnies, de l'argent qu'ils retiraient de la paye des semestres. Cette méthode avait donné lieu à trop d'abus : les officiers, pour épargner l'argent, enrôlaient par force; tout le monde criait; aucun prince ne voulait que de telles violences se commissent sur son territoire. On<104> changea donc cette économie, de façon que le général Wartenberg104-a tira seul la paye des semestres, dont les capitaines recevaient, outre leurs gages, trente écus par mois; on se servait du surplus pour les enrôlements, qui produisaient par an sept ou huit mille recrues levées dans les pays étrangers, lesquels, avec les femmes et les enfants qu'ils menaient avec eux, formaient une colonie militaire d'environ dix mille personnes. Quoiqu'un fils unique de paysan ne devînt pas soldat, la taille se rehaussait cependant d'année en année, et en 1773, il n'y avait plus de compagnie dans les régiments d'infanterie dont les soldats eussent au-dessous de cinq pieds cinq pouces.

Les régiments tant d'infanterie que de cavalerie furent partagés en différentes inspections, afin d'y faire renaître l'ordre, l'exactitude, la sévérité de la discipline, pour qu'il y eût une égalité parfaite dans l'armée, et que tant les officiers que les soldats eussent la même éducation dans un régiment que dans l'autre. Les régiments du Rhin et du Wéser eurent pour inspecteur le général Diringshofen; ceux du duché de Magdebourg, le général Saldern; ceux de l'Électorat furent partagés entre M. de Ramin, M. de Steinkeller et le colonel Buttlar; ceux de la Poméranie échurent au général Möllendorff; ceux de la Prusse, au général Stutterheim, et ceux de Silésie, au général d'infanterie Tauentzien; le lieutenant-général de Bülow eut l'inspection de la cavalerie de la Prusse; le général Seydlitz, de celle de Silésie; le général Lölhöffel, de celle de Poméranie et de la Nouvelle-Marche; et celle de l'Électorat et du Magdebourg fut mise sous la direction du général Krusemarck.104-b

<105>Rien ne coûta plus de peines que de rétablir l'ordre et la discipline dans cette infanterie si fort déchue de ce qu'elle avait été autrefois. Il fallut employer la sévérité pour rendre le soldat obéissant, de l'exercice pour le rendre adroit, et une longue habitude pour lui apprendre à charger son fusil quatre fois en une minute, à marcher en ligne sans flottement, et enfin à savoir se prêter à toutes les manœuvres que des occasions différentes dans la guerre pouvaient exiger de lui. Mais, le soldat étant en ordre, il fut plus difficile encore de former les jeunes officiers, et de leur donner l'intelligence nécessaire pour leur métier. Afin de leur donner la routine de ces manœuvres, on les exerça, dans le voisinage de leurs garnisons, aux différents déploiements, aux attaques de plaine, aux attaques des postes fortifiés, ainsi qu'à celles des villages, aux manœuvres d'une avant-garde, à celles d'une retraite, comme aux carrés, pour savoir comment ils devaient attaquer, et comment ils devaient se défendre. Cela se pratiquait pendant tout l'été, et chaque jour ils répétaient une partie de leur leçon. Pour rendre ces pratiques générales, les troupes s'assemblaient deux fois, l'une au printemps et l'autre en automne; il ne se faisait alors que de grandes manœuvres de guerre, des défenses ou des attaques de postes, des fourrages, des marches dans tous les genres, et des simulacres de bataille, où les troupes, en agissant, désignaient les dispositions qui en avaient été faites. Ainsi, comme le dit Végèce,105-a la paix devint pour les armées prussiennes une école, et la guerre, une pratique. Il ne faut pas croire que, d'abord après la paix, les premières manœuvres fussent des plus brillantes : il faut du temps pour que la tactique mise en pratique devienne une chose habituelle, que les troupes exécutent sans difficulté. La précision qu'on désirait d'établir, ne commença à devenir sensible que depuis l'année 1770.<106> Dès lors l'armée prit une autre face, et l'on pouvait s'assurer sans se tromper que si l'armée était menée à la guerre, on pouvait avoir toute confiance en elle.

Pour parvenir à ce degré de perfection si intéressant pour le bien de l'État, on avait purgé le corps des officiers de tout ce qui tenait à la roture : ces sortes de sujets furent placés dans des régiments de garnison, où ils valaient au moins autant que ceux auxquels ils succédaient, qui, étant trop infirmes pour servir, furent mis à pension; et comme le pays même ne fournissait pas le nombre de gentilshommes que demandait l'armée, on engagea des étrangers, de la Saxe, du Mecklenbourg, ou de l'Empire, parmi lesquels il se rencontrait quelques bons sujets. Il est plus nécessaire que l'on ne croit de porter cette attention au choix des officiers, parce que d'ordinaire la noblesse a de l'honneur. Il ne faut pas disconvenir que quelquefois, mais rarement, on rencontre du mérite et du talent chez des personnes sans naissance; mais cela est rare. S'il s'en trouve, on fait bien de les conserver. Mais, en général, il ne reste de ressource à la noblesse que de se distinguer par l'épée; si elle perd son honneur, elle ne trouve pas même de refuge dans la maison paternelle; au lieu qu'un roturier, après avoir commis des bassesses infâmes, reprend sans rougir le métier de son père, et ne s'en croit pas plus déshonoré.

Un officier a besoin de bien des connaissances diverses; mais une des principales est celle de la fortification. Y a-t-il des siéges? cela lui donne occasion de se distinguer; est-il dans une ville assiégée? il peut rendre de bons services; faut-il fortifier un camp? on se sert de son intelligence; y a-t-il quelque point106-a à fortifier dans les postes avancés de la chaîne des quartiers d'hiver? on l'emploie, et pour peu qu'il ait de génie, il trouve cent occasions pour se distinguer. Afin que les officiers ne manquassent point d'instruction dans une partie du génie aussi utile, le Roi avait adjoint à chaque inspection un offi<107>cier du génie pour instruire les jeunes officiers qui marquaient du talent. Après qu'ils avaient appris les éléments de cet art, on leur faisait tracer des ouvrages adaptés aux différents terrains : ils prenaient des camps, ils disposaient la marche des colonnes, et sur leurs dessins ils n'osaient pas même omettre les avant-postes de la cavalerie. Cette étude étendit la sphère de leurs idées, et leur apprit à penser en grand, à savoir les règles de la castramétrie, et à acquérir dès leur jeunesse les connaissances que doivent avoir les généraux.

L'attention qu'on apportait à perfectionner l'infanterie de campagne, n'empêcha pas d'avoir l'œil sur les régiments destinés à servir en garnison. Ceux qui défendent les places, peuvent rendre d'aussi grands services que ceux qui gagnent des batailles. On purifia ces régiments de toute la mauvaise race qui se trouvait tant parmi les officiers que parmi les soldats; on les disciplina comme les régiments de campagne, et toutes les années que le Roi faisait la revue des troupes dans les provinces, ces régiments de garnison y figuraient également. Ces corps étaient moins élevés que les autres; il ne s'y trouvait cependant aucun soldat qui eût moins de cinq pieds trois pouces; et quoiqu'ils ne chargeassent pas aussi vite que l'infanterie de campagne, aucun général, dès l'année 1773, n'aurait été fâché de les avoir dans sa brigade.

Quant à la cavalerie, elle n'avait pas à beaucoup près fait des pertes proportionnées à celles de l'infanterie; comme elle avait été victorieuse dans toutes les occasions, les vieux soldats et les vieux officiers y étaient à peu de chose près conservés. Il arrive toujours que plus la guerre dure, et plus l'infanterie souffre; et, par un effet contraire, plus la guerre dure, et plus la cavalerie se perfectionne. On eut un soin particulier de remonter ce corps respectable des meilleurs chevaux qu'on put trouver. Il y avait pourtant quelques reproches à faire à quelques-uns de nos généraux de cavalerie qui, ayant eu des détachements à conduire, avaient maladroitement fait manœuvrer<108> l'infanterie; le même reproche pouvait se faire aussi à quelques officiers d'infanterie qui employèrent leur cavalerie avec peu de discernement. Afin d'empêcher que ces fautes grossières n'eussent lieu à l'avenir, le Roi composa un ouvrage de tactique et de castramétrie, qui contenait des règles générales, tant pour la guerre défensive que pour la guerre offensive; des ordonnances différentes pour les attaques et les défenses s'y trouvaient dessinées avec toutes les dispositions, adaptées à des terrains connus de toute l'armée. Ce livre méthodique et plein de préceptes évidents, confirmés par toutes les expériences des guerres passées, fut déposé entre les mains des inspecteurs. Ils le donnaient à lire aux généraux comme aux commandeurs des bataillons ou des régiments de cavalerie; mais, d'ailleurs, on eut la plus grande attention pour que le public n'en eût aucune connaissance. Ce livre produisit plus d'effet qu'on ne l'espérait : il ouvrit l'esprit des officiers sur des manœuvres dont ils n'avaient pas compris le sens; leur intelligence fit des progrès visibles; et comme les succès de la guerre roulent principalement sur l'exécution de la disposition, et que, plus on a de généraux habiles, plus on peut s'assurer de réussir, on avait lieu de croire qu'après tant de peines pour instruire les officiers, les ordres seraient exactement suivis, et que les généraux ne feraient pas des fautes assez considérables pour causer la perte d'une bataille.

Selon les usages qui s'étaient établis pendant la dernière guerre, l'artillerie était devenue une partie principale des armées : on avait si prodigieusement augmenté le nombre des canons, que cela devenait un abus. Mais pour ne point perdre son avantage, il en fallait avoir tout autant que l'ennemi. Il fallut donc commencer par rétablir l'artillerie de campagne, et l'on eut huit cent soixante-huit canons à refondre. On procéda ensuite aux canons des forteresses, dont une partie étaient évasés. On inventa des espèces de tombereaux, afin que chaque bataillon d'infanterie eût toujours avec soi des charges de ré<109>serve, qui étaient enfermées pour chaque peloton dans des sacs séparés, pour qu'on pût les distribuer d'autant plus vite. On doubla les moulins à poudre, qui en fabriquèrent six mille quintaux par année; en même temps, les forges travaillaient à fondre des bombes, des boulets et des grenades royales.

Les forteresses furent pourvues de bois de charpente et de soliveaux pour l'usage des batteries; et comme on voulait avoir toute une artillerie de réserve pour l'armée, on fondit en sus huit cent soixante-huit canons de campagne. Tous ces différents ouvrages, en y ajoutant soixante mille quintaux de poudre, fuient fournis aux arsenaux vers la fin de 1777. La dépense de l'artillerie, avec la réparation de ses chariots et de son train, coûta la somme d'un million neuf cent soixante mille écus; c'était beaucoup, mais la dépense était nécessaire.

En commençant la guerre de 1756, la Prusse n'avait que deux bataillons d'artillerie. Ce nombre étant trop inférieur à celui de l'ennemi, on augmenta leur nombre, qu'on porta à six bataillons, chacun de neuf cents hommes, outre les compagnies détachées, et distribuées dans les différentes forteresses. Ce corps, après la paix, resta sur pied tel qu'il était, et l'on construisit de grandes casernes à Berlin, pour que, étant toujours assemblé, il fût mieux et plus également dressé à l'usage auquel il était destiné. On fit instruire les officiers dans la fortification, afin qu'ils se perfectionnassent en l'art des siéges. Les canonniers et les bombardiers s'exerçaient tous les ans. Il fallait que dans une nuit ils eussent construit une batterie; ils apprenaient à démonter le canon de l'ennemi, à tirer à ricochet, et à bien jeter les bombes malgré les différentes directions des vents qui, les chassant de côté ou d'autre, les empêchent de tomber au lieu de leur destination. D'autre part, on faisait avancer en ligne les canons de campagne, comme s'ils eussent été distribués entre les bataillons; ils étaient obligés de profiter de la moindre butte de terre, pour ne négliger aucun<110> de leurs avantages, et de viser toutes les fois avant de tirer leur coup. Comme on raffinait sur tout, on avait inventé une espèce nouvelle d'obusiers, dont la grenade portait à quatre mille pas; les bombardiers fuient dressés à savoir s'en servir à diverses distances, et l'on s'aperçut que pour donner aux canons de campagne le dernier degré d'agilité dont ils peuvent être susceptibles, il faudrait encore augmenter l'artillerie d'un certain nombre de manœuvres, afin qu'à force de bras les canons demeurassent invariablement auprès des bataillons en avançant.

L'armée avait fait bien des campagnes; mais souvent le quartier général avait manqué de bons maréchaux de logis : le Roi voulut former ce corps, et choisit douze officiers qui avaient déjà quelque teinture du génie, pour les dresser lui-même. A cet usage, on leur fit lever des terrains, marquer des camps, fortifier des villages, retrancher des hauteurs, élever ce qu'on appelle des palanques, marquer les colonnes des marches, et surtout on les styla à sonder eux-mêmes tous les marais et tous les ruisseaux, pour ne pas se méprendre par négligence, et donner à une armée pour appui une rivière guéable, ou bien un marais par lequel l'infanterie pût marcher sans se mouiller la cheville du pied; ces fautes sont de très-grande conséquence, et sans elles, les Français n'auraient pas été battus à Malplaquet, ni les Autrichiens à Leuthen.

L'éducation de la jeune noblesse qui se voue aux armes, est une chose qui mérite les plus grands soins : on peut les former dès leur jeunesse au métier auquel ils se destinent, et les avancer par de bonnes études, de manière que leur capacité peut être considérée comme des fruits précoces, qui en valent mieux, quoique mûris plus vite. Durant la dernière guerre, l'éducation des cadets avait dégénéré de ce qu'elle avait été, et était devenue si mauvaise, qu'à peine les jeunes gens qui sortaient de ce corps, savaient lire et écrire. Afin de couper le mal par la racine, le Roi plaça à la tête de cette institution le géné<111>ral Buddenbrock,111-a l'homme du pays sans contredit le plus capable de vaquer à cet emploi. En même temps, on choisit de bons instituteurs, et on augmenta leur nombre à proportion des élèves qu'ils devaient instruire. Pour subvenir en même temps au manque d'éducation de la jeune noblesse poméranienne dont les parents étaient trop pauvres pour y pourvoir, le Roi institua une école dans la ville de Stolp, où cinquante-six enfants de condition étaient nourris, vêtus et élevés à ses dépens. Après qu'ils avaient passé les premiers éléments des connaissances, et terminé leurs humanités, ils entraient dans les cadets, où leur éducation était perfectionnée. Tout roulait principalement sur l'histoire, la géographie, la logique, la géométrie et l'art de la fortification, connaissances dont un officier peut difficilement se passer. Une académie fut instituée en même temps, dans laquelle entraient ceux des cadets qui annonçaient le plus de génie; le Roi en régla lui-même la forme, et donna une instruction qui contenait l'objet des études et de l'éducation que devaient recevoir ceux qu'on y placerait. On choisit pour professeurs les personnes les plus habiles qu'on put trouver en Europe. Quinze jeunes gentilshommes y étaient élevés; trois et trois avaient un gouverneur. Toute l'éducation tendait à former le jugement des élèves. L'académie prospéra, et fournit, depuis, des sujets utiles, qui furent placés dans l'armée.

Après la conquête de la Silésie, on y avait construit différentes places; la plupart avaient besoin d'être perfectionnées; il fallut encore en bâtir une nouvelle à Silberberg, afin d'être maître des débouchés qui mènent vers Glatz à gauche, et vers Braunau à droite. Ces ouvrages différents avaient coûté en 1777 la somme de quatre millions cent quarante-six mille écus, tandis qu'en Poméranie on fortifiait la<112> ville de Colberg, qui coûta huit cent mille écus. Lors de l'invasion des Russes, on s'était aperçu qu'en des cas pareils cette place pouvait devenir de la dernière importance. Quoiqu'on travaillât dans toutes les forteresses avec vigueur, il restait encore en 1778 quelques dépenses pour finir tout ce qui était près d'être achevé : le tout pouvait monter à la somme de deux cent mille écus.

Le général de Wartenberg, qui dirigeait l'économie militaire, était aussi occupé dans son département que les autres officiers dans leurs parties différentes. On profitait de la paix pour se préparer à la guerre. L'année 1777, cent quarante mille nouveaux fusils avaient été fabriqués à Spandow, des épées de rechange pour toute la cavalerie, des bandoulières, des selles, des brides, des ceinturons, des marmites, des pioches, des haches, et une garniture complète de tentes pour toute l'armée. Ces immenses apprêts étaient déposés, les fusils dans l'arsenal, et le reste dans deux grands bâtiments qu'on appelait les garde-robes de l'armée. Outre tout cet appareil, on avait mis à part la somme de trois millions pour fournir en temps de guerre à la remonte de la cavalerie, ainsi que pour remplacer les uniformes qui se perdaient dans les batailles; une autre somme était destinée pour les frais de l'augmentation de vingt-deux bataillons francs. Toutes ces choses ainsi préparées d'avance allégeaient au moins pour quelques campagnes le poids de la guerre, si accablant pour les finances quand elle est de durée.

L'article des magasins militaires ne fut point oublié : on en forma deux, l'un à Magdebourg, l'autre dans les places de la Silésie, chacun de trente-six mille winspels de seigle, pour entretenir durant une année deux armées de soixante-dix mille hommes. Le premier était destiné aux troupes qui devaient agir en Bohême ou en Moravie, et le second était destiné pour les troupes dont les opérations seraient dirigées vers la Saxe ou vers la Bohême. Le prix de ces magasins était évalué au prix d'un million sept cent mille écus. On entama ces<113> magasins durant les trois années de disette dont nous avons parlé précédemment; mais dès l'année 1775, ils étaient remis sur le pied où ils avaient été précédemment.

Nous avons parlé des magasins du général Wartenberg, et des grands magasins d'abondance que l'on avait amassés; mais cela n'était pas encore suffisant pour que l'armée pût entrer en campagne aussitôt que le besoin le demanderait. Un des articles les plus difficiles était de pouvoir trouver et de rassembler tous les chevaux nécessaires à mouvoir une aussi grande machine. Cette multitude de canons qui était devenue de mode, demandait seule une immense quantité de chevaux pour les transporter; il en fallait, outre cela, pour les tentes, pour les officiers et pour les vivres. On calcula de combien on en avait besoin, et le nombre se trouva monter à soixante mille. Or, comme il était impossible que le pays pût les fournir tous, on en répartit trente mille sur les provinces, et l'on prit des entrepreneurs qui s'engagèrent, pour une somme fixe, de livrer les autres trente mille dans l'espace de trois semaines, aussitôt qu'on les demanderait.

Après la paix, l'armée avait été mise sur le pied de cent cinquante et un mille hommes; les troubles qui s'élevèrent en Pologne faisant appréhender qu'une nouvelle guerre ne s'allumât, le Roi jugea à propos, en 1768, d'augmenter de quarante hommes les compagnies de douze régiments d'infanterie; pour les loger, il fallut bâtir des casernes qui coûtèrent trois cent soixante mille écus. Les hussards et les Bosniaques, qui n'étaient que onze cents têtes, furent mis à quatorze cents. Un bataillon de mille hommes fut levé, aux ordres de M. de Rossières, pour la défense de Silberberg. Ces différentes augmentations mirent l'armée en temps de paix sur le pied de cent soixante et un mille hommes, dont son nombre était composé.

Il fallait faire de tels efforts : les conjonctures indécises où l'on se trouvait, obligeaient de se préparer à tout événement. Surtout du<114>rant le cours de l'année 1771, pendant que les négociations étaient les plus vives, il était impossible de deviner quel parti prendrait la cour de Vienne : si ce serait celui de la Porte, ou celui de la Russie. Mais comme il semblait, par les apparences, que la maison d'Autriche penchait plutôt du côté des Turcs que de celui des alliés du Roi, il fut résolu de remonter toute la cavalerie, en y joignant l'augmentation. Ce furent huit mille chevaux qu'on acheta tout à la fois. Bientôt le bruit s'en répandit dans toute l'Europe; la cour de Vienne comprit que le roi de Prusse s'était déterminé à soutenir de toutes ses forces son alliée, l'impératrice de Russie, et l'on jugea à Vienne qu'il valait mieux partager les dépouilles de la Pologne avec les deux puissances qui en avaient fait la proposition, que de s'engager dans une nouvelle guerre où il y avait plus de hasards à risquer que d'avantages à espérer.

Le concert de ces trois cours occasionna le partage de la Pologne, comme nous l'avons déjà dit dans le chapitre qui traite de la politique. Ce chapitre-ci n'étant destiné qu'à ce qui regarde le militaire, nous n'envisagerons cette acquisition que de ce point de vue-là. Elle était très-importante, en ce qu'elle joignait la Poméranie à la Prusse royale. On aura remarqué, en lisant l'histoire de la dernière guerre, que le Roi avait été obligé d'abandonner toutes les provinces qui étaient séparées ou trop éloignées du corps de l'État. Ces provinces étaient celles du Bas-Rhin et de la Westphalie, surtout la Prusse royale. Cette dernière se trouvait non seulement séparée, mais coupée de la Poméranie et de la Nouvelle-Marche par un fleuve d'une profondeur et d'une largeur considérables. Il fallait être le maître de la Vistule pour pouvoir soutenir la Prusse royale; mais après que le partage fut réglé, le Roi pouvait élever des places sur les bords de ce fleuve et s'assurer les passages selon qu'il le jugeait convenable, et pouvait non seulement soutenir le royaume contre les ennemis, mais<115> se servir, en cas de malheur, de la Vistule et de la Netze, comme de bonnes barrières, pour empêcher l'ennemi de pénétrer, soit en Silésie, soit dans la Poméranie et la Nouvelle-Marche.

D'autre part, cette nouvelle acquisition fournissait les moyens d'augmenter considérablement l'armée. Elle fut mise en temps de paix sur le pied de cent quatre-vingt-six mille hommes, et l'on résolut de la porter en temps de guerre, avec les bataillons francs et autres annexes pareilles, au nombre de deux cent dix-huit mille combattants.

Voici en quoi consista l'augmentation :

Quatre bataillons de garnison, et des compagnies de grenadiers, faisant3,150 hommes,
Deux nouveaux bataillons d'artillerie2,510 »
Cinq régiments d'infanterie sur le pied de paix8,500 »
Un régiment de hussards1,400 »
Trente-six régiments d'infanterie, la compagnie augmentée de vingt hommes8,640 »
Les chasseurs augmentés de300 »
Une nouvelle compagnie de mineurs150 »

Vingt-cinq nouveaux majors, avec autant d'aides de camp, furent créés pour commander les bataillons de grenadiers; autrefois on les prenait des régiments en temps de guerre; maintenant cette charge est devenue permanente. Outre cela, les artilleurs qui servaient l'artillerie volante, furent remontés, afin qu'exercés en temps de paix, ils devinssent plus utiles en temps de guerre. Le total de cette nouvelle augmentation consistait en vingt-cinq mille deux cent vingt hommes; et un million deux cent cinquante mille écus, assignés sur la Prusse occidentale, furent destinés à l'entretien de ces nouvelles troupes.

Quelque chose qui se fasse dans l'État, il s'ensuit toujours des conséquences auxquelles le gouvernement doit penser à temps. Les forces<116> de l'État s'étant accrues, il fallait faire un calcul nouveau de ce que coûterait à l'avenir la dépense d'une campagne. En l'année 1773, l'armée, avec l'augmentation, consistait en cent quarante et un bataillons de campagne, soixante-trois escadrons de cuirassiers, soixante-dix de dragons, cent de hussards, outre une artillerie de campagne consistant en neuf mille six cents canonniers et bombardiers, sans compter douze cents artilleurs distribués pour le service des forteresses, et trente-six bataillons de garnison. Sur ce tableau de l'armée, tel qu'on vient de le représenter, en y ajoutant l'augmentation de vingt-deux bataillons francs, on fit le devis de ce que coûteraient les premiers frais pour mettre cette machine en branle. On répartit sur les provinces la livraison de vingt-trois mille valets, tant pour les troupes que pour l'artillerie et les vivres. Nous avons déjà parlé de l'achat de soixante mille chevaux. La dépense totale fut évaluée à quatre millions deux cent quarante-six mille écus. On amassa cette somme, qui fut déposée dans ce qu'on appelle le petit trésor, destiné uniquement à cet usage.

En suivant la même règle, on calcula la dépense extraordinaire de cette armée pendant la durée d'une campagne, et pour ne s'y point tromper, on se modela sur la campagne la plus coûteuse de la dernière guerre, où s'étaient données les batailles les plus sanglantes, c'est-à-dire, sur l'année 1757; ce qui monta à la somme de onze millions deux cent mille écus. Il vaut mieux, dans ces sortes d'évaluations, mettre les sommes plus considérables que trop faibles, parce qu'on ne perd rien en ayant du superflu, et l'on risque beaucoup si l'argent n'est pas en quantité suffisante.

Les évaluations si utiles et si nécessaires, dictées par une longue expérience, sont déposées, l'une, pour rendre l'armée mobile, dans le petit, l'autre, des frais d'une campagne, dans le grand trésor; et s'il se présente avec le temps des occasions où il ne soit pas nécessaire<117> de mettre toutes les forces de l'État en activité, il n'y a rien de plus facile que d'évaluer les dépenses au nombre de troupes dont on veut se servir. Et supposant, d'autre part, qu'un jour l'armée puisse encore augmenter en nombre, par la dépense de ce que coûte en temps de guerre un escadron, un bataillon avec l'artillerie qui doit y être annexée, il est facile, par une addition toute simple, d'ajouter cette somme à celles qu'on a déjà calculées comme indispensablement nécessaires pour la dépense, non d'une campagne ordinaire, mais comme peut le devenir la plus coûteuse.

Nous avons cru qu'en rapportant la manière dont on s'y est pris pour rétablir l'armée, tous les moyens dont on s'est servi, tous les détails dans lesquels il a fallu entrer, ce recensement pourrait être de quelque usage pour la postérité. La moitié de la vie des hommes se passe à réparer les malheurs qu'ils ont essuyés; et si, par la suite des temps, le gouvernement se trouvait dans des cas semblables, il est à présumer qu'il serait bien aise de voir la marche qu'ont tenue les prédécesseurs, pour avoir devant soi l'esquisse des soins qu'il faut se donner, et des détails dans lesquels il est indispensable d'entrer pour rétablir une armée délabrée et détruite, et pour la remettre dans un état assez respectable pour que la monarchie ait lieu d'en espérer le maintien de sa gloire et de son existence.

Ce que nous venons de dire, est suffisant pour le passé; cependant il faut encore y ajouter un article qui regarde le projet du Roi pour la défense des deux Prusses tant orientale qu'occidentale. Avant que la nouvelle acquisition fût faite, il fallait abandonner le royaume aussitôt qu'un ennemi paraissait à la frontière. Si une armée du Roi eût été battue dans cette province, elle n'avait que deux retraites, l'une à Königsberg, où bientôt elle aurait été enfermée et peut-être obligée à signer une capitulation honteuse, à l'exemple de ce qui arriva au duc de Cumberland près de Stade, ou bien cette armée devait<118> diriger sa retraite vers la Vistule, où elle ne trouvait ni magasins, ni forteresses, ni ponts même pour passer ce fleuve. Mais les choses, étant maintenant changées, permirent de former un plan de défense raisonné, et sur lequel on put prendre d'avance des arrangements, soit pour bâtir des forteresses, soit pour établir des magasins ou pour construire des ponts. Voici ce qui fut arrêté :

On établit pour base du système qu'on adopta, que la Vistule était le point principal sur lequel roulait la défense de toute la Prusse. On résolut donc d'abord de construire une forteresse importante sur le bord de ce fleuve. On choisit Graudenz pour l'endroit le plus convenable à ce dessein, non pas la ville, mais une hauteur dominante qui en est proche. On y trouvait un double avantage. Les ruisseaux, l'Ossa et un autre, qui passent à un quart de lieue de l'endroit qu'on voulait fortifier, pouvaient, au moyen d'écluses, inonder le contour d'un camp qui devenait par là inattaquable. On commença donc à construire cette forteresse importante. Rien n'y fut épargné; le plan en est dans la chambre des cartes et des fortifications. Ainsi nous n'y ajouterons rien, si ce n'est que, par l'aisance que donne l'élévation du lieu, on a pu y construire trois étages de mines dont les rameaux s'étendent à cent vingt pieds du glacis; on y bâtit un magasin d'abondance pour les troupes; et quoique tout ne soit pas achevé cette année 1779, et qu'il faille encore la somme de huit cent mille écus pour mettre les choses dans un point de perfection, toutefois le commencement est fait, et deux ponts de bateaux, achevés, pour y passer le fleuve en quelque sens que les circonstances l'exigent.

Remarquons, en passant, que la largeur et la rapidité de la Vistule empêchent que personne ne la passe avec des pontons : sans bateaux, il est impossible de la traverser. Mais pour que cette défense devienne encore plus assurée, il faudra avec le temps construire encore deux petits forts, l'un sur la Nogat, vers Marienbourg, et l'autre, vers<119> Bromberg, au confluent de la Drewenza et de la Vistule, et cela pour empêcher que l'ennemi ne tire des bateaux du côté de Varsovie ou par le Haff, pour passer le fleuve, soit à la droite, soit à la gauche de la forteresse.

Ce projet que nous venons d'exposer, formait celui de la troisième ligne de défense. La Prusse, par le local de sa situation, a des contrées si avantageuses, qu'on peut en disputer pied à pied le terrain à l'ennemi. La première ligne de défense est derrière la Memel, rivière qui passe près de Tilsit, et va se jeter dans une autre rivière, nommée la Russe.119-a On y trouve des camps qui sont levés par des ingénieurs, presque inexpugnables. L'armée peut tirer ses subsistances de Königsberg, tant qu'elle est dans ce poste, et établir sa boulangerie à Tilsit. Mais deux choses sont à craindre dans ce cas : si les Russes venaient de ce côté avec une armée supérieure, ils obligeraient bien vite à quitter cette position, soit en faisant passer vers Grodno un gros corps par la Pologne, qui, se portant sur les derrières de l'armée, l'obligerait tout de suite d'abandonner la Memel; soit en embarquant dix mille hommes sur des galères, qui, venant droit par le Haff, débarqueraient près de Königsberg, et se rendraient maîtres de la ville, qui ne peut faire aucune résistance, et s'empareraient en même temps des magasins de l'armée.

La seconde ligne de défense se trouve derrière l'Inster, et ensuite derrière le Prégel. L'endroit le plus avantageux qu'on pourrait trouver pour s'y placer derrière l'Inster, est cet endroit qui est à droite d'Insterbourg, au confluent de la Pissa. L'armée pourrait également tirer ses vivres de Königsberg, et les magasins, en cas de besoin, pourraient être rafraîchis par des transports d'Elbing à Königsberg, au<120> travers du Hait. La retraite de cette position est assurée par des forêts qui présentent des abris à ceux qui sont les plus faibles. Si, dans une de ces contrées, l'armée remportait quelque avantage sur l'ennemi, la guerre serait tout de suite transportée sur l'extrémité septentrionale ou orientale du royaume. Le poste près d'Insterbourg est d'une telle bonté, ayant son flanc droit couvert par l'Inster, qu'un corps russe venant par la Pologne serait obligé de manœuvrer longtemps et avec toute l'habileté requise, avant de se trouver en état de l'entamer. Mais supposons qu'on fût obligé de céder ce terrain à l'ennemi, il faut alors diriger sa marche par des bois pour tomber sur Nordenbourg, de là se poster entre Schippenbeil et Bartenstein; mais si l'ennemi tourne plus du côté de la Pologne, il faut se porter sur Lötzen; et vu que la distance de Lötzen à Graudenz est trop considérable pour qu'on pût fournir à l'armée d'aussi loin, il faut de nécessité construire un fort intermédiaire, pour y conserver un dépôt pour les vivres.

L'endroit le plus convenable se trouve entre deux villages, Borrowen et Ribben, situés à côté d'un grand lac; et même, si on le jugeait à propos, on pourrait faire auprès de ce fortin un camp retranché qui le mettrait à l'abri de toute insulte. Cette position, très-forte par la nature, étant environnée de lacs, de marais et de rivières, pourrait se soutenir longtemps sans craindre que l'ennemi parvînt à la tourner. Car supposons même que l'ennemi voulût s'avancer sur la Vistule ou sur la Netze, il ne donnerait aucune inquiétude réelle à l'armée, parce qu'il n'y pourrait faire aucun progrès, et qu'il faudrait que ce fût le plus imbécile des généraux, si, en entreprenant une pareille marche, il fournissait aux Prussiens l'occasion de se porter sur ses derrières; ou soit qu'en prêtant à l'ennemi un autre projet, on suppose qu'il n'enverra qu'un détachement à Thorn pour passer la Vistule, nous ne croyons pas que le mal qui en résulterait, fût considérable. Ce détachement ne pourra ni assiéger ni prendre la nouvelle forte<121>resse de Graudenz, et rien du plan de la défensive prussienne ne serait dérangé. Mais je demande : comment subsistera-t-il dans une province aussi stérile que la Pomérellie? Il se hasardera à périr de faim avec son détachement; car tant que les Prussiens sont les maîtres de la Vistule, il est impossible qu'un ennemi réussisse de ces côtés-là. Ainsi un général prussien campé dans un camp retranché à Lötzen, ou près de Borrowen, peut détacher hardiment sur ses derrières, pour donner la chasse aux corps des ennemis qui auraient franchi la Vistule et la Netze.

Mais poussons les choses à bout, et supposons que la Memel et la Russe, l'Inster et le Prégel, les camps de Lötzen et de Borrowen ne puissent être soutenus à la longue, et que, par impossible, après quelques campagnes on fût obligé de repasser la Vistule, ce fleuve même n'offre-t-il pas une barrière très-considérable? Cette considération même, et ce que nous venons de dire, nous mène à indiquer ce qu'il faudrait faire au cas qu'une rupture avec les Russes devînt inévitable, et qu'on s'attendît d'être attaqué du côté de la Prusse orientale. Dans des conjonctures pareilles, il faut d'abord s'emparer de Danzig, et en même temps faire raccommoder la forteresse qui est située de cette part-ci de la Vistule; l'autre se défend suffisamment par ses inondations. Cette mesure de précaution et le fortin situé sur la Nogat sont suffisants pour défendre le flanc droit du camp de Bromberg. Il n'en est pas de même de la ville de Thorn, qu'il faut se donner de garde d'occuper, à cause que sa situation désavantageuse, entourée de hauteurs, empêche d'y faire une bonne défense. Ainsi la droite du camp de Graudenz n'a besoin que du fortin de Bromberg, et ne doit pas étendre plus loin sa ligne de défense. L'usage de ces deux fortins se borne à empêcher l'ennemi d'amasser des bateaux, soit en les faisant remonter par le Haff, soit en les faisant descendre de Varsovie, pour établir un passage sur la Vistule. Les pontons ne<122> peuvent pas être jetés sur ce fleuve; il faut des bateaux pour qu'on puisse construire un pont.

Pour ne rien omettre des cas possibles, il faut convenir que si les Russes veulent se servir de leurs galères pour faire quelque débarquement, soit à Duwemürs,122-a soit même à Stolp dans la Poméranie, on ne saurait les en empêcher; mais ce ne peut être que des corps faibles, et un détachement du camp de Graudenz peut facilement les rechasser. Voilà pour la gauche. Du côté droit, il y a d'autres mesures à prendre. Premièrement, rien de plus facile que de ruiner le pont de Thorn dès le commencement de la guerre. J'avoue cependant que ce n'est pas suffisant, à cause que l'ennemi peut tirer de Varsovie autant de bateaux qu'il en veut, pour jeter un pont sur la Vistule dans ces mêmes environs; mais voici où les manœuvres commencent. Qui empêche un général du camp de Graudenz de marcher droit à Thorn sitôt qu'il est assuré du passage de l'ennemi, de le couper de la Vistule, et de réduire sans combat l'armée ennemie aux abois?

Nous concluons de tout ce que nous venons d'exposer, qu'un général habile, n'ayant qu'un corps médiocre, peut soutenir la Prusse durant quelques campagnes; qu'il a trois positions supérieurement avantageuses à prendre avant d'en venir à la Vistule, savoir : 1o la Memel, 2o l'Inster, 3o Lötzen; et que, mettant tout au pis, qu'il soit obligé de se retirer à Graudenz, par les moyens que nous avons proposés, il peut, en défendant bien la Vistule et la Netze, couvrir en même temps la Poméranie et la Silésie.

Le Roi ne s'en est pas tenu à ce projet : il a fait lever tous les camps; les officiers du génie les ont dessinés; toutes les colonnes des marches sont marquées, les dispositions par écrit à côté de chaque<123> morceau, de sorte qu'un général chargé de la défense de la Prusse trouve sa besogne toute préparée; il ne lui reste que la gloire de l'exécution. On a tiré de doubles exemplaires de cette disposition : l'un est déposé dans les archives du gouvernement de Königsberg, l'autre est à Potsdam, gardé dans la chambre des plans.

Fait en 1773, corrigé en 1779.

Federic.


104-a Le colonel Frédéric-Guillaume de Wartenberg, né en 1725, succéda, peu de temps après la paix de Hubertsbourg, au lieutenant-général Hans-Jürgen-Detleff de Massow dans la direction de l'économie militaire. Il devint général-major en 1770, lieutenant-général en 1781, et chevalier de l'Aigle noir en 1784. Il donna sa démission en 1787, et mourut à Berlin le 27 janvier 1807.

104-b On trouve une liste plus exacte de tous les inspecteurs généraux dans l'ouvrage de Kurd-Wolfgang de Schöning, intitulé : Die Générale der Chur-Brandenburgischen und Königlich Preussischen Armée von 1640-1840. Berlin, 1840, p. 204-209.

105-a Dans plusieurs endroits de son ouvrage, particulièrement livre II, chapitre 24. Végèce recommande au soldat d'étudier sa profession, et de s'y perfectionner par un exercice continuel. C'est un sujet sur lequel Frédéric aime à revenir.

106-a Nous avons remplacé par le mot point les mots poste avancé que porte l'autographe.

111-a Le général-major Jean-Jobst-Henri-Guillaume de Buddenbrock, fils du feld-maréchal de ce nom (t. II, p. 166), fut nommé chef du corps des cadets le 18 novembre 1759, et de l'Académie des nobles au mois de mars 1765. Il devint lieutenant-général en 1767, chevalier de l'Aigle noir le 12 janvier 1770, et mourut le 27 novembre 1781. dans sa soixante-quinzième année.

119-a La Memel perd son nom à un mille au-dessous de Tilsit, et se jette dans le Curische Haff, après s'être divisée en deux branches principales, dont l'une, au nord, prend le nom de Russe, et l'autre, au midi, celui de Gilge.

122-a Ce nom, fidèlement transcrit de l'autographe, nous est inconnu. Le manuscrit de 1775 porte : « II est vrai que les Russes avec leurs galères peuvent débarquer un corps entre Danzig et Stolp. »