<65> Ferney était une terre presque dévastée quand notre philosophe l'acquit; il la remit en culture; non seulement il la repeupla, mais il y établit encore quantité de manufacturiers et d'artistes.
Ne rappelons pas, messieurs, trop promptement les causes de notre douleur; laissons encore M. de Voltaire tranquillement à Ferney, et jetons, en attendant, un regard plus attentif et plus réfléchi sur la multitude de ses différentes productions. L'histoire rapporte que Virgile, en mourant, peu satisfait de l'Énéide, qu'il n'avait pu autant perfectionner qu'il aurait désiré, voulait la brûler. La longue vie dont jouit M. de Voltaire, lui permit de limer et de corriger son poëme de la Ligue, et de le porter à la perfection où il est parvenu maintenant sous le nom de la Henriade. Les envieux de notre auteur lui reprochèrent que son poëme n'était qu'une imitation de l'Énéide; et il faut convenir qu'il y a des chants dont les sujets se ressemblent; mais ce ne sont pas des copies serviles. Si Virgile dépeint la destruction de Troie, Voltaire étale les horreurs de la Saint-Barthélemy; aux amours de Didon et d'Énée on compare les amours de Henri IV et de la belle Gabrielle d'Estrées; à la descente d'Énée aux enfers, où Anchise lui découvre la postérité qui doit naître de lui, l'on oppose le songe de Henri IV, et l'avenir que saint Louis dévoile en lui annonçant le destin des Bourbons. Si j'osais hasarder mon sentiment, j'adjugerais l'avantage de deux de ces chants au Français, à savoir, celui de la Saint-Barthélemy et du songe de Henri IV. Il n'y a que les amours de Didon où il paraît que Virgile l'emporte sur Voltaire, parce que l'auteur latin intéresse et parle au cœur, et que l'auteur français n'emploie que des allégories. Mais si l'on veut examiner ces deux poëmes de bonne foi, sans préjugés pour les anciens ni pour les modernes, on conviendra que beaucoup de détails de l'Énéide ne seraient pas tolérés de nos jours dans les ouvrages de nos contemporains, comme, par exemple, les honneurs funèbres qu'Énée rend à son père Anchise, la fable des harpies, la prophétie qu'elles font aux Troyens qu'ils seront