ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME VII.
<><>ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME VII.
BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCXLVII
<><>ŒUVRES HISTORIQUES DE FRÉDÉRIC II ROI DE PRUSSE TOME VII.
BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCXLVII
<><>MÉLANGES HISTORIQUES
<><I>AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.
Ce dernier volume des Œuvres historiques de Frédéric le Grand se divise en deux parties principales : la première, composée de huit Éloges, est biographique et se rattache à certains égards aux ouvrages que le Roi a composés sur l'histoire de son règne; la seconde est formée de quatre morceaux, sur la guerre, la littérature, la philosophie, et l'histoire de l'Eglise.
Toutes ces pièces ont été publiées par le Roi lui-même, mais séparément et sous le voile de l'anonyme. L'Éloge de Jordan et celui du baron de Goltz se trouvent dans les Œuvres du Philosophe de Sans-Souci. Au donjon du château. Avec privilége d'Apollon. 1750, in-4, t. III, p. 231 et 245. L'authenticité des Éloges de Stille et de Knobelsdorff résulte de la lettre écrite à Frédéric par le comte Algarotti, le 8 mai 1754; Formey certifie celle des Éloges de Duhan, de Knobelsdorff, de La Mettrie et de Voltaire, dans l'Introduction de la Correspondance de Frédéric II avec M. Duhan de Jandun. A Berlin, 1791, p. 7; celle des Éloges du prince Henri et de Voltaire est constatée par l'ouvrage de Thiébault, Frédéric le Grand, ou Mes souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin. 4e édition, Paris, 1827, t. I, p. 79-83, et p. 99. Il est encore fait mention de l'Éloge du prince Henri dans la correspondance du Roi avec d'Alembert (Œuvres posthumes, t. XI, p. 23 et 26; t. XIV, p. 65 et 69); dans la Correspondance avec le marquis d'Argens (t. II,<II> p. 489 et 491); et dans les Mémoires du général Fouqué, par Büttner (t. II, p. 218). L'Éloge de Voltaire fut annoncé par le Roi à d'Alembert dans le courant de septembre 1778, et il lui fut envoyé plus tard (Œuvres posthumes, t. XV, p. 109; t. XII, p. 35).
Les Éloges de Jordan, de Goltz et de La Mettrie furent lus à l'Académie des sciences par le conseiller intime Darget : celui de Jordan le 24 janvier 1746; celui de Goltz, d'après les Berlinische Nachrichten, le 30 mai 1748; celui de La Mettrie le 24 janvier 1752. L'Éloge de Stille et celui de Knobelsdorff furent lus par l'abbé de Prades, l'un le 24 janvier 1753, l'autre le 24 janvier 1754. Le professeur Thiébault lut ceux de Voltaire et du prince Henri, le premier le 26 novembre 1778, et celui-ci le 30 décembre 1767, anniversaire de la naissance du prince dont on déplorait la perte. Comme Formey, secrétaire perpétuel, avait déjà prononcé devant l'Académie l'Éloge de Duhan, il ne fut pas fait lecture de celui dont le Roi était l'auteur.
Selon M. de Catt, le Roi écrivit l'Éloge de Voltaire du 14 septembre au 15 octobre 1778, aux camps d'Altstadt, de Trautenbach et de Schatzlar, éloigné de sa bibliothèque; c'est ainsi que, dans sa jeunesse, voyageant dans la province de Prusse, il avait achevé son Avant-propos sur la Henriade de M. de Voltaire aux haras de Trakehnen, le 10 août 1739.
Le Roi a fait imprimer la plupart de ces Éloges dans l'Histoire de l'Académie royale des sciences et belles-lettres, savoir : ceux de Jordan et de Duhan, Année 1746, p. 457 et 475; celui de Goltz, Année 1747, p. 9; celui de La Mettrie, Année 1750, p. 3; celui de Stille, Année 1751, dernière section, intitulée Classe de belles-lettres, p. 152; enfin, celui de Knobelsdorff, Année 1752, p. 1. L'Éloge du prince Henri et celui de Voltaire parurent séparément, à Berlin, l'un chez Voss, 1768, l'autre chez Decker, 1778, in-8, après avoir été lus à l'Académie. On sait déjà que les Éloges de Jordan et de Goltz furent réimprimés dans les Œuvres du Philosophe de Sans-Souci.
L'Éloge de Duhan a été omis dans le troisième volume des Œuvres de Frédéric II, publiées du vivant de l'Auteur, où il devrait naturellement se trouver<III> avec les autres ouvrages de ce genre. Formey l'a placé dans la Correspondance de Frédéric avec Duhan, p. 19, à la suite de celui qu'il avait composé de son côté. Le rapprochement des deux écrits avait pour but de montrer le parti que le Roi avait tiré du travail de Formey sur le même sujet. C'est dans une intention semblable que ce savant a réimprimé son Éloge de Jordan à la page 46 du t. I de ses Souvenirs d'un citoyen. A Berlin, 1789. Il dit, p. 45, qu'il avait prié M. Darget de mettre le manuscrit de cet Éloge sous les yeux du Roi; puis il ajoute, sous le texte, la note suivante : « Le Roi garda mon manuscrit pour se servir des dates et du fil historique des faits; après quoi il donna carrière à son imagination. » Formey dit aussi, dans l'Introduction de la Correspondance de Frédéric avec Duhan, que son Éloge du baron de Knobelsdorff avait été approuvé par le Roi, et que ce prince, néanmoins, en avait lui-même fait un autre.
On voit, par le mouvement oratoire qui règne dans l'Éloge du prince Henri, combien l'Auteur connaissait les grands orateurs sacrés de la France, et particulièrement Bossuet.
On a souvent attribué au Roi et inséré dans ses ouvrages authentiques l'Éloge de son ami intime le colonel Didier baron de Keyserlingk, et celui de Gaspard-Guillaume de Borcke, ministre d'État; mais ils sont du président de Maupertuis, ainsi que Formey l'atteste dans l'Histoire de l'Académie royale des sciences et belles-lettres. (Seconde édition) A Berlin, 1752, in-4, p. 318.
Nous avons suivi dans notre édition, pour les Éloges de Jordan et de Goltz, le texte des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci; pour les Éloges de Duhan, de La Mettrie, de Stille et de Knobelsdorff, celui des Mémoires de l'Académie des sciences. Quant aux Éloges du prince Henri et de Voltaire, nous ne faisons que reproduire le texte des éditions originales ci-dessus mentionnées.
La plupart des éditeurs des Œuvres de Voltaire ont cru honorer leur auteur en donnant l'Éloge que Frédéric avait consacré à sa mémoire. M. Beuchot l'a également placé dans la sienne (t. I, p. 5), en y ajoutant, comme les éditeurs de Kehl, l'Éloge de Voltaire par M. de La Harpe, dont l'auteur avait lu des fragments dans la séance de l'Académie française du 20 décembre 1779.
<IV>Ce fut au commencement du mois d'octobre 1759 que l'idée vint au Roi d'écrire sur Charles XII. Il était avec son armée en Silésie, sur les lieux que la retraite de Schulenbourg devant le roi de Suède a rendus célèbres (t. V, p. 28). Le 15 novembre, le Roi confia au marquis d'Argens le soin de faire imprimer son travail, et celui-ci lui répondit le 17 : « Je donnerai à cet ouvrage la forme in-quarto, pour qu'il puisse être joint à vos autres ouvrages historiques et à votre poëme sur l'Art de la guerre. » Les Réflexions sur les talents militaires et sur le caractère de Charles XII, roi de Suède, parurent le 8 janvier 1760, trente-trois pages petit in-4, sans indication de l'année, du lieu d'impression ni du nom de l'auteur. Elles furent tirées à un petit nombre d'exemplaires que le Roi destinait à ses frères, à ses amis et à ses officiers les plus distingués, comme on le voit par le commencement de sa lettre au marquis d'Argens datée de Freyberg, janvier 1760 : « J'oubliai, en vous écrivant dernièrement, mon cher marquis, de vous prier de faire remettre à mon frère Ferdinand et au général Seydlitz, qui est blessé et se fait guérir à Berlin, un exemplaire à chacun de mon Charles XII. C'est une petite attention qui peut-être leur fera plaisir. » Le général Fouqué reçut la même faveur. La bibliothèque des archives royales de l'État et du Cabinet possède (M. 66) le seul exemplaire original de cet ouvrage que nous connaissions. Au bas du frontispice, à droite, on lit l'inscription suivante, écrite par un secrétaire et signée de la main du colonel Henri-Guillaume d'Anhalt ( t. V, p. 115, et t. VI, p. 166) : « C'est un présent du Roi mon maître, et le même jour, le général Seydlitz a aussi reçu un tel exemplaire à Sans-Souci, le 15 septembre 1767. Wilhelm d'Anhalt. »
Nous reproduisons exactement cette édition originale; car celle de 1786, soixante-quatorze pages petit in-8, avec l'inscription « De main de maître, » mais sans désignation de lieu d'impression ni de libraire, n'est qu'une contrefaçon retouchée, qu'ont suivie les éditeurs des Œuvres de Frédéric II, publiées du vivant de l'Auteur, en y ajoutant quelques nouvelles corrections. Ainsi, au lieu des mots « d'approfondir les causes de ses infortunes, » qui se trouvent dans l'original (p. 82 de notre édition), on lit dans les éditions de 1786 et de 1789 :<V> « d'approfondir les causes de ses succès et de ses infortunes; » après « un vaste champ » (p. 84 de notre édition), les nouveaux éditeurs ont ajouté les mots « aux remarques; » après la phrase terminée par « tombait de lui-même » (p. 86 de notre édition), ils ont intercalé les mots « et Charles pouvait le détrôner à son aise, » qui ne se trouvent pas dans l'édition originale.
Nous réimprimons aussi l'édition originale du traité intitulé : De la littérature allemande; des défauts qu'on peut lui reprocher; quelles en sont les causes; et par quels moyens on peut les corriger. A Berlin, chez G.-J. Decker, imprimeur du Roi, 1780, quatre-vingts pages in-8. C'est M. Thiébault qui avait été chargé de l'impression de cet ouvrage, dont il fait mention dans le premier volume de ses Souvenirs, 4e édition, p. 98. Au mois de janvier 1781, le Roi envoya son traité à d'Alembert, qui, dans sa lettre de remercîment, datée du 9 février, fit remarquer au Roi qu'il commettait une erreur en croyant (p. 119 de notre édition) que les Pensées de Marc-Aurèle et le Manuel d'Épictète avaient été écrits en latin. Dans une lettre au Roi, du 19 mars 1781, où il prend la défense de la littérature allemande, le baron Grimm relève la même méprise en ces termes : « Marc-Aurèle Antonin dédaignait d'écrire en latin et écrivait en grec. » M. de Hertzberg a composé sur ce traité un opuscule intitulé : Histoire de la Dissertation sur la littérature allemande publiée à Berlin en 1780. Il est joint aux Huit Dissertations de ce ministre d'État, Berlin, 1787, p. 39-58. Les assertions contenues dans la dissertation de Frédéric sur la littérature allemande ont donné naissance à plusieurs ouvrages dont on peut voir le catalogue dans J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse als Schriftsteller, p. 344-348.
Enfin, nous suivons les éditions originales de l'Avant-propos de l'Extrait de Bayle, qui est proprement le panégyrique de ce philosophe, ainsi que de l'Avant-propos de l'Abrégé de Fleury, résumé succinct des recherches du Roi sur l'histoire ecclésiastique.
Frédéric avait déjà voulu faire rédiger l'Esprit de Bayle en 1750. Le 9 octobre 1764, il écrivit à la duchesse de Gotha : « Je fais un extrait de tous les articles philosophiques de Bayle, dont on fera une édition in-8. » Peu après, il soumit<VI> l'Avant-propos de cet ouvrage à l'examen de d'Alembert; l'envoi était accompagné d'une lettre qu'on a retrouvée dernièrement aux archives royales du Cabinet. Le 3 novembre, d'Alembert renvoya au Roi cet Avant-propos avec ses observations (Œuvres posthumes, t. XIV, p. 19); mais ce ne fut que vers la fin de l'année 1765 qu'on acheva l'impression de l'Extrait du Dictionnaire historique et critique de Bayle, divisé en deux volumes, avec une Préface. Voici comment Voltaire en parle au Roi dans sa lettre du 1er février 1766 : « Ce rude hiver m'a presque tué; j'étais tout près d'aller trouver Bayle, et de le féliciter d'avoir eu un éditeur qui a encore plus de réputation que lui dans plus d'un genre; il aurait sûrement plaisanté avec moi de ce que Votre Majesté en a usé avec lui comme Jurieu; elle a tronqué l'article David. Je vois bien qu'on a imprimé l'ouvrage sur la seconde édition de Bayle. » Le 25 novembre 1766, Frédéric écrit à Voltaire : « Cet Extrait du Dictionnaire de Bayle dont vous me parlez, est de moi. Je m'y étais occupé dans un temps où j'avais beaucoup d'affaires : l'édition s'en est ressentie. On en prépare à présent une nouvelle, où les articles des courtisanes seront remplacés par ceux d'Ovide et de Lucrèce, et dans laquelle on restituera le bon article de David. » Cet article fut en effet rétabli dans la réimpression de l'ouvrage, qui parut à Berlin, chez Voss, 1767, grand in-8, avec le portrait de Bayle. Le frontispice porte les mots Nouvelle édition augmentée. Nous reproduisons le texte même de l'Avant-propos placé en tête de cette Nouvelle édition augmentée.
Charles Dantal, le dernier lecteur du Roi, rapporte, dans son livre intitulé, Les délassements littéraires, ou Heures de lecture de Frédéric II. Elbing, 1791, p. 35 et 108, qu'il a lu au Roi, en décembre 1785, « l'Extrait du Dictionnaire de Bayle que le Roi avait fait lui-même. » Il faut remarquer que, dès sa jeunesse, avant sa correspondance avec Voltaire, Frédéric était grand admirateur de Bayle, dont il se nomme l'écolier en raison, dans une lettre écrite à Jordan quelques jours après la bataille de Chotusitz.
L'Extrait de Fleury parut sous le titre de : Abrégé de l'Histoire ecclésiastique de Fleury. Traduit de l'anglais. A Berne, 1766. Deux parties in-8, avec le portrait de Claude Fleury. Il fut publié au mois de mai 1766; mais il n'est pas traduit<VII> de l'anglais, et parut, non à Berne, mais à Berlin. Dirigé contre les atroces persécutions du clergé catholique de France, il causa un vif plaisir aux amis littéraires du Roi, qui gémissaient du sort funeste des Calas, des Sirven et du chevalier de La Barre. Cet ouvrage fut brûlé à Berne peu de temps après sa publication; le pape Clément XIV le mit à l'index le 1er mars 1770, et l'Abrégé est encore au nombre des livres prohibés à Rome. Il résulte des lettres que le Roi écrivit alors à Voltaire et à d'Alembert, et de celles que ces deux hommes célèbres échangèrent entre eux, que cet Abrégé fut livré à l'impression par le Roi lui-même, et qu'il y mit un avant-propos. Dantal, dans Les délassements littéraires, dit, à la page 47 : « C'est pour sa propre commodité que le Roi chercha à se procurer par la voie de l'impression une édition portative de la Logique et de la Métaphysique de Bayle, et qu'il avait fait un Extrait du Dictionnaire de Bayle, ainsi que de l'Histoire ecclésiastique de Fleury. » On a prétendu que le corps de l'Abrégé de Fleury était de l'abbé de Prades, lecteur de Frédéric, disgracié et emprisonné à Magdebourg en 1757. Les autorités sur lesquelles se fonde cette opinion sont : Voltaire, dans sa lettre à M. de Villevieille, du 18 juillet 1766; le journal allemand intitulé, Allgemeine Deutsche Bibliothek. Berlin, 1790, t. XCII, p. 206; et l'abbé Denina, dans La Prusse littéraire. A Berlin, 1791, t. III, p. 167. Ce qu'il y a de certain, c'est que le Roi étudia à fond le grand ouvrage de Fleury pendant le siége de Schweidnitz, en 1762; on peut s'en assurer en lisant sa correspondance avec M. de Catt et avec le marquis d'Argens, ainsi que ses Six Épîtres en vers sur l'histoire ecclésiastique.
Les archives du Cabinet ne possèdent le manuscrit original d'aucune des douze pièces ci-dessus mentionnées; nous savons seulement, par les Souvenirs de Thiébault (t. I, p. 100 et 107 de la dernière édition, publiée en 1827 par son fils, le baron Thiébault), que le manuscrit de l'Éloge de Voltaire et la copie du discours De l'utilité des sciences et des arts dans un État, tous deux corrigés de la main de Frédéric, sont conservés à Paris par les descendants de l'auteur. L'autographe des Réflexions sur les talents militaires de Charles XII, roi de Suède, avec les changements et les corrections interlinéaires de la main du Roi, fait partie des collections du Musée britannique de Londres. On nous en a communiqué une copie fidèle,<VIII> tout à fait conforme à l'édition de 1760, à quelques améliorations près. Dans le manuscrit de Londres se trouve aussi l'erreur que le Roi a commise en écrivant « Varnitza » pour « Worskla, » p. 93 et 95 de notre édition.
Il serait sans doute intéressant de posséder les manuscrits originaux de tous les ouvrages que nous venons de citer, ou du moins de pouvoir les examiner. Ce serait toutefois une chose agréable plutôt que nécessaire, puisque, suivant les principes adoptés pour la présente édition, nous nous attachons, pour les écrits publiés par le Roi, au texte des éditions originales dont il avait définitivement approuvé la rédaction.
Nous sommes heureux de pouvoir déclarer, en livrant au public ce volume, le dernier de la série historique, que, dans les divers ouvrages dont elle se compose, il n'a absolument rien été retranché de ce que l'auguste Auteur avait jugé à propos d'écrire.
Berlin, ce 16 août 1847.
J.-D.-E. Preuss,
Historiographe de Brandebourg.
ÉLOGES.[Titelblatt]
<2><3>ÉLOGE DE M. JORDAN.
Charles-Étienne Jordan naquit à Berlin le 27 août 1700, d'une bonne famille bourgeoise, originaire du Dauphiné. Son père, qui avait quitté sa patrie pour la religion, conservait ce zèle ardent qui, occupé entièrement à satisfaire le ciel, ne juge pas toujours avec impartialité et justesse des affaires de ce monde. Il avait destiné les trois aînés de ses fils au négoce, et il voua le cadet à l'Église, sans consulter son inclination et ses talents.
Le jeune Jordan avait une passion pour les lettres et pour l'étude : il dévorait avec avidité tous les livres qui lui tombaient entre les mains, suivant ce penchant irrésistible avec lequel la nature marque les génies, chacun à un coin particulier. Son père y fut trompé, et crut que qui dit un homme de lettres, dit un ministre ou un théologien. Il envoya son fils étudier à Magdebourg, sous la direction de son oncle, qui était prêtre en cette ville. L'année 1719, il se rendit à Genève, où il fréquenta les plus habiles professeurs en philosophie, en éloquence et en théologie. Après qu'il se fut approprié les trésors de Genève, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, il vola à Lausanne, pour y puiser de nouvelles connaissances dans de nouvelles sources.
<4>De retour à Berlin en 1721, il fut connu de M. La Croze, qui l'instruisit, par amitié, tant dans les langues que dans les lettres. Il continua ensuite ses études en théologie, par déférence aux volontés de son père; et après avoir passé par les degrés qui précèdent le ministère, il fut revêtu de ce caractère en 1725. On lui confia la conduite de la petite église de Potzlow, village situé dans une des Marches.
La jeunesse de M. Jordan, la vivacité saillante de son esprit, et sa passion pour un genre d'étude tout différent de la théologie, lui firent sentir la grandeur du sacrifice qu'il faisait à son père. Pour l'en consoler, on le passa du village où il était, à Prenzlow, en 1727. Prenzlow était une sphère bien étroite pour M. Jordan. C'était un genet d'Espagne devant le soc d'une charrue. Son application et l'étendue de sa mémoire l'avaient mis en peu de temps au bout de sa bibliothèque. Un homme de son âge ne pouvait ni ne devait se restreindre à ne converser qu'avec des morts; il devait goûter la société des vivants. C'est ce qui l'engagea à épouser une personne dans laquelle il rencontrait les talents si rares de la beauté, de l'esprit et de la sagesse. C'était Susanne Perreault, avec laquelle il eut deux filles pendant les cinq années de leur mariage.
Ce même esprit qui donne le goût des sciences, porte ceux qui l'ont à remplir exactement leur devoir. Plus le jugement est sûr, les idées claires, le raisonnement conséquent; plus l'homme est porté à s'acquitter sans reproche de l'emploi, quel qu'il soit, qu'il doit remplir. M. Jordan agit ainsi. Y avait-il quelque mésintelligence dans le troupeau dont il était pasteur, c'était lui qui portait les paroles de paix, et qui travaillait avec une activité infatigable à réconcilier les esprits. Y avait-il des personnes affligées, c'était M. Jordan qui les consolait, qui abandonnait son étude, sa femme et tout ce qu'il avait de plus cher, pour rendre le repos et la tranquillité d'âme à ceux qu'une affliction immodérée, et le peu de forces qu'ils avaient sur eux-mêmes, en avaient privés. Y avait-il quelques malades ou quelques<5> mourants, fussent-ils même de cette espèce humaine méprisée par l'avilissement des emplois dans lesquels elle vit; c'était encore M. Jordan dont le cœur compatissant et tendre assistait dans leurs dernières heures ces personnes, qui, sans lui, auraient souffert sans secours et seraient mortes sans consolation.
Un caractère si serviable, cette bonté de cœur qui ne se démentait jamais, ce fonds de charité inépuisable, en un mot, toutes les bonnes qualités de M. Jordan le firent aimer et respecter de tous ces Français que la révocation de l'édit de Nantes avait établis à Prenzlow. S'il prit part à leur affliction et à leur malheur, ils furent également sensibles à la mort de sa femme, qu'il perdit au mois de mars de l'année 1732. La vivacité de son tempérament, et la force avec laquelle les passions règnent dans l'âme de la jeunesse, ne permirent point à M. Jordan de souffrir cette perte avec une constance stoïque : vrai portrait de la fragilité humaine, qui nous permet de triompher par nos raisons de la faiblesse des autres, mais qui nous laisse tomber les armes des mains quand il s'agit de nous-mêmes. Le chagrin et la douleur le rongeaient. Sa santé en fut altérée si considérablement, qu'il eut des attaques réitérées de crachement de sang, qui manquèrent de le rejoindre dans le tombeau aux cendres de son épouse. Sa maladie dégénéra en mélancolie, et il prit ce prétexte pour quitter les emplois du ministère, et pour venir goûter à Berlin les douceurs de l'étude et du repos.
Dans les chagrins qui proviennent de la tendresse, l'affliction est d'autant plus opiniâtre, qu'elle se croit autorisée par un motif de vertu. Tout ce qui rappelle les pertes que l'on a faites, rouvre de nouveau ces plaies, en y enfonçant le poignard de la mélancolie, guidé des mains de la constance et de la fidélité : les distractions et le temps ont seuls le droit de guérir.
Ces considérations, jointes aux instances de ses parents, déterminèrent M. Jordan à faire le voyage de France, d'Angleterre et de<6> Hollande. Il ne s'y attacha point à se donner le spectacle de la scène mobile du monde. Son esprit, porté à la philosophie et à l'étude, lui fit tourner ce voyage entièrement du côté de la littérature. Il ne se borna point à voir des palais, à contempler des édifices, à se rendre spectateur de diverses cérémonies d'une pratique différente de celle de ce pays; unique fruit que la légèreté et le peu de discernement de la plupart de la jeunesse recueille de ses voyages. Car, en effet, quel usage peut-on tirer de l'inspection locale de ces ouvrages qui sont le produit de l'opulence et souvent de la prodigalité? Il ne se fixa qu'à connaître ces grands hommes dont l'esprit étendu, l'élévation du génie et l'érudition font l'honneur de leur patrie et de leur siècle. Je ne vous tracerai point les noms des s'Gravesande, des Musschenbroek, des Voltaire, des Fontenelle, des Dubos, des Clarke, des Pope, des de Moivre, et de tant d'autres que j'omets pour l'amour de la brièveté. Ce furent ces hommes célèbres que M. Jordan voulait voir, et qu'il était digne de connaître. C'était ainsi que les Romains voyageaient autrefois en Grèce, et surtout à Athènes, pour se former l'esprit et le goût dans ce pays qui était alors le berceau des arts et l'asile des talents. Il satisfaisait sa curiosité; c'était peu pour lui : il voulut encore contenter ses sentiments; il composa la relation de son voyage,6-a dans laquelle il rend justice à la beauté du génie et aux talents de ces hommes rares, pour lesquels il conserva une haute estime pendant toute sa vie. Qu'il est difficile à l'amour-propre de rendre au mérite un hommage pur et exempt de toute envie! Les bonnes qualités de nos semblables, et surtout de ceux qui courent avec nous la même carrière, semblent ravaler les nôtres; et qu'il est rare d'unir la modestie et l'impartialité avec beaucoup d'esprit et de connaissances! C'était une vertu particulière en M. Jordan, à laquelle il a été constamment attaché toute sa vie, et sans laquelle il n'eût point laissé<7> ce grand nombre d'amis qui donnèrent à sa perte de véritables regrets.
De retour à Berlin, il rentra dans son cabinet, où l'excitait à l'étude cette noble émulation qui porte les esprits bien faits à se perfectionner davantage. Il lisait tout, et ne perdait rien de ce qu'il avait lu. Sa mémoire était si vaste, qu'elle était comme un répertoire de tous les livres, de toutes les variantes, de toutes les éditions, et des anecdotes les plus curieuses en ce genre.
L'esprit, le mérite, et surtout le bon caractère de M. Jordan, ne lui permirent point de rester enseveli plus longtemps dans son cabinet. Monseigneur le Prince royal, à présent le Roi, l'appela à son service au mois de septembre 1736. Depuis ce temps, il passa sa vie à Rheinsberg, partagé entre l'étude et la société, estimé et aimé universellement, et unissant cette politesse que donne l'usage du beau monde, à la profondeur de ses connaissances. Il déridait les sciences, et les produisait à la cour sous les livrées des agréments et de la galanterie.
Après la mort de Frédéric-Guillaume, le Roi le plaça dans une situation où il pût tourner au profit de la patrie les talents de son esprit et les vertus de son cœur. Il fut revêtu du caractère de conseiller privé. Il employa toute la sagacité de son esprit à l'utilité de l'État. C'est à lui que Berlin est redevable des nouveaux règlements de police7-a qui y ont introduit le bel ordre que nous y voyons régner. Toutes les rues furent débarrassées de cette espèce lâche et abjecte de fainéants dont l'apparence abuse de la charité des citoyens. Une maison de travail s'éleva par ses soins, dans laquelle mille personnes qui vivaient à la charge des particuliers, se nourrissent à présent de leur industrie, et emploient leurs facultés au bien public. La ville fut partagée en quartiers, dans chacun desquels des personnes furent<8> préposées pour veiller aux règles de la police. Les académies furent pourvues, avec discernement et connaissance, de professeurs habiles et savants. Toutes ces nouvelles institutions, et le soin de faire fleurir les académies, sont dus à l'activité de M. Jordan. En 1744, au renouvellement de cette Académie royale des sciences et des belles-lettres, il en fut élu vice-président.
Qu'on ne dise point que la culture des sciences et des arts rend les hommes inhabiles aux affaires. Le bon esprit fait les mêmes progrès dans toutes les matières qu'il embrasse. Les sciences, bien loin d'avilir, donnent dans tous les emplois un nouveau lustre à ceux qui les cultivent. Les grands hommes de l'antiquité se formèrent sous la tutelle des lettres, si je puis me servir de ce terme, avant que d'occuper les dignités de l'État; et ce qui sert à éclairer l'esprit, à perfectionner le jugement et à étendre la sphère des connaissances, forme certainement des sujets propres à toute espèce de destinations. Ce sont des plantes cultivées avec soin, dont les fleurs et les fruits sont d'une beauté plus raffinée et d'un goût plus exquis que ceux de ces arbres qui, dans les bois sauvages, abandonnés à eux-mêmes, croissent au hasard, et dont les branches bizarrement entortillées n'offrent pas même à la vue un spectacle agréable.
Lorsque, après la mort de l'empereur Charles VI, le Roi entra en Silésie à la tête de ses armées pour revendiquer l'héritage de ses ancêtres, que la prospérité de la maison d'Autriche lui avait retenu longues années avec peu d'attention à ses droits, M. Jordan suivit Sa Majesté dans la campagne de 1741, alliant la douceur du commerce des Muses au tumulte des armes, et à la dissipation d'une armée dont les mouvements et les opérations étaient continuelles. Ces campagnes et son séjour fréquent à la cour lui laissèrent cependant le temps de travailler aux différents ouvrages qui nous restent de lui, à savoir : une dissertation latine sur la vie et les écrits de Jordanus Brunus;8-a<9> un Recueil de littérature, de philosophie et d'histoire;9-a l'Histoire de la vie et des ouvrages de M. La Croze;9-b sans compter quelques manuscrits qu'une modestie outrée l'empêcha de faire imprimer. Il disait qu'il fallait porter la lumière dans ces endroits ténébreux que la nature envieuse paraît vouloir cacher aux hommes, qu'il faut instruire l'univers par des faits nouveaux et dignes de son attention, ou qu'il faut savoir rendre féconde la stérilité des matières, et revêtir des traits et des carnations de la Vénus de Médicis un squelette décharné, pour publier ses ouvrages et pour faire rouler la presse. Sa critique scrupuleuse n'avait pour objet que ses ouvrages; il paraissait même regretter d'avoir laissé échapper dans sa jeunesse les premières productions de sa plume. Subjuguant son amour-propre, il corrigeait sans cesse ses nouveaux écrits, ne croyant jamais, par son travail et par son assiduité, pouvoir donner assez de preuves du respect et de la déférence qu'un auteur doit au public.
Il ne manquait aux avantages dont M. Jordan jouissait, qu'une vie moins limitée que la sienne. Les sciences, la patrie et son maître le perdirent par une maladie longue et douloureuse qui l'emporta, le 24 mai 1745, âgé de quarante-quatre ans et quelques mois, sans que sa patience l'abandonnât dans des maux dont le poids s'appesantit par la durée, et qui deviennent souvent insupportables aux âmes les plus fermes et à ceux même dont la constance paraît inébranlable dans les périls les plus évidents.
M. Jordan était né avec un esprit vif, pénétrant, et en même temps capable de beaucoup d'application. Sa mémoire était vaste, et contenait, comme dans un dépôt, le choix de ce que les bons écrivains dans tous les siècles ont produit de plus exquis. Son jugement était sûr, et si son imagination était brillante, elle était toujours arrêtée par le frein de la raison. Sans écart dans ses saillies, sans sécheresse<10> dans sa morale, retenu dans ses opinions, ouvert dans ses discours, préférant la secte académique aux autres opinions des philosophes, ardent à s'instruire, modeste à décider, aimant le mérite et le faisant connaître, plein d'urbanité et de bienfaisance, chérissant la vérité et ne la déguisant jamais, humain, généreux, serviable, bon citoyen, fidèle à ses amis, à son maître et à sa patrie, sa mort fut un deuil pour les honnêtes gens, la malignité de l'envie se tut devant lui, le Roi et tous ceux qui le connurent, l'honorèrent de leurs regrets sincères.
Telle est la récompense du vrai mérite, d'être estimé pendant la vie, et de servir d'exemple après la mort.
<11>ÉLOGE DE M. DUHAN.
Charles-Égide11-a Duhan de Jandun naquit le 14 mars 1685, à Jandun en Champagne, de Philippe Duhan, sieur de Jandun, et de dame Marie d'Auger, d'une maison originaire d'Italie et qui s'y était distinguée. Son grand-père maternel avait été gouverneur pour le Roi des citadelles de Mézières et de Charleville, et son père fut honoré de la charge de conseiller d'État et privé; mais il quitta en 1687 ses emplois et ses établissements pour venir jouir à Berlin du libre exercice de la religion protestante, et y fut suivi, peu après, de son épouse et de son fils.
M. Duhan, guidé par son père dans ses premières études, les fit avec succès sous M. La Croze. Il entra ensuite en philosophie sous M. Naudé.11-b Ses progrès dans cette science ne furent pas moins rapides que ceux qu'il avait faits dans l'éloquence et dans les belles-lettres. Il<12> fut honoré des attentions de ses maîtres, et elles pouvaient tenir lieu d'une louange non équivoque. Ces hommes célèbres ne les accordaient qu'au mérite.
M. Duhan cultivait les lettres avec tant de soin, que l'on aurait pu penser que son goût pour elles excluait chez lui tous les autres. Mais il était de ces hommes que la beauté de leur génie rend propres à tout. Le siége de Stralsund, que le feu roi formait alors, réveilla dans M. Duhan ce zèle pour la gloire qui caractérise si particulièrement la noblesse française. Il y servit comme volontaire, et se trouvait partout : le Roi le remarqua bientôt, demanda qui il était, et sur le récit que M. le comte de Dohna lui fit de sa naissance et de son mérite, le Roi le destina pour entrer dans l'éducation du Prince royal.12-a Il est rare de voir prendre un précepteur dans une tranchée; mais cette singularité fut trop heureuse pour n'être pas approuvée.
Les vertus héroïques et les qualités brillantes qui font l'objet de notre amour et l'admiration de l'Europe entière, montrent combien l'illustre élève sut profiter des leçons de son maître; et l'amitié dont ce prince l'a toujours honoré, prouve également que le talent d'instruire n'est pas incompatible avec celui de plaire.
Les études du Prince royal étant finies, M. Duhan fut pourvu de la charge de conseiller de la justice allemande et du consistoire supérieur français. Il ne goûta pas longtemps le repos que ses emplois paraissaient lui promettre. Un bonheur constant et durable n'est point l'apanage de l'humanité. M. Duhan fut relégué en Prusse. Mais la cause pour laquelle il souffrait, loin de le dérober à l'estime publique ou d'occasionner ses remords, aurait pu au contraire exciter sa vanité et animer ses espérances. Il aimait trop le sujet de ses peines pour en murmurer, et il conserva toujours la tranquillité inséparable de la bonne conduite, et qui, dans les différentes situations de la vie, peut être regardée comme la pierre de touche de la véritable philosophie.
<13>Un calme heureux ayant succédé à un orage qui avait porté l'épouvante dans tous les cœurs, M. Duhan en profita bientôt, et fut placé, par la protection du Prince royal, auprès de S. A. S. le duc de Brunswic, qui l'honora des bontés les plus marquées. Il demeura dans cette cour jusqu'en 1740, que le Roi, étant parvenu au trône, le rappela à Berlin, et le revêtit de la charge de conseiller privé au département des affaires étrangères. Une faveur plus brillante encore, et dont il était fait pour connaître le prix, se joignait à ces titres honorables. Le Roi l'appelait souvent près de sa personne. Il voyait son prince, l'entendait, et sortait content.
L'Académie, à son renouvellement, nomma M. Duhan un de ses honoraires. Il était à tous les égards bien digne de ce choix. Outre quelques pièces de littérature que sa modestie l'empêchait de produire, il avait fait des extraits pour servir à l'histoire de Prusse et de Brandebourg. Cet ouvrage a exigé beaucoup de soins et de recherches, et la manière dont il a rassemblé ces matériaux, doit faire regretter qu'il n'ait pas eu le temps de les mettre en œuvre.
M. Duhan suivit le Roi à la campagne de 1741. Il fut attaqué, peu après son retour, d'une maladie qui ne paraissait rien d'abord, mais à laquelle son éloignement presque invincible pour les remèdes laissa faire bientôt de grands progrès. Il languit assez longtemps, et supporta ses maux avec toute la patience que l'on pouvait attendre de la fermeté de son caractère et de la douceur de ses mœurs. Le Roi, couronné par la victoire et par la paix, se déroba au tumulte de son triomphe pour aller le visiter le jour même de son arrivée, et les derniers moments de M. Duhan furent consacrés à la reconnaissance et à l'admiration. Il mourut le 3 de janvier 1746, avec le courage d'un philosophe et la piété d'un chrétien.
M. Duhan était savant, et unissait à un caractère doux et liant un esprit fort orné. Son commerce était agréable. Il vivait cependant d'une manière si retirée, que bien des gens auraient été tentés de le<14> soupçonner d'un peu de misanthropie : les affaires, les lettres, et la société de quelques amis, partageaient tout son temps. Il a toujours conservé pour sa famille les sentiments essentiels à la véritable probité, et jamais le Roi n'a eu un sujet ni plus zélé ni plus fidèle. Les regrets que ce grand prince a donnés à sa perte, pourraient seuls former son éloge.
<15>ÉLOGE DU GÉNÉRAL DE GOLTZ.
George-Conrad baron de Goltz, général-major des armées du Roi, commandant des gendarmes, commissaire général de guerre, drossart de Cottbus, de Peitz et d'Aschersleben, chevalier de l'ordre de Saint-Jean, seigneur de Kuttlau, Neukranz, Mellenthin, Heinrichsdorf, Reppow, Blumenwerder, Latzig, et Langenhof, naquit à Parsow en Poméranie, l'an 1704, de Henning-Bernard baron de Goltz, capitaine de cavalerie au service de Pologne, et de Marie-Catherine15-a de Heydebreck. Il fit ses humanités aux jésuites de Thorn, d'où il passa à l'université de Halle, où il acheva de se perfectionner dans l'étude, et d'acquérir les connaissances qui conviennent à un jeune homme de condition que ses parents destinent aux affaires.
Il fut attiré, l'année 1720, au service du roi de Pologne, par son oncle le comte de Manteuffel, qui était ministre d'État. M. de Goltz fut envoyé en France, l'année 1727, avec le comte de Hoym, en qua<16>lité de conseiller d'ambassade. Deux ans après, il fut rappelé en Saxe, où il devint conseiller de légation actuel, et reçut en même temps la clef de chambellan.
Les cabales d'une cour remplie d'intrigues renversèrent son protecteur, et ébranlèrent sa fortune naissante. M. de Goltz fut bientôt dégoûté de la carrière épineuse dans laquelle il s'était engagé : il ne voyait devant lui que des chutes célèbres et des passages rapides du comble de la faveur à la disgrâce et à l'oubli. Il renonça à la politique, et quittant le service de Saxe, il choisit une profession où il suffit d'être honnête homme pour faire son chemin.
La réputation des troupes prussiennes et l'amour de la patrie l'engagèrent à préférer ce service à tout autre. Ce fut l'année 1730 qu'il reçut une compagnie de dragons dans le régiment de Baireuth.16-a Ce n'était pas alors une chose facile de passer d'un autre service dans celui de Prusse, et il fallait avoir un mérite reconnu pour être reçu. M. de Goltz justifia bien la bonne opinion qu'on avait de lui. Doué d'un génie heureux et de toutes sortes de talents, il ne dépendait que de lui d'être tout ce qu'il voulait, et d'exceller en chaque genre. A peine fut-il officier, qu'il surpassa tous ceux de son régiment en exactitude et en vigilance; et il parvint, par son application, à une connaissance si parfaite de son métier, qu'on jugea d'abord, par ces commencements, de ce qu'il serait un jour. Ulysse reconnut ainsi Achille en lui présentant des armes.
Le génie de M. de Goltz n'avait pas échappé au feu roi, qui se con<17>naissait bien en hommes. Il l'envoya à Varsovie l'année 1733, lorsque la mort d'Auguste, roi de Pologne, ouvrait un vaste champ aux intrigues, aux partis et aux dissensions de cette république, qui était agitée par les mouvements que se donnaient les puissances de l'Europe pour l'élection d'un nouveau roi.
M. de Goltz connaissait non seulement les intérêts de toutes les grandes familles de ce royaume; il avait, de plus, une perception vive, et cet heureux talent de démêler d'abord la vérité de la vraisemblance. Ses relations pronostiquèrent exactement les desseins de la Pologne : il lut l'avenir dans les causes présentes, et s'acquitta de sa commission avec tant de dextérité, que l'estime que le feu roi avait pour lui, en augmenta encore.
Le Roi ne pouvait lui en donner des marques plus agréables qu'en lui faisant naître des occasions où il pouvait se distinguer. Il le choisit pour faire la campagne du Rhin, en 1734, avec les dix mille Prussiens qui y servirent dans les armées de l'Empereur. Cette campagne, stérile en grands événements, trompa l'attente de ce jeune courage qui brûlait de se distinguer. Les bons esprits savent tirer parti de tout : M. de Goltz étudia l'arrangement des subsistances, et dans peu, il fut supérieur à ses maîtres.
La campagne suivante, le Roi le plaça comme lieutenant-colonel dans le régiment de Cosel; mais la paix, qui survint immédiatement après, ramena M. de Goltz de la pratique de la guerre à la simple théorie. Il retourna en Prusse avec son régiment, où il reprit son ancienne étude, c'est-à-dire, celle des belles-lettres, étude si utile à ceux qui se vouent aux armes, que la plupart des grands capitaines y ont consacré leurs heures de loisir.
En 1740, après la mort de Frédéric-Guillaume, le Roi appela M. de Goltz, pour l'attacher à sa personne. La guerre de Silésie qui survint alors, fournit au militaire les plus belles occasions de se distinguer.<18> M. de Goltz dressa la capitulation de Breslau;18-a il fut dépêché au prince Léopold d'Anhalt, avec ordre de donner l'assaut à la ville de Glogau. Il fut même des premiers qui escaladèrent les remparts, et après en avoir donné la nouvelle au Roi, il eut commission de hâter la marche de quatorze escadrons qui devaient joindre l'armée, et qui n'arrivèrent qu'à la fin de la bataille de Mollwitz. M. de Goltz s'en servit à poursuivre les ennemis dans leur fuite.
Ces services lui valurent la seigneurie de Kuttlau, dont le fief était venu à vaquer. Mais M. de Goltz, sensible aux bontés du Roi, préférait l'avantage de lui être utile à celui d'être récompensé. Laborieux comme il était, il ne pouvait pas manquer d'occasions pour satisfaire une aussi noble passion.
C'est surtout à la guerre que l'on reconnaît le prix de l'activité et de la vigilance. C'est là que la faveur se tait devant le mérite, que les talents éclipsent la présomption, et que le bien des affaires exige un choix sûr et judicieux des personnes qui sont les plus employées. Car combien de ressorts ne faut-il pas faire jouer ensemble, pour faire subsister et pour mettre en action ces armées nombreuses que l'on assemble de nos jours! Ce sont des émigrations de peuples qui voyagent en faisant des conquêtes, mais dont les besoins, qui se renouvellent tous les jours, veulent être satisfaits régulièrement. Ce sont des nations entières et ambulantes qu'il est plus difficile de défendre contre la faim que contre leurs ennemis. Le dessein du général se trouve par conséquent enchaîné à la partie des subsistances; et ses plus grands projets se réduisent à des chimères héroïques, s'il n'a pas pourvu avant toutes choses aux moyens d'assurer les vivres. Celui auquel il confie cet emploi, devient en même temps dépositaire de son secret, et tient par là même à tout ce que la guerre a de plus sublime, et l'État, de plus important.
<19>Mais quelle habileté ne faut-il pas, dans ce poste, pour embrasser des objets aussi vastes, pour prévoir des incidents combinés, des cas fortuits, et pour prendre d'avance des mesures si exactes, qu'elles ne puissent être dérangées par aucune sorte de hasard! Quelles ressources dans l'esprit, et quelle attention ne faut-il pas, pour fournir, en tous lieux et en tout temps, le nécessaire et le superflu à une multitude composée de gens inquiets, impatients et insatiables!19-a Tous ces talents divers et toutes ces heureuses dispositions se trouvaient réunis en la personne de M. de Goltz. Le Roi lui confia l'intendance de son armée; et ce qui est plus remarquable encore, c'est que tout le monde applaudit à ce choix.
M. de Goltz était comme le Protée de la fable. Dans cette seule campagne, il fit le service d'aide de camp, de général, d'intendant, et même de négociateur. Il fut chargé d'une commission importante et secrète,19-b dont le public n'a jamais eu une entière connaissance; mais ce que le public n'ignorait pas, c'est qu'il passait d'un emploi à l'autre sans qu'on s'aperçût qu'il changeait de travail, s'acquittant toujours également bien de celui qu'il faisait.
L'année 1742, il suivit le Roi en Bohême, et il donna des marques de sa capacité à la bataille de Czaslau, qui firent juger aux connaisseurs que son génie lui tenait lieu d'expérience. Il devint colonel à la fin de la campagne, et reçut en même temps le commandement des gendarmes.
La paix de Breslau, qui fut une suite de cette victoire, le ramena à Berlin, où, au renouvellement de l'Académie royale des sciences, il en fut élu membre honoraire. Il assista souvent à nos assemblées, y apportant des connaissances si variées et si étendues,<20> qu'aucune des matières qui se traitaient, ne lui était étrangère ou nouvelle.
Il devint général-major en 1743, et les devoirs de son état nous l'enlevèrent l'année d'après, à l'occasion de la guerre qui se ralluma de nouveau. M. de Goltz fut de toutes les expéditions de cette campagne, et y fut utile en toutes, trouvant des ressources dans son intelligence, pour la subsistance des troupes, là même où il paraissait que la famine devait suspendre les hostilités.
Nous venons enfin à la plus belle époque de sa vie, je veux dire, la campagne de l'année 1745, campagne où il eut occasion de déployer toute l'étendue de sa capacité. Au commencement de cette année, le Roi lui communiqua le projet de sa campagne, qui était de rendre la guerre offensive, par le moyen d'une bataille, et de poursuivre les ennemis jusque dans leurs propres provinces. Ce qui rendait l'opération de M. de Goltz plus difficile, c'était l'incertitude du lieu par lequel l'ennemi ferait des efforts; ce qui l'obligeait à prendre des arrangements doubles, tant vers les frontières de la Moravie que vers celles de Bohême.
Tout le monde sait que les ennemis pénétrèrent en Silésie par la Bohême, et qu'à cette occasion se donna, le 4 de juin, la bataille de Friedeberg. M. de Goltz combattit à la droite, à la tête de sa brigade de cavalerie, et fit des merveilles pendant la bataille et pendant la poursuite. A peine fut-il descendu de cheval, que, prenant la plume à la main, il donnait cent ordres différents, pour arranger les convois qui devaient suivre l'armée.
Les Prussiens poussèrent les troupes de la Reine jusqu'au delà de Königingrätz. Le Roi passa l'Elbe, et se campa au village de Chlum, qui est encore à un mille au delà. Ainsi les Prussiens étaient à dix milles de leurs magasins, ayant derrière eux une chaîne de montagnes qui les en séparait, aucune rivière navigable pour s'en servir, et, à<21> l'entour de leur camp, une contrée abandonnée de ses habitants, ce qui en faisait un désert. M. de Goltz surmonta tous ces obstacles; et quoique les subsistances se tirassent de la Silésie, personne ne s'aperçut de ces embarras, et l'armée vécut dans l'abondance.
En examinant le nombre prodigieux de détails qu'entraînait son emploi, on croirait qu'un seul homme ne pourrait y suffire. Mais M. de Goltz avait ce talent particulier à César : il dictait, comme ce grand homme, à quatre secrétaires à la fois, conservant toujours la tête fraîche, malgré le poids des occupations les plus compliquées et les plus difficiles.
A peine M. de Goltz devint-il commissaire général, et drossart21-a de Cottbus et de Peitz, qu'il en témoigna sa reconnaissance à son maître de la façon la plus noble qu'un sujet le puisse faire envers son souverain, c'est-à-dire, par des services plus importants encore que ceux qu'il avait rendus.
Des raisons politiques et militaires engagèrent le Roi de se rapprocher des frontières de la Silésie. Son armée était affaiblie par trois gros détachements, dont l'un avait joint le vieux prince d'Anhalt au camp de Magdebourg; le second, sous le général de Nassau, avait repris la forteresse de Cosel; et le troisième, sous le général Du Moulin, occupait les gorges des montagnes qui mènent en Silésie, et par où les convois arrivaient à l'armée. Les Autrichiens, jugeant ces circonstances favorables, vinrent de nuit, et se rangèrent à la droite de l'armée du Roi, sur une montagne qui ajoutait à l'avantage du nombre, qu'ils avaient, celui du terrain.
M. de Goltz, qui campait à la droite, fut le premier qui avertit le<22> Roi de l'arrivée des ennemis. Aussitôt l'armée prit les armes, et se mit en devoir de les attaquer. Dix escadrons qui composaient la première brigade, que commandait M. de Goltz, et deux escadrons de la seconde, avec cinq bataillons de grenadiers, étaient à peine en bataille, que M. de Goltz eut ordre de donner.
Il avait devant lui cinquante escadrons des troupes de la Reine, rangés en trois lignes sur la croupe d'une montagne. Les attaquer, les enfoncer et les disperser, fut pour lui l'ouvrage d'un moment.22-a Cette cavalerie, débandée et fugitive à travers des vallons, ne put jamais se rallier, et l'infanterie prussienne trouva toutes les facilités pour emporter alors la batterie principale des Autrichiens. On était accoutumé d'exiger de M. de Goltz le double de ce qu'on demande aux autres; et comme si c'eût été trop peu de gagner une bataille en un jour, on le détacha, avec sa brigade, qui devenait inutile à la droite, vers la gauche, où il combattit une seconde fois, avec le même succès que la première. Le Roi lui-même rendit le témoignage à ce général, qu'il avait eu la plus grande part au gain de cette bataille, où la valeur suppléa au nombre, et l'intelligence des officiers, aux dispositions que le temps n'avait pas permis de faire.
L'armée entra ensuite dans ses quartiers de cantonnement, en Silésie. Mais un nouvel orage s'éleva bientôt. Les ennemis de la Prusse, vaincus tant de fois, n'en étaient pas moins animés à notre perte. Ils méditaient de faire une irruption dans le Brandebourg, en traversant la Saxe. Ce projet découvert demanda de nouvelles mesures pour s'y opposer. M. de Goltz travailla aux arrangements des subsistances avec tout le zèle d'un bon patriote, et il surpassa dans cette occasion tout ce qu'il avait fait d'utile en ce genre jusqu'alors.
L'expédition de la Lusace fut une marche continuelle, sans relâche, qui dura huit jours, pendant lesquels l'armée fut abondam<23>ment pourvue. Il régla ensuite les contributions avec humanité et désintéressement, et revint, après la paix de Dresde, à Berlin, où il exerça ses talents à des vertus civiles qui le rendaient aussi estimable qu'il l'était par les militaires. Ce fut par ses soins que se perfectionnèrent les arrangements de ces magasins qui préservent toutes les provinces de la domination prussienne des fléaux de la famine, et des suites encore plus funestes qu'elle attire après elle. Ce fut à ses bonnes dispositions que l'économie de l'hôtel royal des Invalides eut l'obligation de ses meilleurs règlements. Ce fut à son industrie qu'on dut le projet nouveau pour les caissons, les fours et les bateaux du commissariat.
M. de Goltz ne perdait jamais de vue le bien de l'État : il dressa des mémoires pour le défrichement des terres, pour saigner des marais, pour établir de nouveaux villages, pour proportionner des taxes et pour réformer différents abus, sur les observations qu'il avait faites en parcourant les provinces dans ses voyages, dont beaucoup devinrent d'une utilité réelle par leur exécution.
A la fin de 1746, il fut attaqué d'une espèce d'asthme, que les médecins, superficiels dans leurs conjectures, méprisèrent selon leur coutume. Au commencement de l'année 1747, son mal augmenta, et fut suivi d'un crachement de sang assez violent, par lequel on ne s'aperçut que trop tard du mal qui le menaçait. Le Roi l'avait admis dans sa plus grande familiarité. Il aimait sa conversation, qui était toujours pleine de choses mêlées de connaissances agréables et de connaissances solides, passant des unes aux autres avec cette facilité qu'y apporte un esprit rempli d'aménité et formé par un long usage du monde. Sa Majesté le vit souvent, et surtout pendant les derniers jours de sa vie, pendant lesquels il conserva une présence d'esprit et une fermeté admirables, dictant sa dernière volonté sans embarras, consolant ses parents, et se préparant à la mort en philosophe qui<24> foule à ses pieds les préjugés du vulgaire, et dont la vie vertueuse et pure de crimes ne lui donnait lieu à aucune espèce de repentir.
Le samedi 4 d'août, il se trouva plus mal le matin que de son ordinaire, et sentant que sa fin approchait, il eut la présence d'esprit d'ordonner à son valet de chambre de fermer la porte de l'appartement de son épouse, qui était enceinte; il prit en même temps un crachement de sang plus fort que ceux qu'il avait eus jusqu'alors, pendant lequel il expira.
Il avait épousé Charlotte-Wilhelmine de Grävenitz, de laquelle il eut trois fils24-a et trois filles, qu'il laissa en bas âge, sans compter un fils posthume, dont sa femme accoucha peu de temps après sa mort.
M. de Goltz avait toutes les qualités d'un homme aimable et d'un homme utile. Son esprit était juste et pénétrant, sa mémoire, vaste, et ses connaissances, aussi étendues que celles d'un homme de condition puissent l'être. Il fuyait l'oisiveté, et aimait le travail avec passion. Son cœur était noble, toujours porté au bien, et son âme était si généreuse, qu'il secourut quantité de pauvres officiers dans leurs besoins. En un mot, il était honnête homme, louange trop peu estimée de nos jours, et qui cependant contient en elle plus que toutes les autres. Il avait dans ses mœurs cette simplicité qui a si souvent été la compagne des grands hommes. Sa modestie fut poussée au point qu'il ne voulut point être enterré avec cette pompe par laquelle la vanité des vivants croit encore triompher des injures de la mort. Le Roi, pour honorer la mémoire d'un homme qui avait rendu tant de services à l'État, et à la perte duquel il était si sensible, ordonna, par une distinction particulière, à tous les officiers des gendarmes d'en porter le deuil.
Il est vrai de dire qu'il était de ces génies dont il ne faut que trois ou quatre pour illustrer tout un règne. Il vécut longtemps, parce<25> que toute sa vie se passa en méditations et en actions. La mort l'empêcha de faire de plus grandes choses. On peut lui appliquer cette strophe si connue de Rousseau :
« Et ne mesurons point au nombre des années
La trame des héros. »25-a
ÉLOGE DE M. DE LA METTRIE.
Julien Offray de La Mettrie naquit à Saint-Malo le 25 de décembre 1709, de Julien Offray de La Mettrie et de Marie Gaudron, qui vivaient d'un commerce assez considérable pour procurer une bonne éducation à leur fils. Ils l'envoyèrent au collége de Coutances pour faire ses humanités, d'où il passa à Paris dans le collége du Plessis; il fit sa rhétorique à Caen, et comme il avait beaucoup de génie et d'imagination, il remporta tous les prix de l'éloquence. Il était né orateur; il aimait passionnément la poésie et les belles-lettres : mais son père, qui crut qu'il y avait plus à gagner pour un ecclésiastique que pour un poëte, le destina à l'Église; il l'envoya, l'année suivante, au collége du Plessis, où il fit sa logique sous M. Cordier, qui était plus janséniste que logicien.
C'est le caractère d'une imagination ardente de saisir avec force les objets qu'on lui présente, comme c'est le caractère de la jeunesse<27> d'être prévenue des premières opinions qu'on lui inculque. Tout autre disciple aurait adopté les sentiments de son maître; ce n'en fut pas assez pour le jeune La Mettrie : il devint janséniste, et composa un ouvrage qui eut vogue dans le parti.
En 1725, il étudia la physique au collége d'Harcourt, et y fit de grands progrès. De retour en sa patrie, le sieur Hunault, médecin de Saint-Malo, lui conseilla d'embrasser cette profession : on persuada le père; on l'assura que les remèdes d'un médecin médiocre rapportaient plus que les absolutions d'un bon prêtre. D'abord le jeune La Mettrie s'appliqua à l'anatomie; il disséqua pendant deux hivers; après quoi il prit, en 1725, à Reims le bonnet de docteur, et y fut reçu médecin.
En 1733, il fut étudier à Leyde sous le fameux Boerhaave. Le maître était digne de l'écolier, et l'écolier se rendit bientôt digne du maître. M. La Mettrie appliqua toute la sagacité de son esprit à la connaissance et à la cure des infirmités humaines; et il devint grand médecin dès qu'il voulut l'être. En 1734, il traduisit, dans ses moments de loisir, le traité du Feu, de M. Boerhaave, son Aphrodisiacus, et y joignit une dissertation sur les maladies vénériennes, dont lui-même était l'auteur. Les vieux médecins s'élevèrent en France contre un écolier qui leur faisait l'affront d'en savoir autant qu'eux. Un des plus célèbres médecins de Paris lui fit l'honneur de critiquer son ouvrage, marque certaine qu'il était bon. La Mettrie répliqua; et pour confondre d'autant plus son adversaire, en 1736 il composa un traité du Vertige, estimé de tous les médecins impartiaux.
Par un malheureux effet de l'imperfection humaine, une certaine basse jalousie est devenue un des attributs des gens de lettres; elle irrite l'esprit de ceux qui sont en possession des réputations, contre les progrès des naissants génies; cette rouille s'attache aux talents sans les détruire, mais elle leur nuit quelquefois. M. La Mettrie, qui avan<28>çait à pas de géant dans la carrière des sciences, souffrit de cette jalousie, et sa vivacité l'y rendit trop sensible.
Il traduisit à Saint-Malo les Aphorismes de Boerhaave, la Matière médicale, les Procédés chimiques, la Théorie chimique, et les Institutions du même auteur. Il publia presque en même temps un abrégé de Sydenham. Le jeune médecin avait appris, par une expérience prématurée, que pour vivre tranquille il vaut mieux traduire que composer; mais c'est le caractère du génie de s'échapper à la réflexion. Fort de ses propres forces, si je puis m'exprimer ainsi, et rempli des recherches de la nature qu'il faisait avec une dextérité infinie, il voulut communiquer au public les découvertes utiles qu'il avait faites. Il donna son traité sur la Petite vérole, sa Médecine pratique, et six volumes de Commentaires sur la Physiologie du sieur Boerhaave; tous ces ouvrages parurent à Paris, quoique l'auteur les eût composés à Saint-Malo. Il joignait à la théorie de son art une pratique toujours heureuse; ce qui n'est pas un petit éloge pour un médecin.
En 1742, M. La Mettrie vint, à Paris, attiré par la mort de M. Hunault, son ancien maître. Les sieurs Morand et Sidobre le placèrent auprès du duc de Grammont, et peu de jours après, ce seigneur lui obtint le brevet de médecin des gardes. Il accompagna ce duc à la guerre, et fut avec lui à la bataille de Dettingen, au siége de Fribourg, et à la bataille de Fontenoi, où il perdit son protecteur, qui y fut tué d'un coup de canon.
M. La Mettrie ressentit d'autant plus vivement cette perte, que ce fut en même temps l'écueil de sa fortune. Voici ce qui y donna lieu. Pendant la campagne de Fribourg, M. La Mettrie fut attaqué d'une fièvre chaude : une maladie est pour un philosophe une école de physique; il crut s'apercevoir que la faculté de penser n'était qu'une suite de l'organisation de la machine, et que le dérangement des ressorts influait considérablement sur cette partie de nous-mêmes que les mé<29>taphysiciens appellent l'âme. Rempli de ces idées pendant sa convalescence, il porta hardiment le flambeau de l'expérience dans les ténèbres de la métaphysique; il tenta d'expliquer, à l'aide de l'anatomie, la texture déliée de l'entendement, et il ne trouva que de la mécanique où d'autres avaient supposé une essence supérieure à la matière. Il fit imprimer ses conjectures philosophiques sous le titre d'Histoire naturelle de l'âme. L'aumônier du régiment sonna le tocsin contre lui, et d'abord tous les dévots crièrent.
Le vulgaire des ecclésiastiques est comme Don Quichotte, qui trouvait des aventures merveilleuses dans des événements ordinaires; ou comme ce fameux militaire29-a qui, trop rempli de son système, trouvait des colonnes dans tous les livres qu'il lisait. La plupart des prêtres examinent tous les ouvrages de littérature comme si c'étaient des traités de théologie; remplis de ce seul objet, ils voient des hérésies partout : de là viennent tant de faux jugements, et tant d'accusations formées, pour la plupart, mal à propos contre les auteurs. Un livre de physique doit être lu avec l'esprit d'un physicien; la nature, la vérité est son juge; c'est elle qui doit l'absoudre ou le condamner : un livre d'astronomie veut être lu dans un même sens. Si un pauvre médecin prouve qu'un coup de bâton fortement appliqué sur le crâne dérange l'esprit, ou bien qu'à un certain degré de chaleur la raison s'égare, il faut lui prouver le contraire, ou se taire. Si un astronome habile démontre, malgré Josué, que la terre et tous les globes célestes tournent autour du soleil, il faut, ou mieux calculer que lui, ou souffrir que la terre tourne.
Mais les théologiens, qui, par leurs appréhensions continuelles, pourraient faire croire aux faibles que leur cause est mauvaise, ne<30> s'embarrassent pas de si peu de chose. Ils s'obstinèrent à trouver des semences d'hérésie dans un ouvrage qui traitait de physique : l'auteur essuya une persécution affreuse, et les prêtres soutinrent qu'un médecin accusé d'hérésie ne pouvait pas guérir les gardes françaises.
A la haine des dévots se joignit celle de ses rivaux de gloire; celle-ci se ralluma sur un ouvrage de M. La Mettrie intitulé, La politique des médecins. Un homme plein d'artifice et dévoré d'ambition aspirait à la place vacante de premier médecin du roi de France; il crut, pour y parvenir, qu'il lui suffisait d'accabler de ridicule ceux de ses confrères qui pouvaient prétendre à cette charge. Il fit un libelle contre eux; et abusant de la facile amitié de M. La Mettrie, il le séduisit à lui prêter la volubilité de sa plume et la fécondité de son imagination : il n'en fallut pas davantage pour achever de perdre un homme peu connu, contre lequel étaient toutes les apparences, et qui n'avait de protection que son mérite.
M. La Mettrie, pour avoir été trop sincère comme philosophe, et trop officieux comme ami, fut obligé de renoncer à sa patrie. Le duc de Duras et le vicomte Du Chayla lui conseillèrent de se soustraire à la haine des prêtres et à la vengeance des médecins. Il quitta donc, en 1746, les hôpitaux de l'armée, où M. de Séchelles l'avait placé, et vint philosopher tranquillement à Leyde. Il y composa sa Pénélope, ouvrage polémique contre les médecins, où, à l'exemple de Démocrite, il plaisantait sur la vanité de sa profession. Ce qu'il y eut de singulier, c'est que les médecins, dont la charlatanerie y est dépeinte au vrai, ne purent s'empêcher d'en rire eux-mêmes en le lisant; ce qui marque bien qu'il se trouvait dans l'ouvrage plus de gaieté que de malice.
M. La Mettrie, ayant perdu de vue ses hôpitaux et ses malades, s'adonna entièrement à la philosophie spéculative : il fit son Homme machine, ou plutôt il jeta sur le papier quelques pensées fortes sur le<31> matérialisme, qu'il s'était sans doute proposé de rédiger. Cet ouvrage, qui devait déplaire à des gens qui, par état, sont ennemis déclarés des progrès de la raison humaine, révolta tous les prêtres de Leyde contre l'auteur : calvinistes, catholiques et luthériens oublièrent en ce moment que la consubstantiation, le libre arbitre, la messe des morts et l'infaillibilité du pape les divisaient; ils se réunirent tous pour persécuter un philosophe qui avait, de plus, le malheur d'être français, dans un temps où cette monarchie faisait une guerre heureuse à Leurs Hautes Puissances.
Le titre de philosophe et de malheureux fut suffisant pour procurer à M. La Mettrie un asile en Prusse, avec une pension du Roi. Il se rendit à Berlin au mois de février de l'année 1748, où il fut reçu membre de l'Académie royale des sciences. La médecine Je revendiqua à la métaphysique, et il fit un traité de la Dyssenterie, et un autre de l'Asthme, les meilleurs qui aient été écrits sur ces cruelles maladies. Il ébaucha différents ouvrages sur des matières de philosophie abstraite qu'il s'était proposé d'examiner; et par une suite des fatalités qu'il avait éprouvées, ces ouvrages lui furent dérobés; mais il en demanda la suppression aussitôt qu'ils parurent.
M. La Mettrie mourut dans la maison de mylord Tyrconnel, ministre plénipotentiaire de France, auquel il avait rendu la vie. Il semble que la maladie, connaissant à qui elle avait affaire, ait eu l'adresse de l'attaquer d'abord au cerveau, pour le terrasser plus sûrement : il prit une fièvre chaude avec un délire violent; le malade fut obligé d'avoir recours à la science de ses collègues, et il n'y trouva pas la ressource qu'il avait si souvent, et pour lui et pour le public, trouvée dans la sienne propre.
Il mourut le 11 de novembre 1751, âgé de quarante-trois ans. Il avait épousé Louise-Charlotte Dréauno, dont il ne laissa qu'une fille âgée de cinq ans et quelques mois.
<32>M. La Mettrie était né avec un fonds de gaieté naturelle intarissable; il avait l'esprit vif, et l'imagination si féconde, qu'elle faisait croître des fleurs dans le terrain aride de la médecine. La nature l'avait fait orateur et philosophe; mais un présent plus précieux encore qu'il reçut d'elle, fut une âme pure et un cœur serviable. Tous ceux auxquels les pieuses injures des théologiens n'en imposent pas, regrettent en M. La Mettrie un honnête homme et un savant médecin.
<33>ÉLOGE DU GÉNÉRAL DE STILLE.
Christophle-Louis de Stille naquit à Berlin l'an 1696, d'Ulric de Stille, lieutenant-général des armées du Roi, commandant de la ville de Magdebourg, et de Marie de Cosel. Il fit ses humanités au collége de Helmstedt, et acheva de se perfectionner dans ses études à l'université de Halle. L'amour des lettres n'altéra pas en lui le désir de la gloire : en 1715, que la guerre survint avec la Suède, M. de Stille voulut servir sa patrie; il fit le siége de Stralsund, et de l'infanterie il passa dans la cavalerie, pour laquelle sa vivacité semblait le destiner. Il ne se contentait pas d'avoir une charge; il voulait être digne de la remplir. La longue paix qui, depuis l'année 1717, dura jusqu'à 1733, n'avait fourni au militaire aucune occasion d'acquérir l'expérience de son art. Tous étaient réduits à la simple théorie, qui, en comparaison de l'expérience, ne doit se regarder que comme l'ombre à l'égard de l'objet réel. A la mort d'Auguste Ier,33-a roi de Pologne, M. de Stille ne laissa point échapper l'occasion qui se présenta à lui; il assista au fameux siége de Danzig qui se fit sous la direction du maréchal Münnich, et il eut la satisfaction de faire sous le prince Eugène la dernière campagne où ce prince commanda sur le Rhin. Après la mort du feu roi,<34> le roi d'à présent le nomma gouverneur de son frère le prince Henri. M. de Stille était d'autant plus digne de cet emploi, qu'il réunissait les qualités du cœur aux talents de l'esprit et aux vertus militaires. Au renouvellement de l'Académie, M. de Stille en fut élu curateur. Il est honteux de le dire, mais il n'en est pas moins vrai qu'on trouve rarement parmi les personnes de naissance des esprits aussi éclairés que le sien, et un mérite aussi digne de l'Académie que l'avait M. de Stille. Il n'était point étranger parmi les différentes sciences que notre Académie réunit en corps; il aurait même été capable de nous enrichir de ses travaux littéraires, si ses différentes fonctions ne lui en avaient dérobé le temps. Son penchant le portait aux belles-lettres; il préférait aux sciences austères les grâces de l'éloquence, non pas cette profusion de mots qui n'opère qu'une espèce de bourdonnement agréable aux oreilles, mais la force des pensées qui, par des expressions majestueuses, force l'auditeur à les entendre, persuade, et entraîne les suffrages.
Il regardait les anciens comme nos maîtres, et leur donnait surtout la préférence sur les modernes par l'étude plus profonde de leur art qu'ils avaient faite. Nous lui avons souvent entendu dire qu'autrefois un homme pouvait devenir habile, parce qu'il ne consacrait ses talents qu'à l'art qu'il embrassait; mais que le goût de notre siècle pour l'universalité des sciences ne pouvait produire que des hommes superficiels en tout genre; et il regardait ce goût comme la cause de la décadence des lettres : il ne croyait pas que Virgile dût commenter Euclide, ni que Platon fît des vaudevilles, la vie d'un homme ne suffisant pas pour approfondir une science, La guerre tira bientôt M. de Stille de l'asile des Muses; il suivit le Roi en Moravie l'année 1742. Il reçut, en 1743, le régiment de cavalerie du prince Eugène d'Anhalt, et fut de la promotion des généraux-majors.34-a
<35>La seconde guerre, de 1745, lui fournit des occasions pour déployer ses vertus militaires : il battit avec sa brigade le général Nadasdy dans une affaire d'avant-garde auprès de Landeshut,35-a et le poursuivit jusqu'en Bohême. Peu de temps après, il fut blessé à la bataille de Friedeberg; il est superflu de dire qu'il y acquit de la gloire. Les exploits que fit la cavalerie prussienne en ce jour-là, sont trop connus pour les rappeler ici. Après l'expédition de Saxe, M. de Stille revint avec le Roi à Berlin, où il trouva M. de Maupertuis, devenu, depuis peu, président de l'Académie; il participa à la joie que tout notre corps ressentit d'avoir à sa tête un savant aussi illustre.35-b Les sciences et les arts se tiennent tous comme par la main : la méthode qui conduit un géomètre dans les profondeurs de la nature, ou qui guide un philosophe dans les ténèbres de la métaphysique, est la même pour tous les arts. M. de Stille, qui, avec le goût des sciences, s'était acquis cette méthode, voulut l'appliquer à un métier qu'il faisait avec succès, et qui, dans la guerre, l'avait couvert de gloire : il composa un ouvrage sur l'origine et les progrès de la cavalerie; ce que nous en avons vu, est plein de recherches curieuses et de détails pleins d'érudition. Il l'avait poussé jusqu'à l'an 1750, et la mort l'empêcha d'achever ce que ses recherches auraient eu de plus intéressant à nous apprendre. Le manuscrit est entre les mains de sa famille; ce serait une perte pour le public s'il était frustré de cet héritage.35-c
Depuis l'année 1750, M. de Stille se sentit attaqué d'un asthme qui, allant toujours en empirant, causa enfin sa mort le 19 d'octobre 1752. Il avait épousé Charlotte de Huss, fille du président de la régence de<36> Magdebourg; il laissa deux fils, qui sont officiers, et quatre filles, dont deux sont en bas âge.
Il avait le cœur serviable, plein de candeur et de désintéressement; sa sagesse était gaie, et sa joie était sage. Les talents de son esprit ne servaient qu'à relever les qualités de son cœur; né pour les arts comme pour la guerre, pour la cour comme pour la retraite, il était de ce petit nombre de gens qui ne devraient jamais mourir; mais comme la vertu ne se dérobe pas aux atteintes de la mort, il a su survivre à lui-même en laissant un nom cher aux arts et estimé des honnêtes gens.
<37>ÉLOGE DU BARON DE KNOBELSDORFF.
Jean-George-Wenceslas baron de Knobelsdorff naquit en 1697.37-a Son père était seigneur du village de Cossar dans le duché de Crossen, et sa mère était une baronne de Haugwitz.
Dès l'âge de quinze ans, il embrassa le métier des armes; il fit la campagne de Poméranie et le siége de Stralsund dans le régiment de Lottum, où il s'était engagé, se distinguant autant que le permettait la sphère étroite des grades subalternes de la guerre. Les fatigues d'une campagne rude et d'un siége poussé jusqu'au commencement de l'hiver, altérèrent sa santé, et lui causèrent un crachement de sang; il se roidit contre ces infirmités précoces, et s'obstina de servir, malgré son tempérament délicat, jusqu'à l'année 1730, qu'il quitta comme capitaine.
Le caractère du génie est de pousser fortement ceux qui en sont doués, à s'abandonner au penchant irrésistible de la nature, qui leur enseigne à quoi ils sont propres; de là vient que tant d'habiles artistes<38> se sont formés eux-mêmes, et se sont ouvert des routes nouvelles dans la carrière des arts. Cette puissante inclination se remarque surtout dans ceux qui sont nés poëtes ou peintres. Sans citer Ovide, qui fit des vers malgré la défense de son père, sans citer le Tasse, qui fut dans le même cas, et sans faire mention du Corrége, qui se trouva peintre en voyant les tableaux de Raphaël, nous trouvons dans M. de Knobelsdorff un pareil exemple. Il était né peintre et grand architecte; la nature en avait fait les frais : il ne restait qu'à l'art d'y mettre la dernière main.
Pendant que M. de Knobelsdorff était au service, il employait son loisir à dessiner d'après la bosse. Il peignait déjà des paysages dans le goût de Claude-Lorrain, sans connaître un maître avec lequel il avait une si grande ressemblance. Dès qu'il eut quitté le service, il se livra à ses goûts sans retenue; il lia amitié avec le célèbre Pesne, et il n'eut point honte de lui confier l'éducation de ses talents. Sous cet habile maître, il étudia surtout ce coloris séduisant qui, par une douce illusion, empiète sur les droits de la nature, en animant la toile muette. Il ne négligea aucun genre, depuis l'histoire jusqu'aux fleurs, depuis l'huile jusqu'au pastel. La peinture le conduisit par la main à l'architecture; et ne considérant cette connaissance, dans le commencement, que pour l'emploi qu'il en pouvait faire dans les tableaux, il se trouva que ce qu'il ne regardait que comme un accessoire, fut son talent principal.
La retraite dans laquelle il vivait, ne le cacha pas au Roi, alors prince royal : ce prince l'appela à son service, et M. de Knobelsdorff, pour premier essai, orna le château de Rheinsberg, et le mit, ainsi que les jardins, dans l'état où on le voit à présent. M. de Knobelsdorff embellissait l'architecture par un goût pittoresque, qui ajoutait des grâces aux ornements ordinaires; il aimait la noble simplicité des Grecs, et un sentiment fin lui faisait rejeter tous les ornements qui n'étaient pas à leur place. Son avidité de connaissances lui fit désirer<39> de voir l'Italie, afin d'étudier jusque dans ses ruines les règles de son art. Il fit ce voyage l'année 1738.39-a Il admira le coloris de l'école vénitienne, le dessin de l'école romaine; il vit tous les tableaux des grands maîtres : mais de tous les peintres d'Italie il ne trouva que Solimène digne de ceux qui, sous les Léon X, avaient illustré leur patrie. Il trouvait plus de majesté dans l'architecture ancienne que dans celle des modernes; il admirait la fastueuse basilique de Saint-Pierre, sans cependant s'aveugler sur ses défauts, remarquant que les différents architectes qui y ont travaillé, se sont écartés à tort du premier dessin qu'en a l'ait Michel-Ange. M. de Knobelsdorff revint ainsi à Berlin, enrichi des trésors de l'Italie, affermi dans ses principes d'architecture, et confirmé, par son expérience, dans les préjugés favorables qu'il avait pour le coloris de M. Pesne. A son retour, il fit le portrait du feu roi, du Prince royal, et beaucoup d'autres, qui auraient fait la réputation d'un homme qui n'aurait été que peintre.
En 1740, après la mort de Frédéric-Guillaume, le Roi lui confia la surintendance des bâtiments et jardins. M. de Knobelsdorff s'appliqua d'abord à orner le parc de Berlin : il en fit un endroit délicieux par la variété des allées, des palissades, des salons, et par le mélange agréable que produisent à la vue les nuances des feuilles de tant d'arbres différents; il embellit le parc par des statues et par la conduite de quelques ruisseaux; de sorte qu'il fournit aux habitants de cette capitale une promenade commode et ornée, où les raffinements de l'art ne se présentent que sous les attraits champêtres de la nature.
M. de Knobelsdorff, non content d'avoir vu en Italie ce que les arts y furent autrefois, voulut les considérer dans un pays où ils fleurissent actuellement; il obtint la permission de faire le voyage de France.39-b Il ne s'écarta pas de son objet pendant le temps qu'il y fut.<40> Trop attaché aux beaux-arts pour se répandre dans le grand monde et trop ardent à s'instruire pour sortir de la société des artistes, il ne vit que des ateliers, des galeries de tableaux, des églises et de l'architecture. Il n'est pas hors de notre sujet de rapporter ici le jugement qu'il portait des peintres de l'école française. Il approuvait la poésie qui règne dans la composition des tableaux de Le Brun, le dessin hardi du Poussin, le coloris de Blanchard et des Boulogne, la ressemblance et le fini des draperies de Rigaud, le clair-obscur de Raoux, la naïveté et la vérité de Chardin, et il faisait beaucoup de cas des tableaux de Charles Vanloo et des instructions de de Troy. Il trouvait cependant le talent des Français pour la sculpture supérieur à celui qu'ils ont pour la peinture, l'art étant poussé à sa perfection par les Bouchardon, les Adam, les Pigalle, etc. De tous les bâtiments de France deux seuls lui paraissaient d'une architecture classique, à savoir : la façade du Louvre par Perrault, et celle de Versailles qui donne sur le jardin. Il donnait la préférence aux Italiens pour l'architecture extérieure, et aux Français pour la distribution, la commodité et les ornements des appartements. En quittant la France, il passa par la Flandre, où, comme on s'en doute bien, les ouvrages des van Dyk, des Rubens et des Wouwermann ne lui échappèrent pas.
Arrivé à Berlin, le Roi le chargea de la construction de la maison d'opéra, un des édifices les plus beaux et les plus réguliers qui ornent cette capitale. La façade en est imitée, et non pas copiée, d'après celle du Panthéon; et dans l'intérieur, le rapport heureux des proportions rend ce vase sonore, quelle que soit son immensité. M. de Knobelsdorff fut occupé ensuite à bâtir la nouvelle aile du palais de Charlottenbourg, dont les amateurs approuvent la beauté du vestibule et de l'escalier, la noblesse du salon, et l'élégance de la galerie. Il eut occasion d'exercer ses talents à la décoration du péristyle nouveau du château de Potsdam, à l'escalier de marbre, et au salon où est représentée l'apothéose du Grand Électeur. Le salon de Sans-Souci qui<41> imite l'intérieur du Panthéon, fut exécuté d'après ses dessins, de même que la grotte et la colonnade de marbre qui se trouvent dans les jardins de ce palais. Outre les édifices dont je viens de parler, une infinité de maisons particulières, tant à Berlin qu'à Potsdam, entre autres, le château de Dessau, ont été bâties d'après les dessins qu'il en a donnés.
Un homme qui possédait tant de talents, fut revendiqué par l'Académie royale des sciences, à son renouvellement, et M. de Knobelsdorff en devint membre honoraire. Qu'on ne s'étonne pas de voir un peintre, grand architecte, placé entre des astronomes, des géomètres, des physiciens et des poëtes. Les arts et les sciences sont des jumeaux qui ont le génie pour père commun; ils tiennent les uns aux autres par des liens naturels et inséparables. La peinture exige une connaissance parfaite de la mythologie et de l'histoire; elle conduit à l'étude de l'anatomie, pour tout ce qui a rapport au jeu des ressorts qui font mouvoir le corps humain, afin que, dans l'attitude des figures, la contraction des muscles opère des effets véritables, et ne représente ni enfoncements ni élévations dans les membres, que ceux qui y doivent être. Le paysage veut une connaissance de l'optique et de la perspective qui, jointe à l'architecture, exige l'étude de la géométrie, des forces mouvantes et de la mécanique. La peinture tient surtout à la poésie; le même feu d'imagination qui sert le poëte, doit se trouver dans le peintre. Toutes ces parties entrent dans la composition d'un bon peintre; et c'est peut-être un des grands avantages de notre siècle éclairé que d'avoir rendu les sciences plus communes, en les rendant plus nécessaires.
Tant de connaissances que M. de Knobelsdorff possédait, le rendaient un sujet véritablement académique, et lui auraient fait plus d'honneur, si la mort ne nous l'avait enlevé dans un âge où ses talents étaient dans toute leur maturité. Il avait été sujet à des accès de goutte : soit qu'il traitât son mal avec trop d'indifférence, soit que sa<42> santé se dérangeât d'elle-même, il se plaignit d'obstructions, et son mal dégénéra enfin en hydropisie. Les médecins l'envoyèrent aux eaux de Spa, croyant s'en défaire; mais il sentit que ce remède n'était pas propre à son mal. Il regagna Berlin avec peine, où il mourut le 1542-a de septembre 1753, âgé de cinquante-six ans.42-b
M. de Knobelsdorff avait un caractère de candeur et de probité qui le fit estimer généralement; il aimait la vérité, et se persuadait qu'elle n'offensait personne; il regardait la complaisance comme une gêne, et fuyait tout ce qui paraissait contraindre sa liberté; il fallait le connaître particulièrement pour sentir tout son mérite. Il favorisa les talents, il aima les artistes, et se faisait plutôt rechercher qu'il ne se produisait. Il faut surtout dire à son éloge qu'il ne confondit jamais l'émulation avec l'envie, sentiments si différents, en effet, et qu'on ne saurait assez recommander aux savants et aux artistes de distinguer pour leur honneur, pour leur repos, et pour le bien de la société.
<43>ÉLOGE DU PRINCE HENRI DE PRUSSE.43-1
Messieurs,
Si l'affliction est permise à un homme raisonnable, c'est sans doute quand il partage avec sa patrie et un peuple nombreux la douleur d'une perte irréparable. Bien loin que l'objet de la philosophie soit d'étouffer la nature en nous, elle se borne à régler et modérer les écarts des passions; en munissant le cœur du sage d'assez de fermeté pour soutenir l'infortune avec grandeur d'âme, elle le blâmerait, si, dans un engourdissement stupide, il voyait d'un œil insensible les pertes et les désastres de ses concitoyens. Me serait-il donc permis de demeurer seul insensible au funeste événement qui trouble la sérénité de vos jours, à la vue du spectacle lugubre qui vient de vous frapper, à ce triomphe de la mort qui s'élève des trophées de nos dépouilles, et qui s'applaudit de s'être immolé nos plus illustres têtes? Non, messieurs, mon silence serait criminel; il me doit être permis de mêler ma voix à celle de tant de citoyens vertueux qui déplorent la destinée d'un jeune prince que les dieux n'ont fait que montrer<44> à la terre. De quelque côté que je tourne mes regards, je n'aperçois que des fronts abattus, des visages sombres, l'empreinte de la douleur, des ruisseaux de larmes qui coulent des yeux; je n'entends que des soupirs et des regrets étouffés par des sanglots. Ceci me rappelle la famille royale éplorée, redemandant, mais hélas! en vain, le prince aimable qu'elle a perdu pour toujours.
La haute naissance qui approchait le prince Henri si près du trône, ne fut pas la cause d'une douleur si universelle : la grandeur, l'illustration, la puissance, n'inspirent que la crainte, une soumission forcée, et des respects aussi vains que l'idole qui les reçoit; l'idole tombe-t-elle, la considération finit, et la malignité la brise. Non, messieurs, ce n'était pas l'ouvrage de la fortune qu'on estimait dans le prince Henri, mais l'ouvrage de la nature, mais les talents de l'esprit, mais les qualités du cœur, mais le mérite de l'homme même. S'il n'avait eu qu'une âme vulgaire, peut-être, par bienséance, lui eût-on prodigué de froids regrets, démentis par l'indifférence publique; des éloges peinés, entendus avec ennui; de frivoles démonstrations de sensibilité, qui n'auraient pas abusé les plus stupides; et son nom aurait été condamné à un éternel oubli.
Hélas! que nous sommes éloignés de nous trouver dans ce cas! N'eût-il été qu'un particulier, le prince Henri aurait gagné les cœurs de tous ceux qui l'auraient approché. En effet, qui pouvait se refuser à son air affable, à son abord facile, à ce caractère de douceur qui ne le quittait jamais, à ce cœur tendre et compatissant, à ce génie plein de noblesse et d'élévation, à cette maturité de raison dans l'âge des égarements, à cet amour des sciences et de la vertu dans cette vive jeunesse où la plupart des hommes n'ont qu'un instinct de plaisir et de folie, enfin à cet assemblage admirable de talents et de vertus qui se rencontrent si rarement chez des particuliers, plus rarement encore parmi les personnes d'une haute naissance, parce que leur nombre est moins considérable?
<45>Se trouverait-il dans cette assemblée quelque esprit assez méchant, assez satirique, censeur assez dur, assez impitoyable, qui, osant tourner en dérision le sujet respectable de notre juste douleur, trouvât à redire que nous entreprenions aujourd'hui l'éloge d'un enfant qui a passé avec rapidité, et qui n'a laissé aucune trace de son existence? Non, messieurs, j'ai une trop haute idée du caractère de cette nation, pour soupçonner qu'on y trouve des hommes féroces par insensibilité, et inhumains par esprit de contradiction : on peut ignorer nos pertes, mais on ne peut les connaître qu'avec attendrissement. S'il se trouvait ailleurs de ces censeurs dédaigneux, que ne pourrions-nous pas leur répondre?
Se figurent-ils que tout un peuple se trompe, quand à la mort d'un jeune prince il donne les marques de la plus profonde douleur? Croient-ils qu'on gagne la faveur du public, et qu'on peut le mettre dans une espèce d'enthousiasme, sans mérite? Pensent-ils que le genre humain, si peu disposé à donner son suffrage, l'accorde légèrement, s'il n'y est forcé par la vertu? Qu'ils conviennent donc que cet enfant, qui n'a laissé aucune trace de son existence, méritait nos regrets, tant par ce que nous espérions de lui, que par le peu de princes qu'il nous restait à perdre. Justifions les larmes de la famille royale, les regrets des véritables citoyens attachés au gouvernement, et la consternation publique, à la nouvelle d'une perte aussi importante.
Qu'est-ce qui fait, messieurs, la force des États? Sont-ce des limites étendues, auxquelles il faut des défenseurs? Sont-ce des richesses accumulées par le commerce et l'industrie, qui ne deviennent utiles que par leur bon emploi? Sont-ce des peuples nombreux, qui se détruiraient eux-mêmes s'ils manquaient de conducteurs? Non, messieurs, ces objets sont des matériaux bruts, qui n'acquièrent de prix et de considération qu'autant que la sagesse et l'habileté savent les mettre en œuvre. La force des États consiste dans les grands hommes que la nature y fait naître à propos. Parcourez les annales du monde,<46> vous verrez que les temps d'élévation et de splendeur des empires ont été ceux où des génies sublimes, des âmes vertueuses, des hommes doués d'un mérite éminent y ont brillé, en soutenant le poids du gouvernement par leurs efforts généreux. C'est ce sentiment confus qui rend le public sensible à la mort des hommes d'une naissance illustre, parce qu'il attendait d'eux des services importants. Comme on regrette plus la perte d'une tendre plante, prête à produire, et qu'un hiver rigoureux emporte, que celle d'un arbre antique dont la sève tarie a desséché les rameaux; de même, messieurs, le public est plus sensible aux espérances qu'on lui enlève lorsqu'il touche au moment d'en jouir, qu'à la perte de ceux dont la caducité ne lui fait plus attendre les mêmes services qu'ils lui rendirent dans leur jeunesse.
Sur qui pouvions-nous jamais fonder de plus solides espérances que sur un prince dont les moindres actions nous découvraient un caractère admirable, et nous annonçaient de quoi il serait capable un jour? Hélas! nous voyions le germe des talents et des vertus s'accroître et prospérer dans un champ qui nous promettait de riches moissons.
Les personnes les plus éclairées, ceux qui ont le plus l'usage du monde, et qui en même temps ont le plus fouillé dans le cœur de l'homme, savent déchiffrer dans le fond du caractère les actions qu'on peut en attendre. Que ne trouvaient-ils pas dans le caractère de ce jeune prince? Une âme où la vertu était empreinte, un cœur plein de sentiments nobles, un esprit avide de s'instruire, un génie de la plus grande élévation, une raison mâle et prématurée. Voulez-vous des exemples de ce que la raison pouvait sur lui dans un âge aussi tendre? Rappelez-vous, messieurs, ces jours de troubles, marqués par tant de calamités, où l'Europe, dans une espèce de délire, s'était conjurée pour bouleverser cette monarchie; où nous pouvions compter le nombre de nos ennemis, et où il était difficile de discerner nos amis à des marques certaines. Dans ce temps, le prince de Prusse<47> quitta Magdebourg, dont les boulevards servaient de dernier asile à la maison royale, pour accompagner le Roi dans la campagne de 1762. Le prince Henri, qui brûlait d'entrer dans la carrière où le prince son frère allait s'engager, conçut que non seulement sa jeunesse l'écartait des fatigues de la guerre, mais qu'encore le Roi son oncle ne pouvait, sans inconsidération, exposer à la fois à des dangers évidents toutes les espérances de l'État. Ces réflexions tournèrent toute son application à l'étude; il disait qu'il rendrait utiles tous les moments de son loisir qu'il ne pouvait consacrer à la gloire. Ses progrès répondirent à ses résolutions. Il ne traitait point l'étude comme cette jeunesse frivole et corrompue qui, par la crainte des maîtres, se hâte de remplir un devoir qui lui répugne, pour se livrer ensuite à l'oisiveté, ou bien à la licence et à la dépravation dont les exemples ne lui frayent que trop communément les chemins.
Notre prince, plus éclairé, savait que lui-même, ainsi que tous les hommes, n'avait reçu en naissant que la capacité de s'instruire, qu'il fallait qu'il apprît ce qu'il ignorait, et remplît sa mémoire, ce magasin précieux, des connaissances dont il pourrait faire usage dans le cours de sa vie. Il était persuadé que les lumières acquises par l'étude rendent l'expérience prématurée, et qu'une théorie bien digérée conduit à une pratique facile. Voulez-vous savoir quel vaste champ de connaissances il avait embrassé? Depuis l'histoire ancienne jusqu'à la moderne, il avait tout lu; il s'était surtout appliqué à s'imprimer dans la mémoire les caractères des grands hommes, les événements principaux et frappants, et ce qui a le plus contribué à l'élévation ou bien à la décadence des empires; ce choix exquis et précieux, il se l'était rendu familier.
Point d'ouvrage militaire qui jouit de quelque réputation, qu'il n'ait étudié, et sur lequel il n'ait consulté le sentiment des personnes expérimentées. Voulez-vous des témoignages encore moins équivoques de l'ardeur qu'il témoignait de s'instruire à fond des choses? Apprenez<48> donc, messieurs, qu'ayant parcouru les systèmes différents de fortification, et ne se sentant pas aussi avancé dans cette partie qu'il l'aurait désiré, durant six mois il prit des leçons du colonel Ricaud, sans y avoir été incité par personne, et à l'insu de ses parents mêmes. O jeune homme! quel exemple que le vôtre pour la jeunesse lâche et inappliquée qu'il faut contraindre à s'instruire! et que ne devait-on pas se promettre de vos heureuses dispositions! Voulez-vous des marques frappantes de la solidité de son esprit? Publions hardiment la vérité; osons dire devant cet auditoire illustre ce qui doit être au moins connu d'une partie de ceux qui le composent. Agé de dix-huit ans, le prince savait rendre compte des systèmes de Des Cartes, de Leibniz, de Malebranche et de Locke; non seulement sa mémoire avait retenu toutes ces matières abstraites, mais son jugement les avait toutes épurées. Il était étonné de trouver dans les recherches de ces grands hommes moins de vérités que de suppositions ingénieuses; et il était parvenu à penser, comme Aristote, que le doute est le commencement de la sagesse.
Un jugement droit, qui le conduisait dans toutes ses démarches, l'avait borné, dans l'étude de la géométrie, aux Éléments d'Euclide : il disait qu'il abandonnait la géométrie transcendante à des génies désœuvrés qui pouvaient la cultiver par luxe d'esprit. Sera-t-il croyable à la postérité que ce prince aimable, ayant à peine passé le seuil du sanctuaire des sciences, ait dû faire rougir tant de savants blanchis sous le harnois, qui, remplissant leur mémoire, n'ont jamais éclairé leur raison?
Un bon esprit apporte des dispositions à tout ce qu'il veut entreprendre : il est tel qu'un Protée, qui change sans peine de formes et paraît toujours réellement l'objet qu'il représente. Notre prince, qui était né avec ce don heureux, ne laissa point échapper la pratique de l'art militaire à la sphère de ses connaissances : il paraissait né pour tout ce qu'il faisait. Son émulation et son penchant se découvraient<49> surtout dans ces courses annuelles où, se trouvant à la suite du Roi, il parcourait les provinces; il connaissait l'armée, et il en était connu; depuis les moindres détails jusqu'aux parties sublimes de cet art dangereux, rien n'échappait à son activité; avec cela, d'une humeur toujours égale, tempérant dans ses mœurs, adroit dans les exercices du corps, persévérant dans ses entreprises, infatigable dans ses travaux, et porté par préférence à tout ce qui peut être utile et honorable.
Tant de talents admirables que la nature avait accordés au prince Henri, ne formeraient cependant pas un éloge parfait, si les qualités du cœur, essentielles à tous les hommes, et surtout aux grands, ne s'y étaient jointes et n'eussent couronné l'œuvre.
Un plus vaste champ se présente à ma vue, et m'offre une riche moisson de vertus. Un enfant, dans l'âge où à peine l'âme commence à se développer, me fournit une foule d'exemples de perfections. Je n'avancerai rien, messieurs, qui ne soit soutenu par des preuves; et quel que fût mon attachement pour ce prince, il ne m'aveuglerait pas assez pour que je voulusse en imposer à des témoins. Mais qui me démentira, si je dis que le prince Henri, né avec un tempérament tout de feu, savait tempérer sa vivacité par sa sagesse? Ceux qui ont eu l'honneur de l'approcher, savent qu'on pouvait hardiment épancher son cœur dans son sein, sans craindre qu'il trahît les secrets qu'on lui avait confiés. Son cœur surtout était sa plus belle comme sa plus noble partie : doux pour ceux qui l'approchaient, compatissant pour les malheureux, tendre pour ceux qui souffraient, humain pour tout le monde, il semblait partager le sort des affligés, il étanchait les pleurs des infortunés, il répandait abondamment sa générosité sur les indigents, rien ne lui était trop précieux pour qu'il ne l'employât au soulagement de ceux qui étaient dans le besoin. Je vous en atteste, ô familles malheureuses qu'il secourut de tout son pouvoir, vous, pauvres honteux, qui trouviez en lui une ressource toujours assurée, vous, malheureux de toute espèce, qui avez perdu en lui un bienfai<50>teur, un père! Ces excellentes dispositions lui étaient si naturelles, il se faisait si peu d'effort pour les mettre au jour, qu'on voyait évidemment qu'elles partaient d'une source pure et inépuisable. Faut-il qu'un destin ennemi l'ait fait tarir sitôt! Oublierai-je ce peu de jours qu'il passa à son régiment? Vous, ses officiers, et vous, vaillants cuirassiers, glorieux de servir sous ses ordres, en est-il aucun de vous qui me démente, si je dis que vous n'avez appris à le connaître que par ses bienfaits, et que ce prince si jeune pouvait vous servir de guide et de modèle?
Vous savez, messieurs, que le désintéressement parfait est la source d'où découle toute vertu : c'est lui qui fait préférer une réputation honorable aux avantages de la richesse, l'amour de l'équité et de la justice aux désirs d'une cupidité effrénée, les intérêts du public et de l'État aux siens propres et à ceux de sa famille, le salut et la conservation de la patrie à sa conservation personnelle, à ses biens, à sa santé, à sa vie; qui, en un mot, élève l'homme au-dessus de l'homme, et le rend presque un citoyen des cieux. Ce sentiment noble et généreux de l'âme se remarquait dans toutes les actions de notre prince. Combien ne forma-t-il pas de vœux pour la fécondité du mariage du prince de Prusse son frère! Et quoiqu'il ne pût se déguiser que la stérilité de cette union le rapprocherait du trône, il marqua la joie la plus sincère en apprenant la délivrance de la princesse sa belle-sœur,50-a regrettant seulement que ce ne fût pas un prince qu'elle eût mis au monde. Je ne serais pas embarrassé de vous citer encore de pareils traits, qui vous rempliraient d'amour et vous raviraient en admiration; toutefois souffrez, messieurs, que je m'arrête, et que je ne lève point le voile qui couvre aux yeux des profanes ce qui regarde l'intérieur de la maison royale.
Après tout ce que vous venez d'entendre du prince Henri, qui ne<51> craindrait que l'extrême penchant qu'ont tous les hommes à s'approuver eux-mêmes, que cette complaisance avec laquelle ils relèvent leurs moindres actions, que cette flatteuse disposition qu'ils ont à s'applaudir, n'eût enflé le cœur d'un jeune homme d'une vanité toujours odieuse, quoiqu'elle n'eût pas été dépourvue de tout fondement? Quel écueil pour l'amour-propre que tant de talents, et même tant de vertus! Heureusement nous n'avons rien à appréhender pour lui : une raison supérieure le préserva de cet écueil dangereux. J'en appelle à la cour, à la ville, à l'armée, aux provinces, à vous-mêmes, messieurs : vous savez que sa belle âme était la seule qui ne fût pas satisfaite d'elle-même. Peu content des qualités qu'il possédait, il avait une plus haute idée de celles qu'il espérait d'acquérir; c'était le principe qui excitait son ardeur à se procurer les connaissances qui lui manquaient, afin d'approcher en tout genre aussi près de la perfection qu'il est permis à la fragilité humaine d'y atteindre. Mais si la vanité lui parut une faiblesse ridicule, il ne fut pas insensible aux attraits de la gloire. Quel homme vertueux l'a jamais dédaignée? C'est la dernière passion du sage; les plus austères philosophes même n'ont pu la déraciner. Avouons-le franchement, messieurs : le désir d'établir une réputation solide est le mobile le plus puissant, est le principal ressort de l'âme, est la source et le principe éternel qui pousse les hommes à la vertu, et qui produit ces actions par lesquelles ils s'immortalisent. Le prince Henri ne voulait pas devoir sa réputation à la lâche condescendance du vulgaire, méprisable adorateur des idoles de la fortune, qui les encense par bassesse, fussent-elles même sans mérite : il voulait une gloire inhérente à sa personne, et que l'envie ne pût rendre douteuse; point de réputation d'emprunt, mais un nom réel, soutenu par le fond d'un caractère invariable.
Que ne présagions-nous pas de tant d'admirables qualités, accompagnées de tant de modestie! Avec quel plaisir ne composions-nous pas d'avance l'histoire de la vie que ce grand prince nous faisait<52> attendre! Nous le vîmes entrer dans le monde : la carrière de la gloire s'entr'ouvrait pour lui; il nous parut comme un athlète préparé à rendre sa course célèbre; sa jeunesse florissante enflait nos espérances; d'avance nous jouissions de tout son mérite; mais nous ignorions, hélas! qu'un arrêt fatal de la destinée devait nous l'enlever sitôt.
Malheureux que je suis! dois-je renouveler votre douleur? faut-il rouvrir la source de vos larmes? et ma main sera-t-elle destinée à retourner le poignard dans la plaie de vos cœurs, qui saigne encore? En vain, messieurs, je m'étudierais à vous déguiser notre perte commune; elle n'est, hélas! que trop réelle. Faibles orateurs, que pouvez-vous pour calmer une douleur aussi vive? Mêlez plutôt vos larmes au torrent de celles qui se répandent. Vous le savez, malheureusement le prince Henri fut subitement saisi d'une maladie autant cruelle qu'affreuse. Ce prince, qui ignorait le sentiment de la crainte, n'appréhendait pas la petite vérole, malgré les ravages prodigieux qu'elle avait faits l'hiver précédent, et malgré l'horreur générale qu'en a presque tout le monde. Admirez son humanité : dès que les médecins lui eurent appris le mal dont il était atteint, il interdit son accès à tous ceux de ses domestiques qui n'avaient point eu la même maladie; un de ses valets de chambre qui était dans ce cas, n'osa le servir; il dit que si l'on voulait qu'il fût tranquille, on devait lui laisser courir ses propres risques, sans l'exposer à les communiquer à d'autres. Un des aides de camp du Roi qui n'avait point eu la petite vérole, s'offrit à le veiller; mais le prince ne voulut point qu'il s'exposât : en craignant de risquer la vie de ceux qui l'entouraient, il bravait ses propres dangers. Cette bonté, cette noblesse de sentiments, cette façon de penser généreuse, cette humanité, la première des vertus, le caractérisèrent jusqu'au trépas; il souffrit patiemment, il jeta sur la mort des regards intrépides, et s'y abandonna avec héroïsme.
Quel coup de foudre pour la maison royale que cette nouvelle<53> autant désastreuse qu'inopinée! Hélas! nous nous flattions tous, chacun tâchait à se faire illusion, nous écartions de nos esprits les images funestes dont l'impression douloureuse blessait la délicatesse de nos sentiments; ces hommes réduits, par leur art borné, à n'être que les témoins des maladies, nous entretenaient dans cette sécurité trompeuse, quand tout à coup les accents d'une voix lugubre vinrent tarir nos espérances et nous plonger dans la douleur la plus profonde.
Souvenez-vous, messieurs, de ce jour funeste où la renommée, qui divulgue tout, répandit subitement ces tristes paroles : Le prince Henri est mort!53-a Quelle consternation! que d'inutiles et sincères regrets! que de larmes répandues! Ce n'était point le sentiment feint d'une douleur affectée, mais l'affliction sincère d'un public éclairé, qui connaissait la grandeur de ses pertes. Les jeunes gens disaient : Comment est mort celui sur lequel nous avions fondé tant d'espérances! Les vieillards disaient : C'était à lui de vivre, à nous de mourir. Chacun croyait avoir perdu en lui un parent, un ami, un exemple, un bienfaiteur. Marcellus, enlevé dans la fleur de son printemps, fut moins regretté; Germanicus mourant coûta moins de larmes aux Romains; et la perte d'un jeune homme devint une calamité publique.
O pompe fatale! ta marche fut arrosée par des torrents de larmes, et tu ne parvins au tombeau qu'à travers les gémissements, les pleurs, les cris du peuple, et les symboles du désespoir qui t'environnaient!
Tel, messieurs, est le privilége de la vertu quand elle brille dans toute sa pureté : les hommes, quelque adonnés qu'ils soient eux-mêmes au vice, sont, pour leur propre avantage, contraints de l'aimer et forcés de lui rendre justice. Les suffrages sincères de toute une nation, le témoignage universel de l'estime publique, ces louanges du prince<54> Henri après sa mort, et par conséquent à l'abri de toute flatterie, ne sont-elles pas dans le cas de ces acclamations générales où la voix de Dieu paraît se manifester par la voix de tout un peuple? Ne mesurons donc point la vie des hommes selon son plus ou moins d'étendue, mais selon l'usage qu'ils ont fait du temps de leur existence.54-a O prince aimable! votre sagesse vous avait bien averti de cette vérité. Votre course fut bornée; mais vos jours furent remplis. Vous-même, non, vous ne regretteriez pas la courte durée du terme que la nature vous avait prescrit, si vous pouviez savoir combien vous avez été aimé, combien de cœurs vous étaient sincèrement attachés, et quelle confiance le public mettait en votre mérite. Une vie plus longue, que pouvait-elle vous procurer davantage?
Ah! messieurs, ces tristes réflexions, loin de calmer notre douleur, l'aggravent, en nous rappelant tous les avantages dont nous jouissions, et qui se sont soudainement évanouis; un instant fatal nous oblige à renoncer pour jamais à l'espérance de voir briller tant de vertus pour l'avantage de la patrie. Jour désastreux, qui nous privas de ce doux espoir! cruelle maladie, qui terminas de si beaux jours! sort impitoyable, qui ravis les délices du peuple, pourquoi nous laissas-tu la lumière, après la lui avoir ravie? .... Mais que dis-je? .... Où est-ce que ma douleur m'égare? .... Non, messieurs, supprimons des murmures aussi coupables qu'inutiles, respectons les arrêts des destinées, souvenons-nous que la condition d'hommes nous assujettit à la souffrance, que les lâches en sont abattus, et que les courageux la soutiennent avec fermeté. Ce prince si aimable et si aimé, s'il pouvait entendre nos tristes regrets et les accents plaintifs de tant de voix lamentables, n'approuverait pas ces témoignages lugubres de notre impuissante et stérile douleur; il penserait que si, dans la courte durée de sa vie, il na pu nous être utile selon ses excellentes intentions, nous devrions au moins retirer quelques instructions de sa mort.
<55>O vous, jeunesse illustre qui ne respirez que pour la gloire et qui dévouez vos travaux aux armes, approchez de ce tombeau; rendez les derniers devoirs à ce prince, votre émule et votre exemple; contemplez ce qui nous reste de lui, un cadavre défiguré, des cendres, des ossements, de la poussière : destinée commune de ceux qu'a moissonnés la faux du trépas! Mais considérez en même temps ce qui lui survit, et qui ne périra jamais, le souvenir de ses belles qualités, l'exemple de sa vie, l'image de ses vertus. Il me semble le voir qui, ranimant sa cendre éteinte, sort de ce sépulcre où reposent ses froides reliques, pour vous dire : « Votre vie est bornée, quelle qu'en soit la durée; un jour vous quitterez tous cette dépouille mortelle : profitez du temps par votre activité; voyez comme rapidement mes jours se sont évanouis. Si vous voulez que votre mémoire vous survive, souvenez-vous que ce sont les belles actions et les vertus seules qui peuvent garantir vos noms de la destruction des siècles et de l'oubli des temps. »
Et vous, vaillants défenseurs de l'État, dont les efforts incroyables le soutinrent contre les assauts de toute l'Europe; et vous, ministres, qui, dans vos différents emplois, vous occupez de la félicité publique; approchez aussi de ce tombeau; qu'un jeune homme regretté pour ses talents et ses rares vertus vous affermisse dans l'opinion où vous êtes, que ce ne sont ni les grands emplois, ni les vaines décorations, ni la naissance même, quelque illustre qu'elle soit, qui font estimer ceux qui sont à la tête des nations; mais que leur mérite, leur zèle, leurs travaux, leur attachement à la patrie seuls peuvent leur concilier les suffrages du public, des sages et de la postérité.
Pourrais-je, après vous avoir conduits à ce tombeau, m'empêcher d'en approcher moi-même? O prince! qui saviez combien vous m'étiez cher, combien votre personne m'était précieuse, si la voix des vivants peut se faire entendre des morts, prêtez attention à une voix qui ne vous fut pas inconnue; souffrez que ce fragile monument,<56> le seul, hélas! que je puis ériger à votre mémoire, vous soit élevé; ne dédaignez pas les efforts d'un cœur qui vous était attaché, qui, sauvant des débris de votre naufrage ce qu'il peut, essaye de l'appendre au temple de l'immortalité. Hélas! était-ce à vous à m'apprendre avec quelle économie il faut faire usage du peu de jouis qui nous sont départis? était-ce de vous que je devais apprendre à braver les approches de la mort, moi que l'âge et les infirmités avertissent journellement que j'approche du terme qui bornera la course de ma vie? Votre admirable caractère ne s'effacera jamais de ma mémoire; l'image de vos vertus me sera sans cesse présente; vous vivrez toujours dans mon cœur; votre nom se mêlera dans tous nos entretiens; et votre souvenir ne périra en moi qu'avec l'extinction de ce souffle de vie qui m'anime. J'entrevois déjà la fin de ma carrière, et le moment, cher prince, où l'Être des êtres réunira à jamais ma cendre à la vôtre.
La mort, messieurs, est la fin de tous les hommes : heureux ceux qui, en mourant, ont la consolation de savoir qu'ils méritent les larmes de ceux qui leur survivent!
<57>ÉLOGE DE VOLTAIRE.57-2
Messieurs,
Dans tous les siècles, surtout chez les nations les plus ingénieuses et les plus polies, les hommes d'un génie élevé et rare ont été honorés pendant leur vie, et encore plus après leur mort; on les considérait comme des phénomènes qui répandaient leur éclat sur leur patrie. Les premiers législateurs qui apprirent aux hommes à vivre en société; les premiers héros qui défendirent leurs concitoyens; les philosophes qui pénétrèrent dans les abîmes de la nature, et qui découvrirent quelques vérités; les poëtes qui transmirent les belles actions de leurs contemporains aux races futures : tous ces hommes furent regardés comme des êtres supérieurs à l'espèce humaine; on les croyait favorisés d'une inspiration particulière de la Divinité. De là vint qu'on éleva des autels à Socrate, qu'Hercule passa pour un dieu, que la Grèce honorait Orphée, et que sept villes se disputèrent la gloire d'avoir vu naître Homère. Le peuple d'Athènes, dont l'éducation était<58> la plus perfectionnée, savait l'Iliade par cœur, et célébrait avec sensibilité la gloire de ses anciens héros dans les chants de ce poëme. On voit également que Sophocle, qui remporta la palme du théâtre, fut en grande estime pour ses talents, et, de plus, que la république d'Athènes le revêtit des charges les plus considérables. Tout le monde sait combien Eschine, Périclès, Démosthène furent estimés, et que Périclès sauva deux fois la vie à Diagoras, la première, en le garantissant contre la fureur des sophistes, et la seconde fois, en l'assistant par ses bienfaits. Quiconque en Grèce avait des talents, était sûr de trouver des admirateurs et même des enthousiastes; c'étaient ces puissants encouragements qui développaient les génies, et qui donnaient aux esprits cet essor qui les élève, et qui leur fait franchir les bornes de la médiocrité. Quelle émulation n'était-ce pas pour les philosophes que d'apprendre que Philippe de Macédoine choisit Aristote comme le seul précepteur digne d'élever Alexandre! Dans ce beau siècle, tout mérite avait sa récompense, tout talent ses honneurs; les bons auteurs étaient distingués; les ouvrages de Thucydide, de Xénophon se trouvaient entre les mains de tout le monde; enfin chaque citoyen semblait participer à la célébrité de ces génies qui élevèrent alors le nom de la Grèce au-dessus de celui de tous les autres peuples.
Bientôt après, Rome nous fournit un spectacle semblable : on y voit Cicéron, qui, par son esprit philosophique et par son éloquence, s'éleva au comble des honneurs; Lucrèce ne vécut pas assez pour jouir de sa réputation; Virgile et Horace furent honorés des suffrages de ce peuple-roi; ils furent admis aux familiarités d'Auguste, et participèrent aux récompenses que ce tyran adroit répandait sur ceux qui, célébrant ses vertus, faisaient illusion sur ses vices.
A l'époque de la renaissance des lettres dans notre Occident, l'on se rappelle avec plaisir l'empressement avec lequel les Médicis et quelques souverains pontifes accueillirent les gens de lettres; on sait que Pétrarque fut couronné poëte, et que la mort ravit au Tasse<59> l'honneur d'être couronné dans ce même Capitole où jadis avaient triomphé les vainqueurs de l'univers. Louis XIV, avide de tout genre de gloire, ne négligea pas celui de récompenser ces hommes extraordinaires que la nature produisit sous son règne; il ne se borna pas à combler de bienfaits Bossuet, Fénelon, Racine, Despréaux; il étendit sa munificence sur tous les gens de lettres, en quelque pays qu'ils fussent, pour peu que leur réputation fût parvenue jusqu'à lui.
Tel est le cas qu'ont fait tous les âges de ces génies heureux qui semblent ennoblir l'espèce humaine, et dont les ouvrages nous délassent et nous consolent des misères de la vie. Il est donc bien juste que nous payions aux mânes du grand homme dont l'Europe déplore la perte, le tribut d'éloges et d'admiration qu'il a si bien mérité.
Nous ne nous proposons pas, messieurs, d'entrer dans le détail de la vie privée de M. de Voltaire. L'histoire d'un roi doit consister dans l'énumération des bienfaits qu'il a répandus sur ses peuples, celle d'un guerrier, dans ses campagnes, celle d'un homme de lettres, dans l'analyse de ses ouvrages : les anecdotes peuvent amuser la curiosité; les actions instruisent. Mais comme il est impossible d'examiner en détail la multitude d'ouvrages que nous devons à la fécondité de M. de Voltaire, vous voudrez bien, messieurs, vous contenter de l'esquisse légère que je vous en tracerai, me bornant, d'ailleurs, à n'effleurer qu'en passant les événements principaux de sa vie. Ce serait donc déshonorer M. de Voltaire que de s'appesantir sur des recherches qui ne concernent que sa famille. A l'opposé de ceux qui doivent tout à leurs ancêtres et rien à eux-mêmes, il devait tout à la nature; il fut seul l'instrument de sa fortune et de sa réputation. On doit se contenter de savoir que ses parents, qui avaient des emplois dans la robe, lui donnèrent une éducation honnête; il étudia au collége de Louis le Grand, sous les pères Porée et Tournemine, qui furent les premiers à découvrir les étincelles de ce feu brillant dont ses ouvrages sont remplis.
<60>Quoique jeune, M. de Voltaire n'était pas regardé comme un enfant ordinaire : sa verve s'était déjà fait connaître; c'est ce qui l'introduisit dans la maison de madame de Rupelmonde. Cette dame, charmée de la vivacité d'esprit et des talents du jeune poëte, le produisit dans les meilleures sociétés de Paris; le grand monde devint pour lui l'école où son goût acquit ce tact fin, cette politesse et cette urbanité à laquelle n'atteignent jamais ces savants érudits et solitaires qui jugent mal de ce qui peut plaire à la société raffinée, trop éloignée de leur vue pour qu'ils puissent la connaître. C'est principalement au ton de la bonne compagnie, à ce vernis répandu dans les ouvrages de M. de Voltaire, que ceux-ci doivent la vogue dont ils jouissent.
Déjà sa tragédie d'Œdipe60-a et quelques vers agréables de société avaient paru dans le public, lorsqu'il se débita à Paris une satire en vers indécents contre le duc d'Orléans, alors régent de France. Un certain La Grange,60-b auteur de cette œuvre de ténèbres, pour éviter d'être soupçonné, trouva le moyen de la faire passer sous le nom de M. de Voltaire. Le gouvernement agit avec précipitation; le jeune poëte, tout innocent qu'il était, fut arrêté et conduit à la Bastille, où il demeura quelques mois : mais comme le propre de la vérité est de se faire jour plus tôt ou plus tard, le coupable fut puni, et M. de Voltaire, justifié et relâché. Croiriez-vous, messieurs, que ce fut à la Bastille même que notre jeune poëte composa les deux premiers chants de sa Henriade? Cependant cela est vrai : sa prison devint un Parnasse pour lui, où les Muses l'inspirèrent. Ce qu'il y a de certain, c'est que le second chant est demeuré tel qu'il l'avait d'abord<61> minuté; faute de papier et d'encre, il en apprit les vers par cœur et les retint.
Peu après son élargissement, soulevé contre les indignes traitements et les opprobres dont il avait enduré la honte dans sa patrie, il se retira en Angleterre, où il éprouva non seulement l'accueil le plus favorable du public, mais où bientôt il forma un nombre d'enthousiastes. Il mit à Londres la dernière main à la Henriade, qu'il publia alors61-a sous le nom du Poëme de la Ligue. Notre jeune poëte, qui savait tout mettre à profit, pendant qu'il fut en Angleterre, s'appliqua principalement à l'étude de la philosophie : les plus sages et les plus profonds philosophes y florissaient alors. Il saisit le fil avec lequel le circonspect Locke s'était conduit dans le dédale de la métaphysique, et refrénant son imagination impétueuse, il l'assujettit aux calculs laborieux de l'immortel Newton; il s'appropria si bien les découvertes de ce philosophe, et ses progrès furent tels, que, dans un abrégé, il exposa si clairement le système de ce grand homme, qu'il le mit à la portée de tout le monde.61-b Avant lui, M. de Fontenelle était l'unique philosophe qui, répandant des fleurs sur l'aridité de l'astronomie, l'eût rendue susceptible d'amuser le loisir du beau sexe. Les Anglais étaient flattés de trouver un Français qui, non content d'admirer leurs philosophes, les traduisait dans sa langue; tout ce qu'il y avait de plus illustre à Londres, s'empressait à le posséder; jamais étranger ne fut accueilli plus favorablement de cette nation : mais quelque flatteur que fût ce triomphe pour l'amour-propre, l'amour de la patrie l'emporta dans le cœur de notre poëte, et il retourna en France.
Les Parisiens, éclairés par les suffrages qu'une nation aussi savante que profonde avait donnés à notre jeune auteur, commencèrent à se<62> douter que dans leur sein il était né un grand homme. Alors parurent les Lettres sur les Anglais,62-a où l'auteur peint avec des traits forts et rapides les mœurs, les arts, les religions et le gouvernement de cette nation; la tragédie de Brutus, faite pour plaire à ce peuple libre, succéda bientôt après,62-b ainsi que Marianne,62-b et une foule d'autres pièces.
Il se trouvait alors en France une dame célèbre par son goût pour les arts et pour les sciences. Vous devinez bien, messieurs, que c'est de l'illustre marquise du Châtelet que nous voulons parler. Elle avait lu les ouvrages philosophiques de notre jeune auteur; bientôt elle fit sa connaissance;62-c le désir de s'instruire, et l'ardeur d'approfondir le peu de vérités qui sont à la portée de l'esprit humain, resserra les liens de cette amitié et la rendit indissoluble. Madame du Châtelet abandonna tout de suite la Théodicée de Leibniz et les romans ingénieux de ce philosophe, pour adopter à leur place la méthode circonspecte et prudente de Locke, moins propre à satisfaire une curiosité avide qu'à contenter la raison sévère; elle apprit assez de géométrie pour suivre Newton dans les calculs abstraits; son application fut même assez persévérante pour composer un abrégé de ce système, à l'usage de son fils. Cirey devint bientôt la retraite philosophique de ces deux amis; ils y composaient, chacun de son côté, des ouvrages de genres différents, qu'ils se communiquaient, tâchant, par des remarques réciproques, de porter leurs productions au degré de perfection où elles pouvaient probablement atteindre. Là furent composées62-d Zaïre, Alzire, Mérope, Sémiramis, Catilina, Électre, ou Oreste.
<63>M. de Voltaire, qui faisait tout entrer dans la sphère de son activité, ne se bornait pas uniquement au plaisir d'enrichir le théâtre par ses tragédies. Ce fut proprement pour l'usage de la marquise du Châtelet qu'il composa son Essai sur l'histoire universelle;63-a l'Histoire de Louis XIV63-a et l'Histoire de Charles XII avaient déjà paru.
Un auteur d'autant de génie, aussi varié que correct, n'échappa point à l'Académie française : elle le revendiqua comme un bien qui lui appartenait; il devint membre de ce corps illustre,63-b dont il fut un des plus beaux ornements. Louis XV, de même, pour le distinguer, l'honora de la charge de son gentilhomme ordinaire et de celle d'historiographe de France, qu'il avait, pour ainsi dire, déjà remplie, en écrivant l'histoire de Louis XIV.
Quoique M. de Voltaire fût sensible à des marques d'approbation aussi éclatantes, il l'était pourtant davantage à l'amitié : inséparablement lié avec madame du Châtelet, le brillant d'une grande cour n'offusqua pas ses yeux au point de lui faire préférer la splendeur de Versailles au séjour de Lunéville, bien moins à la retraite champêtre de Cirey. Ces deux amis y jouissaient paisiblement de la portion du bonheur dont l'humanité est susceptible, quand la mort de la marquise du Châtelet63-c mit fin à cette belle union : ce fut un coup assommant pour la sensibilité de M. de Voltaire, qui eut besoin de toute sa philosophie pour y résister.
Précisément dans le temps qu'il faisait usage de toutes ses forces pour apaiser sa douleur, il fut appelé à la cour de Prusse : le Roi, qui l'avait vu en l'année 1740, désirait de posséder ce génie aussi rare qu'éminent. Ce fut l'année 1752 qu'il vint à Berlin :63-d rien n'échappait à ses connaissances; sa conversation était aussi instructive qu'agréable,<64> son imagination, aussi brillante que variée, son esprit, aussi prompt que présent; il suppléait par les grâces de la fiction à la stérilité des matières; en un mot, il faisait les délices de toutes les sociétés. Une malheureuse dispute qui s'éleva entre lui et M. de Maupertuis, brouilla ces deux savants qui étaient faits pour s'aimer et non pour se haïr, et la guerre qui survint en 1756, inspira à M. de Voltaire le désir de fixer son séjour en Suisse : il se rendit à Genève, à Lausanne; ensuite il fit l'acquisition des Délices, et enfin, il s'établit à Ferney. Son loisir se partageait entre l'étude et l'ouvrage : il lisait et composait; il occupait ainsi, par la fécondité de son génie, tous les libraires de ces cantons. La présence de M. de Voltaire, l'effervescence de son génie, la facilité de son travail persuada à tout son voisinage qu'il n'y avait qu'à le vouloir pour être bel esprit; ce fut comme une espèce de maladie épidémique dont les Suisses, qui passent, d'ailleurs, pour n'être pas des plus déliés, furent atteints; ils n'exprimaient plus les choses les plus communes que par antithèses ou en épigrammes. La ville de Genève fut le plus vivement atteinte de cette contagion : les bourgeois, qui se croyaient au moins des Lycurgues, étaient tous disposés à donner de nouvelles lois à leur patrie; mais aucun ne voulait obéir à celles qui subsistaient. Ces mouvements, causés par un zèle de liberté malentendu, donnèrent lieu à une espèce d'émeute ou de guerre qui ne fut que ridicule. M. de Voltaire ne manqua pas d'immortaliser cet événement, en chantant cette soi-disant guerre64-a sur le ton que celle des rats et des grenouilles l'avait été autrefois par Homère. Tantôt sa plume féconde enfantait des ouvrages de théâtre, tantôt des mélanges de philosophie et d'histoire, tantôt des romans allégoriques et moraux; mais en même temps qu'il enrichissait ainsi la littérature de ses nouvelles productions, il s'appliquait à l'économie rurale. On voit combien un bon esprit est susceptible de toute sorte de formes :<65> Ferney était une terre presque dévastée quand notre philosophe l'acquit; il la remit en culture; non seulement il la repeupla, mais il y établit encore quantité de manufacturiers et d'artistes.
Ne rappelons pas, messieurs, trop promptement les causes de notre douleur; laissons encore M. de Voltaire tranquillement à Ferney, et jetons, en attendant, un regard plus attentif et plus réfléchi sur la multitude de ses différentes productions. L'histoire rapporte que Virgile, en mourant, peu satisfait de l'Énéide, qu'il n'avait pu autant perfectionner qu'il aurait désiré, voulait la brûler. La longue vie dont jouit M. de Voltaire, lui permit de limer et de corriger son poëme de la Ligue, et de le porter à la perfection où il est parvenu maintenant sous le nom de la Henriade. Les envieux de notre auteur lui reprochèrent que son poëme n'était qu'une imitation de l'Énéide; et il faut convenir qu'il y a des chants dont les sujets se ressemblent; mais ce ne sont pas des copies serviles. Si Virgile dépeint la destruction de Troie, Voltaire étale les horreurs de la Saint-Barthélemy; aux amours de Didon et d'Énée on compare les amours de Henri IV et de la belle Gabrielle d'Estrées; à la descente d'Énée aux enfers, où Anchise lui découvre la postérité qui doit naître de lui, l'on oppose le songe de Henri IV, et l'avenir que saint Louis dévoile en lui annonçant le destin des Bourbons. Si j'osais hasarder mon sentiment, j'adjugerais l'avantage de deux de ces chants au Français, à savoir, celui de la Saint-Barthélemy et du songe de Henri IV. Il n'y a que les amours de Didon où il paraît que Virgile l'emporte sur Voltaire, parce que l'auteur latin intéresse et parle au cœur, et que l'auteur français n'emploie que des allégories. Mais si l'on veut examiner ces deux poëmes de bonne foi, sans préjugés pour les anciens ni pour les modernes, on conviendra que beaucoup de détails de l'Énéide ne seraient pas tolérés de nos jours dans les ouvrages de nos contemporains, comme, par exemple, les honneurs funèbres qu'Énée rend à son père Anchise, la fable des harpies, la prophétie qu'elles font aux Troyens qu'ils seront<66> réduits à manger leurs assiettes, et cette prophétie qui s'accomplit; la truie avec ses neuf petits, qui désigne le lieu d'établissement où Énée doit trouver la fin de ses travaux; ses vaisseaux changés en nymphes; un cerf tué par Ascagne, qui occasionne la guerre des Troyens et des Rutules; la haine que les dieux mettent dans le cœur d'Amate et de Lavinie contre cet Énée, que Lavinie épouse à la fin. Ce sont peut-être ces défauts, dont Virgile était lui-même mécontent, qui l'avaient déterminé à brûler son ouvrage, et qui, selon le sentiment des censeurs judicieux, doivent placer l'Énéide au-dessous de la Henriade. Si les difficultés vaincues font le mérite d'un auteur, il est certain que M. de Voltaire en trouva plus à surmonter que Virgile. Le sujet de la Henriade est la réduction de Paris, due à la conversion de Henri IV. Le poëte n'avait donc pas la liberté de mouvoir à son gré le système merveilleux; il était réduit à se borner aux mystères des chrétiens, bien moins féconds en images agréables et pittoresques que n'était la mythologie des gentils. Toutefois on ne saurait lire le dixième chant de la Henriade sans convenir que les charmes de la poésie ont le don d'ennoblir tous les sujets qu'elle traite. M. de Voltaire fut le seul mécontent de son poëme : il trouvait que son héros n'était pas exposé à d'assez grands dangers, et que par conséquent il devait intéresser moins qu'Énée, qui ne sort jamais d'un péril sans retomber dans un autre.
En portant le même esprit d'impartialité à l'examen des tragédies de M. de Voltaire, l'on conviendra qu'en quelques points il est supérieur à Racine, et que dans d'autres il est inférieur à ce célèbre dramatique. Son Œdipe fut la première pièce qu'il composa; son imagination s'était empreinte des beautés de Sophocle et d'Euripide, et sa mémoire lui rappelait sans cesse l'élégance continue et fluide de Racine : fort de ce double avantage, sa première production passa au théâtre comme un chef-d'œuvre. Quelques censeurs, peut-être trop sourcilleux, trouvèrent à redire qu'une vieille Jocaste sentît renaître<67> à la présence de Philoctète une passion presque éteinte : mais si l'on avait élagué le rôle de Philoctète, on n'aurait pas joui des beautés que produit le contraste de son caractère avec celui d'Œdipe. On jugea que son Brutus était plutôt propre à être représenté sur le théâtre de Londres que sur celui de Paris, parce qu'en France, un père qui de sang-froid condamne son fils à la mort, est envisagé comme un barbare, et qu'en Angleterre, un consul qui sacrifie son propre sang à la liberté de sa patrie, est regardé comme un dieu. Sa Marianne et un nombre d'autres pièces signalèrent encore l'art et la fécondité de sa plume. Cependant il ne faut pas déguiser que des critiques, peut-être trop sévères, reprochèrent à notre poëte que la contexture de ses tragédies n'approchait pas du naturel et de la vraisemblance de celles de Racine. Voyez, disent-ils, représenter Iphigénie, Phèdre, Alhalie : vous croyez assister à une action qui se développe sans peine devant vos yeux; au lieu qu'au spectacle de Zaïre, il faut vous faire illusion sur la vraisemblance, et couler légèrement sur certains défauts qui vous choquent. Ils ajoutent que le second acte est un hors-d'œuvre : vous êtes obligé d'endurer le radotage du vieux Lusignan, qui, se retrouvant dans son palais, ne sait où il est; qui parle de ses anciens faits d'armes comme un lieutenant-colonel du régiment de Navarre, devenu gouverneur de Péronne. On ne sait pas trop comment il reconnaît ses enfants; pour rendre sa fille chrétienne, il lui raconte qu'elle est sur la montagne où Abraham sacrifia ou voulut sacrifier son fils Isaac au Seigneur; il l'engage à se faire baptiser, après que Châtillon atteste l'avoir baptisée lui-même, et c'est là le nœud de la pièce; après que Lusignan a rempli cet acte froid et languissant, il meurt d'apoplexie, sans que personne s'intéresse à son sort. Il semble, puisqu'il fallait un prêtre et un sacrement pour former cette intrigue, qu'on aurait pu substituer au baptême la communion. Mais quelque solides que puissent être ces remarques, on les perd de vue au cinquième acte : l'intérêt, la pitié, la terreur, que ce grand poëte a l'art<68> d'exciter si supérieurement, entraînent l'auditeur, qui, agité de passions aussi fortes, oublie de petits défauts en faveur d'aussi grandes beautés. On conviendra donc que M. Racine a l'avantage d'avoir quelque chose de plus naturel, de plus vraisemblable dans la texture de ses drames, et qu'il règne une élégance continue, une mollesse, un fluide dans sa versification, dont aucun poëte n'a pu approcher depuis. D'autre part, en exceptant quelques vers trop épiques dans les pièces de M. de Voltaire, il faut convenir qu'au cinquième acte près de Catilina, il a possédé l'art d'accroître l'intérêt de scène en scène, d'acte en d'acte, et de le pousser au plus haut point à la catastrophe : c'est bien là le comble de l'art.
Son génie universel embrassait tous les genres. Après s'être essayé contre Virgile, et l'avoir peut-être surpassé, il voulait se mesurer avec l'Arioste; il composa la Pucelle dans le goût du Roland furieux : ce poëme n'est point une imitation de l'autre; la fable, le merveilleux, les épisodes, tout y est original, tout y respire la gaieté d'une imagination brillante.
Ses vers de société faisaient les délices de toutes les personnes de goût; l'auteur seul n'en tenait aucun compte, quoique Anacréon, Horace, Ovide, Tibulle, ni tous les auteurs de la belle antiquité, ne nous aient laissé aucun modèle en ces genres qu'il n'eût égalé. Son esprit enfantait ces ouvrages sans peine; cela ne le satisfaisait pas; il croyait que pour posséder une réputation bien méritée, il fallait l'acquérir en vainquant les plus grands obstacles.
Après vous avoir fait un précis des talents du poëte, passons à ceux de l'historien. L'Histoire de Charles XII fut la première qu'il composa; il devint le Quinte-Curce de cet Alexandre : les fleurs qu'il répand sur sa matière, n'altèrent point le fond de la vérité; il peint la valeur brillante du héros du Nord avec les plus vives couleurs, sa fermeté dans de certaines occasions, son obstination en d'autres, sa prospérité, et ses malheurs. Après avoir éprouvé ses forces sur<69> Charles XII, il essaya de hasarder l'histoire du siècle de Louis XIV. Ce n'est plus le style romanesque de Quinte-Curce qu'il emploie : il y substitua celui de Cicéron, qui, plaidant pour la loi Manilia, fait l'éloge de Pompée. C'est un auteur français qui relève avec enthousiasme les événements fameux de ce beau siècle; qui expose dans le jour le plus brillant les avantages qui donnèrent alors à sa nation une prépondérance sur d'autres peuples, les grands génies en foule qui se trouvèrent sous la main de Louis XIV, le règne des arts et des sciences protégés par une cour polie, les progrès de l'industrie en tout genre, et cette puissance intrinsèque de la France qui rendait en quelque sorte son roi l'arbitre de l'Europe. Cet ouvrage unique méritait d'attirer à M. de Voltaire l'attachement et la reconnaissance de toute la nation française, qu'il a mieux relevée qu'elle ne l'a été par aucun de ses autres écrivains. C'est encore un style différent qu'il emploie dans son Essai sur l'histoire universelle : le style en est fort et simple; le caractère de son esprit se manifeste plus dans la façon dont il a traité cette histoire, que dans ses autres écrits; on y voit la fougue d'un génie supérieur qui voit tout dans le grand, qui s'attache à ce qu'il y a d'important, et néglige tous les petits détails. Cet ouvrage n'est pas composé pour apprendre l'histoire à ceux qui ne l'ont pas étudiée, mais pour en rappeler les faits principaux dans la mémoire de ceux qui la savent. Il s'attache à la première loi de l'histoire, qui est de dire la vérité; et les réflexions qu'il y sème, ne sont pas des hors-d'ceuvre, elles naissent de la matière même.
Il nous reste une foule d'autres traités de M. de Voltaire, qu'il est presque impossible d'analyser : les uns roulent sur des sujets de critique; dans d'autres, ce sont des matières métaphysiques qu'il éclaircit; dans d'autres encore, d'astronomie, d'histoire, de physique, d'éloquence, de poétique, de géométrie. Jusqu'à ses romans mêmes portent un caractère original : Zadig, Micromégas, Candide sont des ouvrages qui, semblant respirer la frivolité, contiennent des allégories<70> morales ou des critiques de quelques systèmes modernes, où l'utile est inséparablement uni à l'agréable.
Tant de talents, tant de connaissances diverses réunies en une seule personne, jettent les lecteurs dans un étonneraient mêlé de surprise. Récapitulez, messieurs, la vie des grands hommes de l'antiquité dont les noms nous sont parvenus, vous trouverez que chacun d'eux se bornait à son seul talent. Aristote et Platon étaient philosophes, Eschine et Démosthène, orateurs; Homère, poëte épique; Sophocle, poëte tragique; Anacréon, poëte agréable; Thucydide et Xénophon, historiens; de même que, chez les Romains, Virgile, Horace, Ovide, Lucrèce n'étaient que poëtes; Tite-Live et Varron, historiens; Crassus, le vieil Antoine et Hortensius s'en tenaient à leurs harangues. Cicéron, ce consul orateur, défenseur et père de la patrie, est le seul qui ait réuni des talents et des connaissances diverses : il joignait au grand art de la parole, qui le rendait supérieur à tous ses contemporains, une étude approfondie de la philosophie, telle qu'elle était connue de son temps; c'est ce qui paraît par ses Tusculanes, par son admirable traité de la Nature des dieux, par celui des Offices, qui est peut-être le meilleur ouvrage de morale que nous ayons. Cicéron fut même poëte : il traduisit en latin les vers d'Aratus, et l'on croit que ses corrections perfectionnèrent le poëme de Lucrèce.
Il nous a donc fallu parcourir l'espace de dix-sept siècles pour trouver, dans la multitude des hommes qui composent le genre humain, le seul Cicéron dont nous puissions comparer les connaissances avec celles de notre illustre auteur. L'on peut dire, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, que M. de Voltaire valait seul toute une académie. Il y a de lui des morceaux où l'on croit reconnaître Bayle armé de tous les arguments de sa dialectique; d'autres, où l'on croit lire Thucydide; ici, c'est un physicien qui découvre les secrets de la nature; là, c'est un métaphysicien qui, s'appuyant sur l'analogie et l'expérience, suit à pas mesurés les traces de Locke. Dans d'autres ouvrages,<71> vous trouvez l'émule de Sophocle; là, vous le voyez répandre des fleurs sur ses traces; ici, il chausse le brodequin comique; mais il semble que l'élévation de son esprit ne se plaisait pas à borner son essor à égaler Térence ou Molière : bientôt vous le voyez monter sur Pégase, qui, en étendant ses ailes, le transporte au haut de l'Hélicon, où le dieu des muses lui adjuge sa place entre Homère et Virgile.
Tant de productions différentes et d'aussi grands efforts de génie produisirent à la fin une vive sensation sur les esprits, et l'Europe applaudit aux talents supérieurs de M. de Voltaire. Il ne faut pas croire que la jalousie et l'envie l'épargnassent : elles aiguisèrent tous leurs traits pour l'accabler. Cet esprit d'indépendance inné dans les hommes, qui leur inspire une aversion contre l'autorité la plus légitime, les révoltait avec bien plus d'aigreur contre une supériorité de talents à laquelle leur faiblesse ne put atteindre. Mais les cris de l'envie étaient étouffés par de plus forts applaudissements; les gens de lettres s'honoraient de la connaissance de ce grand homme. Quiconque était assez philosophe pour n'estimer que le mérite personnel, plaçait M. de Voltaire bien au-dessus de ceux dont les ancêtres, les titres, l'orgueil et les richesses font tout le mérite. M. de Voltaire était du petit nombre des philosophes qui pouvaient dire : Omnia mecum porto. Des princes, des souverains, des rois, des impératrices le comblèrent des marques de leur estime et de leur admiration. Ce n'est pas que nous prétendions insinuer que les grands de la terre soient les meilleurs appréciateurs du mérite; mais cela prouve au moins que la réputation de notre auteur était si généralement établie, que les chefs des peuples, loin de contredire la voix publique, croyaient devoir s'y conformer.
Cependant, comme dans ce monde le mal se trouve partout mêlé au bien, il arrivait que M. de Voltaire, sensible à l'applaudissement universel dont il jouissait, ne l'était pas moins aux piqûres de ces insectes qui croupissent dans les fanges de l'Hippocrène. Loin de les punir, il les immortalisait en plaçant leurs noms obscurs dans ses ou<72>vrages. Mais il ne recevait d'eux que des éclaboussures légères en comparaison des persécutions plus violentes qu'il eut à souffrir d'ecclésiastiques qui, par état, n'étant que des ministres de paix, n'auraient dû pratiquer que la charité et la bienfaisance : aveuglés par un faux zèle autant qu'abrutis par le fanatisme, ils s'acharnèrent sur lui, et voulurent l'accabler en le calomniant. Leur ignorance fit échouer leur projet; faute de lumières, ils confondaient les idées les plus claires, de sorte que les passages où notre auteur insinue la tolérance, furent interprétés par eux comme contenant les dogmes de l'athéisme; et ce même Voltaire, qui avait employé toutes les ressources de son génie pour prouver avec force l'existence d'un Dieu, s'entendit accuser, à son grand étonnement, d'en avoir nié l'existence.
Le fiel que ces âmes dévotes répandirent si maladroitement sur lui, trouva des approbateurs chez les gens de leur espèce, et non pas chez ceux qui avaient la moindre teinture de dialectique. Son crime véritable consistait en ce qu'il n'avait pas lâchement déguisé dans son histoire les vices de tant de pontifes qui ont déshonoré l'Église; de ce qu'il avait dit avec Fra-Paolo, avec Fleury et tant d'autres, que souvent les passions influent plus sur la conduite des prêtres que l'inspiration du Saint-Esprit; que dans ses ouvrages il inspire de l'horreur contre ces massacres abominables qu'un faux zèle a fait commettre; et qu'enfin il traitait avec mépris ces querelles inintelligibles et frivoles auxquelles les théologiens de toute secte attachent tant d'importance. Ajoutons à ceci, pour achever ce tableau, que tous les ouvrages de M. de Voltaire se débitaient aussitôt qu'ils sortaient de la presse, et que, dans ce même temps, les évêques voyaient avec un saint dépit leurs mandements rongés des vers, ou pourrir dans les boutiques de leurs libraires. Voilà comme raisonnent des prêtres imbéciles. On leur pardonnerait leur bêtise, si leurs mauvais syllogismes n'influaient pas sur le repos des particuliers : tout ce que la vérité oblige de dire, c'est qu'une aussi fausse dialectique suffit pour caractériser ces êtres<73> vils et méprisables qui, faisant profession de captiver leur raison, font ouvertement divorce avec le bon sens.
Puisqu'il s'agit ici de justifier M. de Voltaire, nous ne devons dissimuler aucune des accusations dont on le chargea. Les cagots lui imputèrent donc encore d'avoir exposé les sentiments d'Épicure, de Hobbes, de Woolston, du lord Bolingbroke et d'autres philosophes. Mais n'est-il pas clair que, loin de fortifier ces opinions par ce que tout autre y aurait pu ajouter, il se contente d'être le rapporteur d'un procès dont il abandonne la décision à ses lecteurs? Et de plus, si la religion a pour fondement la vérité, qu'a-t-elle à appréhender de tout ce que le mensonge peut inventer contre elle? M. de Voltaire en était si convaincu, qu'il ne croyait pas que des doutes de quelques philosophes puissent l'emporter sur les inspirations divines. Mais allons plus loin, comparons la morale répandue dans ses ouvrages à celle de ses persécuteurs. Les hommes doivent s'aimer comme des frères, dit-il; leur devoir est de s'aider mutuellement à supporter le fardeau de la vie, où la somme des maux l'emporte sur celle des biens; leurs opinions sont aussi différentes que leurs physionomies; loin de se persécuter parce qu'ils ne pensent pas de même, ils doivent se borner à rectifier le jugement de ceux qui sont dans l'erreur, par le raisonnement, sans substituer aux arguments le fer et les flammes; en un mot, ils doivent se conduire envers leur prochain comme ils voudraient qu'il en usât envers eux. Est-ce M. de Voltaire qui parle, ou est-ce l'apôtre saint Jean, ou est-ce le langage de l'Évangile? Opposons à ceci la morale pratique de l'hypocrisie ou du faux zèle; elle s'exprime ainsi : Exterminons ceux qui ne pensent pas ce que nous voulons qu'ils pensent, accablons ceux qui dévoilent notre ambition et nos vices, que Dieu soit le bouclier de nos iniquités; que les hommes se déchirent, que le sang coule, qu'importe, pourvu que notre autorité s'accroisse? Rendons Dieu implacable et cruel, pour que la recette des douanes du purgatoire et du paradis augmente nos revenus. Voilà<74> comme la religion sert souvent de prétexte aux passions des hommes, et comme, par leur perversité, la source la plus pure du bien devient celle du mal.
La cause de M. de Voltaire étant aussi bonne que nous venons de l'exposer, il emporta les suffrages de tous les tribunaux où la raison était plus écoutée que les sophismes mystiques. Quelque persécution qu'il endurât de la haine théologale, il distingua toujours la religion de ceux qui la déshonorent : il rendait justice aux ecclésiastiques dont les vertus ont été le véritable ornement de l'Église; il ne blâmait que ceux dont les mœurs perverses les rendirent l'abomination publique.
M. de Voltaire passa donc ainsi sa vie entre les persécutions de ses envieux et l'admiration de ses enthousiastes, sans que les sarcasmes des uns l'humiliassent, et que les applaudissements des autres accrussent l'opinion qu'il avait de lui-même; il se contentait d'éclairer le monde, et d'inspirer par ses ouvrages l'amour des lettres et de l'humanité. Non content de donner des préceptes de morale, il prêchait la bienfaisance par son exemple : ce fut lui dont l'appui courageux vint au secours de la malheureuse famille des Calas; lui qui plaida la cause des Sirven, et qui les arracha des mains barbares de leurs juges; lui qui aurait ressuscité le chevalier de La Barre, s'il avait eu le don des miracles. Qu'il est beau qu'un philosophe, du fond de sa retraite, élève sa voix, et que l'humanité, dont il est l'organe, force les juges à réformer des arrêts iniques! Si M. de Voltaire n'avait par devers soi que cet unique trait, il mériterait d'être placé parmi le petit nombre des véritables bienfaiteurs de l'humanité. La philosophie et la religion enseignent donc de concert le chemin de la vertu : voyez lequel est le plus chrétien, ou le magistrat qui force cruellement une famille à s'expatrier, ou le philosophe qui la recueille et la soutient; le juge qui se sert du glaive de la loi pour assassiner un étourdi, ou le sage qui veut sauver la vie du jeune homme pour le corriger; le bourreau de Calas, ou le protecteur de sa famille désolée. Voilà, messieurs, ce qui<75> rendra la mémoire de M. de Voltaire à jamais chère à ceux qui sont nés avec un cœur sensible et des entrailles capables de s'émouvoir. Quelque précieux que soient les dons de l'esprit, de l'imagination, l'élévation du génie, et les vastes connaissances, ces présents, que la nature ne prodigue que rarement, ne l'emportent cependant jamais sur les actes de l'humanité et de la bienfaisance; on admire les premiers, et l'on bénit et vénère les seconds.
Quelque peine que j'aie, messieurs, de me séparer à jamais de M. de Voltaire, je sens cependant que le moment approche où je dois renouveler la douleur que vous cause sa perte. Nous l'avons laissé tranquille à Ferney; des affaires d'intérêt l'engagèrent à se transporter à Paris, où il espérait venir encore assez à temps pour sauver quelques débris de sa fortune d'une banqueroute dans laquelle il se trouvait enveloppé. Il ne voulut pas reparaître dans sa patrie les mains vides; son temps, qu'il partageait entre la philosophie et les belles-lettres, fournissait un nombre d'ouvrages dont il avait toujours quelques-uns en réserve : ayant composé une nouvelle tragédie dont Irène est le sujet, il voulut la produire sur le théâtre de Paris. Son usage était d'assujettir ses pièces à la critique la plus sévère avant de les exposer en public. Conformément à ses principes, il consulta à Paris tout ce qu'il y avait de gens de goût de sa connaissance, sacrifiant un vain amour-propre au désir de rendre ses travaux dignes de la postérité. Docile aux avis éclairés qu'on lui donna, il se porta avec un zèle et une ardeur singulière à la correction de cette tragédie; il passa des nuits entières à refondre son ouvrage; et, soit pour dissiper le sommeil, soit pour ranimer ses sens, il fit un usage immodéré du café : cinquante tasses par jour lui suffirent à peine.75-a Cette liqueur, qui mit son sang dans la plus violente agitation, lui causa un échauffement si<76> prodigieux, que, pour calmer cette espèce de fièvre chaude, il eut recours aux opiats, dont il prit de si fortes doses, que, loin de soulager son mal, elles accélérèrent sa fin. Peu après ce remède pris avec si peu de ménagement, se manifesta une espèce de paralysie qui fut suivie du coup d'apoplexie qui termina ses jours.76-a
Quoique M. de Voltaire fût d'une constitution faible; quoique le chagrin, le souci et une grande application aient affaibli son tempérament, il poussa pourtant sa carrière jusqu'à la quatre-vingt-quatrième année. Son existence était telle, qu'en lui l'esprit l'emportait en tout sur la matière; c'était une âme forte qui communiquait sa vigueur à un corps presque diaphane. Sa mémoire était étonnante, et il conserva toutes les facultés de la pensée et de l'imagination jusqu'à son dernier soupir. Avec quelle joie vous rappellerai-je, messieurs, les témoignages d'admiration et de reconnaissance que les Parisiens rendirent à ce grand homme durant son dernier séjour dans sa patrie! Il est rare, mais il est beau que le public soit équitable, et qu'il rende justice de leur vivant à ces êtres extraordinaires que la nature ne se complaît de produire que de loin en loin, afin qu'ils recueillent de leurs contemporains mêmes les suffrages qu'ils sont sûrs d'obtenir de la postérité. L'on devait s'attendre qu'un homme qui avait employé toute la sagacité de son génie à célébrer la gloire de sa nation, en verrait rejaillir quelques rayons sur lui-même : les Français l'ont senti, et, par leur enthousiasme, ils se sont rendus dignes de partager le lustre que leur compatriote a répandu sur eux et sur le siècle. Mais croirait-on que ce Voltaire, auquel la profane Grèce aurait élevé des autels, qui eût eu dans Rome des statues, auquel une grande impératrice, protectrice des sciences, voulait ériger un monument à Pétersbourg; qui croira, dis-je, qu'un tel être pensa manquer dans sa patrie d'un peu de terre pour couvrir ses cendres? Eh quoi! dans le dix-huitième siècle, où les lumières sont plus répandues<77> que jamais, où l'esprit philosophique a tant fait de progrès, il se trouvera des hiérophantes, plus barbares que les Hérules, plus dignes de vivre avec les peuples de la Taprobane que de la nation française, aveuglés par un faux zèle, ivres de fanatisme, qui empêcheront qu'on ne rende les derniers devoirs de l'humanité à un des hommes les plus célèbres que jamais la France ait portés! Voilà cependant ce que l'Europe a vu avec une douleur mêlée d'indignation. Mais quelle que soit la haine de ces frénétiques et la lâcheté de leur vengeance de s'acharner ainsi sur des cadavres, ni les cris de l'envie, ni leurs hurlements sauvages ne terniront la mémoire de M. de Voltaire. Le sort le plus doux qu'ils peuvent attendre, est qu'eux et leurs vils artifices demeurent ensevelis à jamais dans les ténèbres de l'oubli; tandis que la mémoire de M. de Voltaire s'accroîtra d'âge en âge, et transmettra son nom à l'immortalité.
<78><79>RÉFLEXIONS SUR LES TALENTS MILITAIRES ET SUR LE CARACTÈRE DE CHARLES XII, ROI DE SUÈDE.[Titelblatt]
<80><81>RÉFLEXIONS SUR LES TALENTS MILITAIRES ET SUR LE CARACTÈRE DE CHARLES XII, ROI DE SUÈDE.
J'ai voulu, pour ma propre instruction, me faire une idée précise des talents militaires et du caractère de Charles XII, roi de Suède. Je ne le juge ni sur des tableaux outrés par ses panégyristes, ni sur des traits défigurés par ses critiques. Je m'en rapporte à des témoins oculaires, et à des faits dont tous les livres conviennent. Défions-nous de tous les détails dont les histoires sont remplies : parmi un amas de mensonges et d'absurdités, il ne faut s'attacher qu'aux grands événements, qui sont les seuls véritables.
De ce nombre d'hommes qui se sont mêlés de gouverner ou de bouleverser le monde, on distingue ceux dont le génie a été le plus étendu, dont les grandes actions ont été une suite de grands projets, et qui se sont servis des événements, ou les ont fait naître, pour changer la face politique de l'univers. Tel fut César. Les services qu'il rendit à la république, ses vices, ses vertus, ses victoires, tout contribua à l'élever sur le trône du monde. Tels étaient le grand Gustave, Turenne, Eugène, Marlborough, dans des cercles d'activité plus ou<82> moins étendus. Les uns assujettissaient leurs opérations militaires à l'objet qu'ils s'étaient proposé de remplir durant le cours d'une année, les autres enchaînaient leurs travaux et plusieurs campagnes au dessein général de la guerre qu'ils avaient entreprise; et l'on s'aperçoit du but qu'ils se proposaient, en suivant les actions, tantôt circonspectes, tantôt brillantes, qui les y conduisirent. Tel était Cromwell; tel était le cardinal de Richelieu, qui parvint, par sa persévérance, à rabaisser les grands du royaume, les protestants qui le divisaient, et la maison d'Autriche, l'ennemie implacable de la France.
Ce n'est pas ici le lieu d'examiner par quel droit César opprima une république dont il était né citoyen, si le cardinal de Richelieu fit, durant son administration, plus de mal que de bien à la France, ou s'il faut blâmer M. de Turenne d'être passé chez les Espagnols : il ne s'agit à présent que de talents admirables en eux-mêmes, et non pas de l'usage juste ou blâmable qu'en ont fait ceux qui les possédaient.
Quoique les combinaisons de la politique cédassent souvent aux passions violentes qui subjuguaient Charles XII, ce prince n'en a pas moins été un des hommes extraordinaires qui ont fait le plus de bruit en Europe; il a ébloui les yeux des militaires par une foule d'exploits, les uns plus brillants que les autres. Il a essuyé les plus cruels revers, il a été l'arbitre du Nord, il a été fugitif et prisonnier en Turquie. Cet illustre guerrier mérite d'être examiné de près, et il est utile, pour tous ceux qui courent la carrière des armes, d'approfondir les causes de ses infortunes. Je n'ai aucune intention de rabaisser la réputation de cet illustre guerrier; je ne veux que l'apprécier, et savoir avec exactitude dans quelles occasions on peut l'imiter sans risque, et dans quelles autres on doit éviter de le prendre pour modèle. Dans quelque science que ce soit, il est aussi ridicule d'imaginer un homme parfait que de vouloir que le feu étanche la soif, ou que l'eau rassasie; dire à un héros qu'il a failli, c'est le faire ressouvenir qu'il est homme. Rois, ministres, généraux, auteurs, tous ceux qui, par leur élévation ou<83> leurs talents, se donnent en spectacle au public, s'assujettissent au jugement de leurs contemporains et de la postérité. Comme les bons livres sont les seuls critiqués, parce que les mauvais n'en valent pas la peine, il arrive de même qu'en détournant les regards d'une foule commune et vulgaire, on les attache sur ceux dont les talents supérieurs ont entrepris de se frayer des routes nouvelles, et on les examine avec soin.
Charles XII est excusable à bien des égards de n'avoir pas réuni en lui toutes les perfections de l'art militaire. Cette science si difficile n'est point infusée par la nature. Quelles que soient les heureuses dispositions de la naissance, il faut une profonde étude et une longue expérience pour les perfectionner : ou il faut avoir fait son apprentissage dans l'école et sous les yeux d'un grand capitaine, ou l'on doit, après s'être souvent égaré, apprendre les règles à ses propres dépens. Il est permis de se défier de la capacité d'un homme qui est roi à seize ans : Charles XII vit pour la première fois l'ennemi lorsqu'il se trouva la première fois à la tête de ses troupes. Je dois observer à cette occasion que tous ceux qui ont commandé des armées dans leur première jeunesse, ont cru que tout l'art consistait à être téméraire et vaillant. Pyrrhus, le grand Condé, et notre héros même, en sont des exemples. Depuis que l'invention de la poudre a changé le système de s'entre-détruire, l'art de la guerre a pris tout une autre forme : la force du corps, qui faisait le mérite principal des anciens héros, n'est plus comptée pour rien; à présent la ruse l'emporte sur la violence, et l'art, sur la valeur. La tête du général a plus d'influence sur le succès d'une campagne que les bras de ses soldats. La sagesse prépare les voies au courage, l'audace est réservée pour l'exécution, et il faut, pour être applaudi des connaisseurs, plus d'habileté encore que de fortune. Maintenant notre jeunesse qui se voue aux armes, peut acquérir la théorie de ce pénible métier par la lecture de quelques livres classiques et par les réflexions d'anciens militaires : le roi de Suède<84> manqua de ces secours. On lui avait fait traduire, à la vérité, l'ingénieux roman de Quinte-Curce84-a pour l'amuser, et pour lui donner du goût pour le latin, qu'il n'aimait pas; ce livre a pu inspirer à notre héros le désir d'imiter Alexandre, mais il n'a pu lui apprendre les règles que le système de la guerre moderne fournit pour y réussir.
Charles ne dut rien à l'art, mais tout à la nature; son esprit n'était pas orné, mais hardi, ferme, susceptible d'élévation, amoureux de la gloire, et capable de lui tout sacrifier; ses actions gagnent autant à être examinées en détail que la plupart de ses projets y perdent. Sa constance, qui le rendit supérieur à la fortune, sa prodigieuse activité et sa valeur héroïque furent sans doute ses vertus éminentes. Ce prince suivit l'impulsion puissante de la nature, qui le destinait à devenir un héros. Dès que la cupidité de ses voisins le força à leur faire la guerre, son caractère, méconnu jusqu'alors, se développa tout de suite. Il est temps de le suivre dans ses différentes expéditions; je borne mes réflexions à ses neuf premières campagnes, qui fournissent un vaste champ.
Le roi de Danemark attaqua le duc de Holstein, beau-frère de Charles XII. Notre héros, au lieu d'envoyer ses forces dans ce duché, où les Suédois auraient achevé la ruine d'un prince qu'il voulait défendre, fait passer huit mille hommes en Poméranie; il s'embarque sur sa flotte, descend en Seeland, chasse des bords de la mer les troupes qui en défendaient l'approche, met le siége devant Copenhague, la capitale de son ennemi, et en moins de six semaines il force le roi de Danemark à conclure une paix avantageuse au duc de Holstein. Cela est admirable, tant pour le projet que pour l'exécution. Par ce premier coup d'essai, Charles égala Scipion, qui porta la guerre<85> à Carthage pour faire rappeler Annibal d'Italie. De Seeland je suis ce jeune héros en Livonie : ses troupes y arrivent avec une rapidité étonnante; on peut appliquer à cette expédition le Veni, vidi, vici, de César. Le noble enthousiasme dont le Roi était animé, se communique à ses lecteurs; on se sent échauffé par le récit des exploits qui précédèrent et accompagnèrent cette grande victoire.
La conduite de Charles était sage; elle était hardie, et non pas téméraire : il fallait secourir Narwa, que le Czar assiégeait en personne; il fallait donc attaquer et battre les Russes. Leur armée, quoique nombreuse, n'était qu'une multitude de barbares mal armés, mal disciplinés, et manquant de bons généraux pour les conduire; les Suédois devaient donc s'attendre d'avoir sur les Moscovites les mêmes avantages que les Espagnols avaient eus sur les nations sauvages de l'Amérique; aussi les succès répondirent-ils pleinement à cette attente, et les nations virent avec étonnement huit mille Suédois battre et disperser quatre-vingt mille Russes.
De ce champ de triomphe j'accompagne notre héros aux bords de la Düna, seule occasion où il ait employé la ruse et s'en soit habilement servi. Les Saxons défendaient l'autre bord du fleuve; Charles les abuse par un stratagème nouveau dont il est l'inventeur. Il a déjà franchi la rivière à la faveur d'une fumée artificielle qui cachait ses mouvements, avant que le vieux Steinau, qui commandait les Saxons, s'en soit aperçu. Les Suédois sont aussitôt rangés en ordre de bataille que débarqués; après quelques chocs de cavalerie et une charge légère d'infanterie, ils mettent en fuite les Saxons et les dispersent. Quelle conduite admirable pour ce passage de rivière, quelle présence d'esprit et quelle activité pour donner, en débarquant, aux troupes un champ propre pour agir, et quelle valeur pour décider le combat en si peu de temps!
Des morceaux aussi parfaits méritent les éloges des contemporains et de la postérité; mais ce qui doit paraître surprenant à tout le<86> monde, c'est que ce qu'on trouve de plus achevé parmi les exploits de Charles XII, ce furent ses premières campagnes. Peut-être que la fortune le gâta à force de le favoriser; peut-être qu'il crut que l'art était inutile à un homme auquel rien ne résistait; ou peut-être encore que sa valeur, quoique admirable, l'induisit souvent à n'être que téméraire.
Charles avait jusqu'ici tourné ses armes contre l'ennemi auquel il lui convenait d'opposer ses forces. Depuis la bataille de la Diana, on perd de vue le fil qui le conduisit : ce ne sont qu'une foule d'entreprises sans liaison et sans dessein, parsemées à la vérité d'actions brillantes, mais qui ne tendent pas au but principal que le Roi devait se proposer dans cette guerre.
Le Czar était sans contredit l'ennemi le plus puissant et le plus dangereux qu'eût la Suède; il semble que c'était à lui que notre héros devait s'adresser d'abord après la défaite des Saxons. Les débris de Narwa étaient encore errants; Pierre Ier avait ramassé à la hâte trente ou quarante mille Moscovites qui ne valaient pas mieux que ces quatre-vingt mille barbares auxquels les Suédois avaient fait mettre bas les armes. C'était donc le Czar qu'il fallait presser alors avec vigueur, le pousser hors de l'Ingrie, ne lui point laisser le temps de respirer, et profiter de l'occasion pour lui imposer les lois de la paix.
Auguste, nouvellement élu contre le consentement de la plus saine partie de la République, contredit, et mal affermi sur le trône, s'il avait été privé des secours de la Russie, tombait de lui-même, si toutefois la Suède avait un intérêt aussi essentiel à son détrônement. Au lieu de prendre d'aussi justes mesures, le Roi parut oublier entièrement le Czar et les Moscovites, qui agonisaient, pour courir après je ne sais quel seigneur polonais,86-a engagé dans une faction contraire. Ces petites vengeances lui firent négliger de grands intérêts. Il subjugua bientôt la Lithuanie; de là, comme un torrent orageux qui se<87> déborde, son armée fondit en Pologne, et inonda tout ce royaume. Le Roi était tantôt à Varsovie, tantôt à Cracovie, à Lublin, à Leopoldstadt;87-a les Suédois se répandent dans la Prusse polonaise; ils revolent à Varsovie, détrônent le roi Auguste, le poursuivent en Saxe, où ils établissent tranquillement leurs quartiers. Il faut remarquer que ces campagnes, que je me contente de rapporter sommairement, occupèrent notre héros pendant l'espace de plusieurs années.
Je m'arrêterai un moment à examiner la conduite que ce prince tint pour conquérir la Pologne, et j'observe en passant que, parmi les batailles qu'il gagna dans ces courses continuelles, il faut donner la préférence à celle de Clissow, dont le succès fut dû au mouvement habile qu'il fit faire à ses troupes pour prendre les Saxons en flanc. La méthode que Charles suivit dans la guerre qu'il fit en Pologne, fut certainement défectueuse. On sait que cette république est un pays sans forteresses et ouvert de tous côtés, ce qui rend sa conquête facile, mais sa possession momentanée. Le comte de Saxe remarque judicieusement que les pays aisés à subjuguer exigent d'autant plus de soins pour s'y affermir; quoique la méthode qu'il propose,87-b soit lente en apparence, elle est cependant la seule qu'il faut suivre, si l'on veut agir avec sûreté. Le roi de Suède, trop impétueux, ne fit jamais de profondes réflexions sur la nature du pays où il faisait la guerre, ni sur le tour qu'il convenait de donner aux opérations militaires. S'il avait commencé par s'établir dans la Prusse polonaise, s'assurant pas à pas du cours de la Vistule et du Bog en faisant construire dans les confluents et dans d'autres endroits convenables des places de guerre, qu'il pouvait rendre bonnes par des fortifications de cam<88>pagne; s'il avait procédé de même le long de tous les fleuves qui traversent la Pologne : il s'assurait des points d'appui fixes, et maintenait par là le pays dont il s'était déjà emparé; ces établissements lui auraient facilité le moyen de tirer des contributions et d'amasser des subsistances; cela même réduisait la guerre en règle, et coupait court à toutes ces incursions des Moscovites et des Saxons. Les postes bien fortifiés obligeaient ses ennemis, s'ils voulaient faire des progrès, à la nécessité d'entreprendre des siéges dans des contrées éloignées où le transport de l'artillerie devenait d'autant plus difficile, que les chemins y sont mauvais et marécageux; et au cas de quelques revers, le Roi, ayant ses derrières assurés, ne pouvait jamais voir les affaires désespérées; ces places lui donnaient le temps de réparer ses pertes, d'arrêter et d'amuser un ennemi victorieux.
Par les mesures différentes que Charles prit, il ne fut jamais maître en Pologne que des contrées que ses troupes occupèrent; ses campagnes ne furent que des courses continuelles; au moindre caprice de la fortune, sa conquête était sur le point de lui échapper; il fut obligé de donner un nombre de combats inutiles; et il ne gagna, par ses exploits les plus brillants, que la possession précaire d'une province dont il avait chassé ses ennemis.
Nous approchons insensiblement des temps où la fortune commença à se déclarer contre notre héros. Je me propose de redoubler de circonspection dans l'examen des événements qui lui furent contraires. Ne jugeons point des projets des hommes par l'issue de leurs entreprises. Gardons-nous d'imputer au manque de prévoyance des malheurs produits par des causes secondes, causes que le peuple nomme hasard, et qui, ayant tant d'influence dans les vicissitudes humaines, trop multipliées ou trop obscures, échappent aux esprits les plus transcendants.
Il ne faut point rendre le roi de Suède responsable de tous les malheurs qui lui sont arrivés; il faut, au contraire, s'appliquer à distin<89>guer ceux qu'un enchaînement de fatalités lui a fait essuyer, de ceux qu'il a pu s'attirer par ses propres fautes.
La fortune qui accompagna sans cesse toutes les entreprises de ce prince pendant ses guerres de Pologne, l'empêcha de s'apercevoir qu'il s'était souvent écarté des règles de l'art; et comme il ne fut point puni de ses fautes, il ne ressentit point les inconvénients dans lesquels il aurait pu tomber. Ce bonheur continuel lui donna trop de sécurité, et il ne pensa pas même à changer de mesures. Il paraît qu'il manqua entièrement de prévoyance dans les campagnes qu'il fit dans la principauté de Smolensko et dans l'Ukraine. Quand même il aurait détrôné le Czar à Moscou, il n'en serait pas plus louable, parce que ses succès auraient été dus au hasard, et non pas à sa conduite. On a comparé une armée à un édifice dont le ventre sert de fondement,89-a puisque la première attention d'un général doit être de nourrir ses troupes. Ce qui contribua le plus au malheur du roi de Suède, ce fut le peu d'attention qu'il eut pour faire subsister son armée. Comment applaudir à un général auquel il faut des troupes qui vivent sans se nourrir, qui soient infatigables et immortelles? On blâme ce prince de s'être confié trop légèrement aux promesses de Mazeppa; mais ce Cosaque ne le trompa point, il fut lui-même trahi par un enchaînement de causes secondes qu'on ne pouvait pas prévoir; d'ailleurs, les âmes de la trempe de Charles XII ne sont jamais soupçonneuses, et ne deviennent méfiantes qu'après avoir souvent éprouvé la méchanceté et l'ingratitude des hommes.
Mais je me ramène à l'examen du projet de campagne de ce prince. Si je hasarde mes conjectures, moi qui ne puis pas dire comme le Corrége, Son pittore anch'io, il me semble que le Roi, voulant réparer alors la faute qu'il avait faite de négliger le Czar si longtemps, devait choisir la route la plus aisée pour pénétrer en Russie, et les moyens<90> les plus infaillibles d'accabler son puissant adversaire. Cette route certainement n'était ni celle de Smolensko ni celle de l'Ukraine : dans l'une et dans l'autre on avait à traverser de vastes marais, d'immenses déserts, de grands fleuves; après quoi il fallait cheminer par un pays moitié sauvage pour arriver à Moscou. Le Roi se privait, par cette marche, de tous les secours qu'il pouvait tirer de la Pologne et de la Suède. Plus il s'enfonçait en Russie, plus il était coupé de son royaume. Il fallait plus d'une campagne pour achever cette entreprise. D'où pouvait-il prendre les vivres? par quel chemin les recrues pouvaient-elles le joindre? de quelle bourgade cosaque ou moscovite pouvait-il faire une place de guerre? où trouver des armes de rechange, des habillements, et cette multitude de choses aussi communes que nécessaires qu'il faut renouveler sans cesse pour l'entretien d'une armée? Tant de difficultés insurmontables pouvaient faire prévoir que, dans cette expédition, les Suédois périraient de fatigue, de misère, ou que la victoire même les consumerait. Si les succès de cette guerre offraient une si triste perspective, à quoi ne devait-on pas s'attendre en cas de quelque accident! Un échec facile à réparer ailleurs devient une catastrophe décisive pour une armée aventurée dans un pays sauvage, sans établissement et par conséquent sans retraite.
Au lieu d'affronter tant de difficultés et de braver tant d'obstacles, il se présentait un projet plus naturel, qui s'arrangeait comme de lui-même : c'était de traverser la Livonie et l'Ingrie, et de marcher droit à Pétersbourg. La flotte suédoise et des vaisseaux de transport pouvaient côtoyer l'armée le long de la Baltique, et lui fournir des vivres; les recrues et les autres besoins de l'armée pouvaient arriver par mer ou par la Finlande; le Roi couvrait les plus belles provinces, il restait à portée de ses frontières, ses succès en auraient été plus brillants. Les revers ne pouvaient jamais le réduire dans une situation désespé<91> rée : s'il prenait Pétersbourg, il ruinait le nouvel établissement du Czar, l'œil que la Russie a sur l'Europe, seul lien qui lui donne de la connexion avec la partie du monde que nous habitons; et, ce grand exploit terminé, il ne tenait qu'à lui de pousser plus loin ses avantages. Quoi qu'il pût faire, la paix, ce semble, était faite, sans qu'il fût nécessaire de la signer à Moscou.
Je vais comparer, pour mon instruction, les règles que les grands maîtres de l'art nous ont laissées, avec la conduite que le Roi tint durant ces deux campagnes. Ces règles veulent que les armées ne soient jamais aventurées, surtout que les généraux évitent de pousser des pointes.91-a Charles s'enfonça jusque dans la principauté de Smolensko, sans aucune attention pour assurer sa communication avec la Pologne. Nos maîtres enseignent qu'il faut établir une ligne de défense pour mettre ses derrières hors d'insulte, assurer le dépôt de ses vivres, et les couvrir avec l'armée. Les Suédois se trouvèrent proche de Smolensko, n'ayant que pour quinze jours de subsistances. Leur opération consistait à talonner les Moscovites, à battre leur arrière-garde, et à les poursuivre au hasard, sans savoir précisément où l'ennemi qui fuyait devant eux, les conduisait. L'on ne voit d'autre précaution pour la subsistance des Suédois que celle que le Roi prit de se faire suivre par Lewenhaupt, qui était chargé de la conduite d'un gros convoi. Il fallait donc ne pas laisser ce convoi si loin en arrière de l'armée, puisqu'on en avait un besoin si pressant; il fallait attendre Lewenhaupt avant de marcher en Ukraine, parce que plus on s'éloignait de lui, et plus on l'exposait. Il aurait été plus prudent de ramener les troupes en Lithuanie; la marche de l'Ukraine prépara la ruine de l'armée suédoise.
A cette conduite sans méthode, qui suffisait seule pour perdre les affaires, se joignirent des infortunes dont en partie le hasard pouvait<92> être la cause. Le Czar attaqua Lewenhaupt à trois reprises, et intercepta le convoi dont il avait la conduite. Il fallait donc que le roi de Suède n'eût aucune nouvelle des desseins ni des mouvements des Russes. Si ce fut par négligence, il eut de grands reproches à se faire; si des obstacles invincibles l'empêchèrent de se procurer des informations, il faut mettre ces obstacles sur le compte des fatalités inévitables.
Lorsque la guerre se porte dans des pays moitié barbares et déserts, pour s'y maintenir il faut y faire des établissements. Ce sont de nouvelles créations, les troupes sont obligées de bâtir, de fortifier, de construire des chemins, d'établir des ponts et des digues, et d'élever des redoutes aux endroits où elles sont nécessaires. Ces ouvrages, qui demandent du temps et de la patience, cette méthode lente, ne s'accordaient point avec le caractère impétueux et l'esprit impatient du Roi. On remarque qu'il est admirable dans toutes les occasions où la valeur et la promptitude conviennent, et qu'il n'est plus le même dans les conjonctures qui demandent des mesures compassées et des desseins que le temps et la patience doivent laisser mûrir. Tant il est vrai qu'il faut que le guerrier subjugue ses passions, et tant il est difficile de réunir tous les talents d'un grand capitaine.
Je ne fais mention ni du combat d'Holowczyn, ni de tant d'autres actions qui se passèrent durant ces campagnes, parce qu'elles furent aussi inutiles pour le succès de la guerre que funestes pour ceux qui en devinrent les victimes. Notre héros aurait pu se montrer dans plusieurs occasions meilleur économe du sang humain. Ce n'est pas qu'il n'y ait des situations où il ne faille combattre. On doit s'engager lorsque l'on a moins à risquer qu'à gagner; lorsque l'ennemi se néglige, soit dans ses campements, soit dans ses marches; ou lorsque, par un coup décisif, on peut le forcer d'accepter la paix. On re<93>marque, d'ailleurs, que la plupart des généraux grands batailleurs ont recours à cet expédient, faute d'autres ressources. Loin que cela leur passe pour un mérite, on l'envisage plutôt comme une marque de la stérilité de leur génie.
Nous voici arrivés à la malheureuse campagne de Poltawa. Les fautes des grands hommes sont de puissantes leçons pour ceux qui ont des talents plus bornés. Nous avons peu de généraux en Europe auxquels les malheurs de Charles XII ne doivent apprendre à devenir prudents et circonspects.
Feu le maréchal Keith, qui avait commandé en Ukraine étant au service de la Russie, qui avait vu et examiné Poltawa, m'a dit que la ville n'a pour toute défense qu'un rempart de terre et un mauvais fossé. Il était persuadé que les Suédois, dès leur arrivée, pouvaient la prendre d'emblée, et que Charles traîna exprès le siége en longueur, pour y attirer le Czar et le combattre. Il est vrai que, du commencement, les Suédois n'y allèrent pas avec cette impétuosité et cette ardeur qui leur étaient ordinaires. Il faut encore convenir qu'ils ne livrèrent d'assaut à la place qu'après que Menschikoff y eut jeté des secours, et se fut campé proche de la ville, à l'autre bord de la Varnitza.93-a Mais le Czar avait à Poltawa un magasin considérable; les Suédois, qui manquaient de tout, ne devaient-ils pas s'emparer au plus vite de ce magasin, pour en priver les Russes et pour se mettre en même temps dans l'abondance? Charles XII avait sans doute les raisons les plus fortes de presser ce siége; il aurait dû se rendre maître de cette bicoque à tout prix avant l'arrivée des secours.
En décomptant les Cosaques vagabonds de Mazeppa, à charge un jour de combat, il ne restait au Roi que dix-huit mille Suédois. Faible<94> comme il était, quelle raison pouvait-il avoir, avec aussi peu de troupes, d'entreprendre un siége et de se battre en même temps? A l'approche de l'ennemi, il fallait, ou abandonner son entreprise, ou laisser un gros corps à la garde de la tranchée. L'un était honteux, l'autre réduisait presque à rien le nombre de ses combattants; le dessein de Charles était donc contraire aux intérêts des Suédois; il donnait beau jeu au Czar, et paraît indigne de notre héros. On n'oserait qu'à peine l'attribuer à un général qui n'aurait jamais fait la guerre avec réflexion. Ne cherchons pas finesse où il n'y en a point, et, sans charger le roi de Suède de desseins auxquels il ne pensa peut-être jamais, souvenons-nous qu'il avait été souvent mal instruit des mouvements de ses ennemis. Il paraît donc plus vraisemblable de croire que, n'étant informé ni de la marche de Menschikoff ni de celle du Czar, il se persuada qu'il n'était point pressé, et qu'il pouvait réduire Poltawa à son aise. Ajoutez à ceci que ce prince avait fait toute sa vie la guerre de campagne, et qu'il était nouveau dans celle des siéges, dont il n'avait pu acquérir l'expérience. Si l'on considère, de plus, que les Suédois passèrent trois mois devant Thorn, dont, soit dit en passant, les ouvrages ne valent guère mieux que ceux de Poltawa, on se convaincra de leur peu d'habileté pour les siéges. Eh quoi! si Mons, si Tournai, si des places fortifiées par les Coehorn et les Vauban arrêtent à peine trois semaines les Français lorsqu'ils les attaquent, si Thorn, si Poltawa tinrent contre les Suédois quelques mois de suite, n'en résulte-t-il pas que ces derniers ignoraient l'art de prendre des forteresses? Aucune ville ne leur résistait quand ils pouvaient la prendre l'épée à la main; la moindre bicoque les arrêtait lorsqu'il fallait ouvrir la tranchée. Et si ce n'en est pas assez de toutes ces preuves, j'ajouterai que, du caractère impétueux et violent dont était Charles XII, il aurait assiégé et pris la ville de Danzig pour la punir de quelques sujets de mécontentement qu'elle lui avait donnés;<95> cependant, parce qu'il jugea cette entreprise au-dessus de ses forces, il ne l'assiégea point, et se contenta d'une grosse amende qu'il lui fit payer.
Revenons à présent à notre grand objet. Le siége de Poltawa une fois commencé, et le Czar s'approchant avec son armée de ses environs, Charles était encore maître de choisir l'endroit le plus convenable pour combattre son rival de gloire; il pouvait l'attendre aux bords de la Varnitza, lui disputer le passage de cette rivière, ou l'attaquer immédiatement après. Les circonstances où se trouvaient les Suédois, demandaient une prompte résolution : ou il fallait tomber tout de suite sur les Russes dès leur arrivée, ou il fallait renoncer au dessein de les combattre. Ce fut une faute irréparable de laisser au Czar le choix du poste, et de lui donner le temps de le bien préparer : il avait déjà l'avantage du nombre, c'était beaucoup; on lui abandonna celui du terrain et de l'art, c'en était trop.
Peu de jours avant l'arrivée du Czar, le roi de Suède avait été blessé au siége de Poltawa; ainsi ces reproches ne tombent que sur ses généraux. Il semble cependant que, dès qu'il eut résolu de livrer bataille, il devait abandonner ses tranchées, pour être en état de faire de plus grands efforts contre ses ennemis, certain que si la bataille était gagnée, Poltawa tombait de soi-même, et que s'il la perdait, il fallait également en lever le siége. Tant de fautes accumulées de la part des Suédois ne présageaient rien d'heureux pour le combat auquel tout le monde se préparait. Il semble que la fortune arrangea tout d'avance pour préparer le malheur qui devait arriver aux Suédois : la blessure du Roi, qui l'empêchait d'agir comme à son ordinaire, la négligence des généraux suédois, dont la disposition vicieuse marque qu'ils n'avaient point reconnu la position des Russes, ou qu'ils s'en étaient fait une fausse idée, étaient des préalables qui amenaient la catastrophe. Ce n'était pas le cas où la<96> cavalerie devait débuter; la grosse besogne de cette journée devait rouler sur l'infanterie, et sur une nombreuse artillerie habilement distribuée.
Les Russes occupaient un terrain avantageux, que leurs travaux avaient achevé de perfectionner. Dans la seule partie de leur front qui fût abordable, il régnait une petite plaine, défendue par les feux croisés d'une triple rangée de redoutes; une de leurs ailes était couverte par un abatis d'arbres, derrière lequel s'élevait un retranchement; l'autre aile avait devant elle un marais impraticable. Feu le maréchal Keith, qui avait examiné cette contrée devenue si célèbre, était persuadé que quand même Charles XII aurait eu une armée de cent mille hommes, il n'aurait pu forcer le Czar dans ce poste, parce que les obstacles multipliés que les assaillants avaient à vaincre successivement, leur devaient coûter un monde prodigieux, et qu'à la fin les plus braves troupes sont rebutées, quand des attaques longues et meurtrières leur opposent sans cesse de nouvelles difficultés. J'ignore la raison qu'eurent les Suédois, dans la situation critique où ils se trouvaient, de s'engager dans une entreprise aussi hasardeuse; s'ils y furent contraints par nécessité, ce fut à eux une faute essentielle de s'être mis dans le cas de combattre malgré eux et avec le plus grand désavantage.
Enfin, tout ce qu'on devait prévoir arriva : une armée consumée par les fatigues, par la misère, et par ses victoires mêmes, fut menée au combat. Le général Creutz, qui, par un chemin détourné, devait tomber, pendant l'action, sur le flanc des Russes, s'égara dans les forêts des environs, et ne put jamais y arriver. Douze mille Suédois attaquèrent donc dans ce poste terrible et meurtrier quatre-vingt mille Moscovites. Ce n'était plus une horde de barbares pareille à celle que Charles avait dissipée près de Narwa; mais c'étaient des soldats bien armés, bien postés, commandés par des généraux étrangers et<97> habiles, soutenus par de bons retranchements, et protégés par le feu d'une artillerie redoutable. Les Suédois menèrent leur cavalerie à la charge contre ces batteries, et le canon la repoussa malgré sa valeur. L'infanterie fut, en avançant, foudroyée par le feu qui sortait de ces redoutes; cela ne l'empêcha pas d'emporter les deux premières; mais les Russes, qui l'attaquèrent en même temps de front, en flanc, et de tous côtés, la repoussèrent à différentes reprises, et l'obligèrent à la fin à céder le terrain. La confusion se mit insensiblement parmi les Suédois; la blessure du Roi l'empêcha de remédier à ce désordre; ses meilleurs généraux avaient été pris au commencement de l'action; il n'y eut donc personne pour rallier assez promptement les troupes, et dans peu la déroute devint générale. La négligence que l'on avait eue de ne point former d'établissement pour assurer les derrières de l'armée, fut cause que cette troupe, n'ayant point de retraite, après avoir fui jusqu'aux bords du Borysthène, fut obligée de se rendre à la discrétion du vainqueur.
Un auteur97-a qui a beaucoup d'esprit, mais qui a fait son cours militaire dans Homère et dans Virgile, semble accuser le roi de Suède de ce qu'il ne se mit pas à la tête de ces fuyards que Lewenhaupt avait menés au Borysthène; il en attribue la cause à la fièvre de suppuration dont le Roi se ressentait alors, et qui, à ce qu'il prétend, énerve le courage. Mais j'ose lui répondre qu'une pareille résolution pouvait convenir aux temps où l'on se battait avec des armes blanches; maintenant, après une action, l'infanterie manque presque toujours de poudre; les munitions des Suédois étaient demeurées au bagage, et ce bagage avait été pris par l'ennemi. Si donc Charles avait eu la démence de s'opiniâtrer à la tête de ces fuyards qui manquaient de poudre et de vivres, raisons, soit dit par parenthèse, pour lesquelles les places fortes se sont rendues, le Czar aurait eu bientôt la con<98>solation de voir arriver le frère Charles qu'il attendait avec tant d'impatience. Le Roi n'eût pu rien faire de plus sage, même en pleine santé, vu l'état désespéré de ses affaires, que de chercher un asile chez les Turcs. Les souverains doivent sans doute mépriser les dangers; mais leur caractère les oblige en même temps d'éviter soigneusement d'être faits prisonniers, non pour leur personnel, mais pour les conséquences funestes qui en résulteraient pour leurs États. Les auteurs français doivent se souvenir du préjudice que porta à leur nation la prison de François Ier; la France en ressent encore les effets; et l'abus de rendre les charges vénales, que la nécessité de trouver des fonds pour payer la rançon du Roi introduisit alors, est un monument qui la fait ressouvenir sans cesse de cette flétrissante époque.
Notre héros fugitif, dans une situation qui aurait accablé tout autre que lui, parut encore admirable d'imaginer des ressources dans son malheur. Pendant sa marche, il réfléchissait aux moyens d'armer la Porte contre la Russie; il tirait du sein même de son infortune des expédients pour la réparer. Je m'afflige de voir ce héros, en Turquie, s'avilir à faire le courtisan du Grand Seigneur, et mendier ces mille bourses. Quel caprice ou quelle obstination inconcevable de s'opiniâtrer à demeurer sur les terres d'un souverain qui ne voulait plus l'y souffrir! Je voudrais qu'on pût effacer de son histoire ce combat romanesque de Bender. Que de temps perdu dans le fond de la Bessarabie à se repaître d'espérances chimériques, tandis que les cris de la Suède et les sentiments de son devoir l'appelaient à la défense de ses États, abandonnés en quelque manière par son absence, et que, depuis quelque temps, ses ennemis infestaient de tous les côtés! Les projets qu'on lui attribue depuis son retour en Poméranie, et que quelques personnes mettent sur le compte de Görtz, m'ont paru si vastes, si extraordinaires, si peu assortissants à la situation et à l'épui<99>sement de son royaume, qu'on me permettra, pour l'amour de sa gloire, de les passer sous silence.
Cette guerre si féconde en succès comme en revers fut commencée par les ennemis de la Suède, et Charles, forcé à réprimer leurs attentats, se trouva dans le cas d'une défense légitime : ses voisins, qui ne le connaissaient pas, l'attaquèrent, parce qu'ils méprisèrent sa jeunesse. Dès qu'il parut heureux et redoutable, l'Europe l'envia, et dès que la fortune l'abandonna, les puissances liguées l'écrasèrent pour le dépouiller. Si notre héros avait eu autant de modération que de courage, s'il avait su poser lui-même des bornes à ses triomphes, s'accommoder avec le Czar lorsque les occasions de faire la paix se présentèrent à lui, il aurait étouffé la mauvaise volonté de ses envieux, qui, dès qu'il cessa de leur paraître un objet de terreur, voulurent s'agrandir des débris de sa monarchie. Mais les passions de ce prince n'étaient pas susceptibles de modifications : il voulait tout emporter de hauteur, et établir sur les souverains un empire despotique; il croyait que de faire la guerre aux rois ou de les détrôner, c'était la même chose.
Je trouve dans tous les livres qui parlent de Charles XII des éloges magnifiques de sa frugalité et de sa continence. Cependant vingt cuisiniers français, mille concubines à sa suite, et dix troupes de comédiens dans son armée, n'auraient jamais porté la centième partie du préjudice à son royaume, que lui causèrent l'ardente soif de la vengeance et le désir immodéré de la gloire qui dominaient ce prince. Les offenses faisaient sur son esprit des impressions si vives et si fortes, que les derniers outrages effaçaient jusqu'aux traces que les premiers y avaient imprimées. On voit, pour ainsi dire, éclore les différentes passions qui agitaient avec tant de violence cette âme implacable, en suivant ce prince à la tête de ses armées : d'abord il presse vivement le roi de Danemark; ensuite c'est le roi de Pologne qu'il poursuit à<100> outrance; bientôt sa haine se tourne tout entière contre le Czar; enfin, son ressentiment n'a d'objet que le roi d'Angleterre George Ier, et il s'oublie jusqu'à perdre de vue l'ennemi permanent de son royaume, pour courir après le fantôme d'un ennemi qui l'était occasionnellement, ou, pour mieux dire, par accident.
En rapprochant les différents traits qui caractérisent ce monarque singulier, on le trouvera plus vaillant qu'habile, plus actif que prudent, plus subordonné à ses passions qu'attaché à ses véritables intérêts; aussi audacieux mais moins rusé qu'Annibal; ressemblant plutôt à Pyrrhus qu'à Alexandre; aussi brillant que Condé à Rocroi, à Fribourg, à Nordlingue; en aucun temps comparable à Turenne, ni aussi admirable qu'il le parut aux journées de Gien, des Dunes, près de Dunkerque, de Colmar, et surtout durant ses deux dernières campagnes.
Quelque éclat que jettent les actions de notre illustre héros, il faut l'imiter avec circonspection : plus il éblouit, plus il est propre à égarer la jeunesse légère et fougueuse; on ne saurait assez lui inculquer que la valeur n'est rien sans la sagesse, et qu'à la longue un esprit de combinaison l'emporte sur une audace téméraire.
Il faudrait, pour former un parfait capitaine, qu'il réunît le courage, la constance, l'activité de Charles XII, le coup d'œil et la politique de Marlborough, les projets, les ressources, la capacité du prince Eugène, les ruses de Luxembourg, la sagesse, la méthode, la circonspection de Montécuculi, à l'à-propos de M. de Turenne. Mais je crois que ce beau phénix ne paraîtra jamais.
L'on prétend qu'Alexandre a fait Charles XII. Si cela est, Charles a fait le prince Édouard;100-a s'il arrive par hasard à celui-ci d'en faire un autre, ce ne sera tout au plus qu'un Don Quichotte.
Mais, dira-t-on, de quel droit vous érigez-vous en censeur des<101> plus illustres guerriers? Avez-vous pris pour vous-même, grand critique, les leçons que vous leur prodiguez si libéralement? Hélas! non; je n'ai à faire à ceci qu'une réponse : Nous sommes frappés des fautes d'autrui, tandis que nos propres défauts nous échappent.
<102><103>DE LA LITTÉRATURE ALLEMANDE, DES DÉFAUTS QU'ON PEUT LUI REPROCHER, QUELLES EN SONT LES CAUSES, ET PAR QUELS MOYENS ON PEUT LES CORRIGER.[Titelblatt]
<104><105>DE LA LITTÉRATURE ALLEMANDE. DES DÉFAUTS QU'ON PEUT LUI REPROCHER. QUELLES EN SONT LES CAUSES, ET PAR QUELS MOYENS ON PEUT LES CORRIGER.
Vous vous étonnez, monsieur, que je ne joigne pas ma voix à la vôtre pour applaudir aux progrès que fait, selon vous, journellement la littérature allemande. J'aime notre commune patrie autant que vous l'aimez, et par cette raison je me garde bien de la louer avant qu'elle ait mérité ces louanges : ce serait comme si on voulait proclamer vainqueur un homme qui est au milieu de sa course. J'attends qu'il ait gagné le but, et alors mes applaudissements seront aussi sincères que vrais.
Vous savez que dans la république des lettres les opinions sont libres. Vous envisagez les objets d'un point de vue, moi d'un autre; souffrez donc que je m'explique, et que je vous expose ma façon de penser ainsi que mes idées sur la littérature ancienne et moderne, tant par rapport aux langues, aux connaissances, qu'au goût.
Je commence par la Grèce, qui était le berceau des beaux-arts. Cette nation parlait la langue la plus harmonieuse qui eût jamais existé. Ses premiers théologiens, ses premiers historiens étaient poëtes; ce furent eux qui donnèrent des tours heureux à leur langue, qui<106> créèrent quantité d'expressions pittoresques, et qui apprirent à leurs successeurs à s'exprimer avec grâce, politesse et décence.
Je passe d'Athènes à Rome; j'y trouve une république qui lutte longtemps contre ses voisins, qui combat pour la gloire et pour l'empire. Tout était, dans ce gouvernement, nerf et force, et ce ne fut qu'après qu'elle l'eut emporté sur Carthage sa rivale, qu'elle prit du goût pour les sciences. Le grand Africain, l'ami de Lélius et de Polybe, fut le premier Romain qui protégea les lettres. Ensuite vinrent les Gracques; après eux, Antoine et Crassus, deux orateurs célèbres de leur temps. Enfin la langue, le style et l'éloquence romaine ne parvinrent à leur perfection que du temps de Cicéron, d'Hortensius, et des beaux génies qui honorèrent le siècle d'Auguste.
Ce court recensement me peint la marche des choses. Je suis convaincu qu'un auteur ne saurait bien écrire, si la langue qu'il parle n'est ni formée ni polie; et je vois qu'en tout pays on commence par le nécessaire, pour y joindre ensuite ce qui nous procure des agréments. La république romaine se forme; elle se bat pour acquérir des terres, elle les cultive; et dès qu'après les guerres puniques elle a pris une forme stable, le goût des arts s'introduit, l'éloquence et la langue latine se perfectionnent. Mais je ne néglige pas d'observer que, depuis le premier Africain jusqu'au consulat de Cicéron, il se trouve une période de cent soixante années.
Je conclus de là qu'en toute chose les progrès sont lents, et qu'il faut que le noyau qu'on plante en terre, prenne racine, s'élève, étende ses branches, et se fortifie, avant de produire des fleurs et des fruits. J'examine ensuite l'Allemagne selon ces règles, pour apprécier avec justice la situation où nous sommes; je purge mon esprit de tout préjugé; c'est la vérité seule qui doit m'éclairer. Je trouve une langue à demi barbare, qui se divise en autant de dialectes différents que l'Allemagne contient de provinces. Chaque cercle se persuade que son patois est le meilleur. Il n'existe point encore de recueil<107> muni de la sanction nationale où l'on trouve un choix de mots et de phrases qui constitue la pureté du langage. Ce qu'on écrit en Souabe n'est pas intelligible à Hambourg, et le style d'Autriche paraît obscur en Saxe. Il est donc physiquement impossible qu'un auteur, doué du plus beau génie, puisse supérieurement bien manier cette langue brute. Si l'on exige qu'un Phidias fasse une Vénus de Gnide, qu'on lui donne un bloc de marbre sans défaut, des ciseaux fins et de bons poinçons; alors il pourra réussir : point d'instrument, point d'artiste. On m'objectera peut-être que les républiques grecques avaient jadis des idiomes aussi différents que les nôtres; on ajoutera que de nos jours même on distingue la patrie des Italiens par le style et la prononciation, qui varient de contrée en contrée. Je ne révoque pas ces vérités en doute; mais que cela ne nous empêche pas de suivre la continuation des faits dans l'ancienne Grèce, ainsi que dans l'Italie moderne. Les poëtes, les orateurs, les historiens célèbres fixèrent leur langue par leurs écrits. Le public, par une convention tacite, adopta les tours, les phrases, les métaphores que les grands artistes avaient employés dans leurs ouvrages; ces expressions devinrent communes, elles rendirent ces langues élégantes, elles les enrichirent, en les ennoblissant.
Jetons à présent un coup d'œil sur notre patrie. J'entends parler un jargon dépourvu d'agrément, que chacun manie selon son caprice, des termes employés sans choix, les mots propres et les plus expressifs négligés, et le sens des choses noyé dans des mers épisodiques. Je fais des recherches pour déterrer nos Homères, nos Virgiles, nos Anacréons, nos Horaces, nos Démosthènes, nos Cicérons, nos Thucydides, nos Tites-Lives; je ne trouve rien, mes peines sont perdues. Soyons donc sincères, et confessons de bonne foi que jusqu'ici les belles-lettres n'ont pas prospéré dans notre sol. L'Allemagne a eu des philosophes qui soutiennent la comparaison avec les anciens, qui même les ont surpassés dans plus d'un genre; je me réserve d'en<108> faire mention dans la suite. Quant aux belles-lettres, convenons de notre indigence. Tout ce que je puis vous accorder sans me rendre le vil flatteur de mes compatriotes, c'est que nous avons eu, dans le petit genre des fables, un Gellert, qui a su se placer à côté de Phèdre et d'Ésope; les poésies de Canitz sont supportables, non de la part de la diction, mais plus en ce qu'il imite faiblement Horace.108-a Je n'omettrai pas les idylles de Gessner, qui trouvent quelques partisans; toutefois permettez-moi de leur préférer les ouvrages de Catulle, de Tibulle et de Properce. Si je repasse les historiens, je ne trouve que l'histoire d'Allemagne du professeur Mascou que je puisse citer comme la moins défectueuse. Voulez-vous que je vous parle de bonne foi du mérite de nos orateurs? Je ne puis vous produire que le célèbre Quandt,108-b de Königsberg, qui possédait le rare et l'unique talent de rendre sa langue harmonieuse; et je dois ajouter, à notre honte, que son mérite n'a été ni reconnu ni célébré. Comment peut-on prétendre que les hommes fassent des efforts pour se perfectionner dans leur genre, si la réputation n'est pas leur récompense? J'ajouterai à ces messieurs que je viens de nommer, un anonyme dont j'ai vu les vers non rimés;108-c leur cadence et leur harmonie résultait d'un mélange de dactyles et de spondées; ils étaient remplis de sens, et mon oreille a été flattée agréablement par des sons sonores dont je n'aurais pas cru notre langue susceptible. J'ose présumer que ce genre de versification est<109> peut-être celui qui est le plus convenable à notre idiome, et qu'il est, de plus, préférable à la rime; il est vraisemblable qu'on ferait des progrès, si on se donnait la peine de le perfectionner.109-a
Je ne vous parle pas du théâtre allemand. Melpomène n'a été courtisée que par des amants bourrus, les uns guindés sur des échasses, les autres rampants dans la boue, et qui tous, rebelles à ses lois, ne sachant ni intéresser ni toucher, ont été rejetés de ses autels. Les amants de Thalie ont été plus fortunés : ils nous ont fourni du moins une vraie comédie originale; c'est le Postzug109-b dont je parle. Ce sont nos mœurs, ce sont nos ridicules que le poëte expose sur le théâtre; la pièce est bien faite. Si Molière avait travaillé sur le même sujet, il n'aurait pas mieux réussi. Je suis fâché de ne pouvoir pas vous étaler un catalogue plus ample de nos bonnes productions; je n'en accuse pas la nation : elle ne manque ni d'esprit ni de génie; mais elle a été retardée par des causes qui l'ont empêchée de s'élever en même temps que ses voisins. Remontons, s'il vous plaît, à la renaissance des lettres, et comparons la situation où se trouvèrent l'Italie, la France et l'Allemagne lors de cette révolution qui se fit dans l'esprit humain.
Vous savez que l'Italie en redevint le berceau; que la maison d'Este, les Médicis et le pape Léon X contribuèrent à leurs progrès en les protégeant. Tandis que l'Italie se polissait, l'Allemagne, agitée par des théologiens, se partageait en deux factions, dont chacune se signalait par sa haine pour l'autre, son enthousiasme et son fanatisme. Dans ce même temps, François Ier entreprit de partager avec l'Italie la gloire d'avoir contribué à restaurer les lettres : il se consuma en vains efforts pour les transplanter dans sa patrie; ses peines furent infructueuses. La monarchie, épuisée par la rançon de son roi, qu'elle payait à l'Espagne, était dans un état de langueur. Les guerres de la Ligue, qui survinrent après la mort de François Ier, empêchaient les citoyens<110> de s'appliquer aux beaux-arts. Ce ne fut que vers la fin du règne de Louis XIII, après que les plaies des guerres civiles furent guéries, sous le ministère du cardinal de Richelieu, dans des temps qui favorisaient cette entreprise, qu'on reprit le projet de François Ier. La cour encouragea les savants et les beaux esprits, tout se piqua d'émulation et bientôt après, sous le règne de Louis XIV, Paris ne le céda ni à Florence ni à Rome. Que se passait-il alors en Allemagne? Précisément lorsque Richelieu se couvrait de gloire en polissant sa nation, c'était le fort de la guerre de trente ans. L'Allemagne était ravagée et pillée par vingt armées différentes, qui, tantôt victorieuses, tantôt battues, amenaient la désolation à leur suite. Les campagnes étaient dévastées, les champs, sans culture, les villes, presque désertes. L'Allemagne n'eut guère le temps de respirer après la paix de Westphalie : tantôt elle s'opposait aux forces de l'empire ottoman, très-redoutable alors; tantôt elle résistait aux armées françaises qui empiétaient sur la Germanie pour étendre l'empire des Gaules. Croit-on, lorsque les Turcs assiégeaient Vienne, ou lorsque Mélac saccageait le Palatinat, que les flammes consumaient les habitations et les villes, que l'asile de la mort même était violé par la licence effrénée des soldats, qui tiraient de leur tombeau les cadavres des électeurs pour s'en approprier les misérables dépouilles; croit-on que dans des moments où des mères désolées se sauvaient des ruines de leur patrie, en portant leurs enfants exténués d'inanition sur leurs bras, que l'on composait à Vienne, à Mannheim, des sonnetti, ou que l'on y faisait des épigrammes? Les Muses demandent des asiles tranquilles; elles fuient des lieux où règne le trouble et où tout est en subversion. Ce ne fut donc qu'après la guerre de succession que nous commençâmes à réparer ce que tant de calamités successives nous avaient fait perdre. Ce n'est donc ni à l'esprit ni au génie de la nation qu'il faut attribuer le peu de progrès que nous avons fait; mais nous ne devons nous en prendre qu'à une suite de conjonctures fâcheuses, à un enchaînement<111> de guerres qui nous ont ruinés et appauvris autant d'hommes que d'argent.
Ne perdez pas le fil des événements; suivez la marche de nos pères, et vous applaudirez à la sagesse qui a dirigé leur conduite : ils ont agi précisément comme il était convenable à la situation où ils se trouvaient. Ils ont commencé par s'appliquer à l'économie rurale, à remettre en valeur les terres qui, faute de bras, étaient demeurées sans culture; ils ont relevé les maisons détruites; ils ont encouragé la propagation. On s'est partout appliqué à défricher des terres abandonnées; une population plus nombreuse a donné naissance à l'industrie; le luxe même s'est introduit, ce fléau des petites provinces, et qui augmente la circulation dans les grands États. Enfin voyagez maintenant en Allemagne, traversez-la d'un bout à l'autre, vous trouverez partout sur votre chemin des bourgades changées en villes florissantes : là, c'est Munster, plus loin, c'est Cassel, ici, c'est Dresde et Géra. Allez dans la Franconie, vous trouverez Würzbourg, Nuremberg. Si vous approchez du Rhin, vous passerez par Fulde et Francfort-sur-le-Main, pour aller à Mannheim, de là à Mayence et à Bonn. Chacune de ces cités présente au voyageur surpris des édifices qu'il ne croyait pas trouver dans le fond de la forêt hercynienne. La mâle activité de nos compatriotes ne s'est donc pas bornée à réparer les pertes causées par nos calamités passées; elle a su aspirer plus haut, elle a su perfectionner ce que nos ancêtres n'avaient qu'ébauché. Depuis que ces changements avantageux se sont opérés, nous voyons l'aisance devenir plus générale; le tiers état ne languit plus dans un honteux avilissement; les pères fournissent à l'étude de leurs enfants sans s'obérer. Voilà les prémices établies de l'heureuse révolution que nous attendons; les entraves qui liaient le génie de nos aïeux, sont brisées et détruites; déjà l'on s'aperçoit que la semence d'une noble émulation germe dans les esprits. Nous avons honte qu'en certains genres nous ne puissions pas nous égaler à nos voisins; nous désirons<112> de regagner par des travaux infatigables le temps que nos désastres nous ont fait perdre; et, en général, le goût national est si décidé pour tout ce qui peut illustrer notre patrie, qu'il est presque évident avec de telles dispositions, que les Muses nous introduiront à notre tour dans le temple de la Gloire. Examinons donc ce qu'il reste à faire pour arracher de nos champs toutes les ronces de la barbarie qui s'y trouvent encore, et pour accélérer ces progrès si désirables auxquels nos compatriotes aspirent.
Je vous l'ai déjà dit, il faut commencer par perfectionner la langue : elle a besoin d'être limée et rabotée; elle a besoin d'être maniée par des mains habiles. La clarté est la première règle que doivent se prescrire ceux qui parlent et qui écrivent, parce qu'il s'agit de peindre sa pensée ou d'exprimer ses idées par des paroles. A quoi servent les pensées les plus justes, les plus fortes, les plus brillantes, si vous ne les rendez intelligibles? Beaucoup de nos auteurs se complaisent dans un style diffus; ils entassent parenthèse sur parenthèse, et souvent vous ne trouvez qu'au bout d'une page entière le verbe d'où dépend le sens de toute la phrase; rien n'obscurcit plus la construction; ils sont lâches, au lieu d'être abondants, et l'on devinerait plutôt l'énigme du sphinx que leur pensée. Une autre cause qui nuit autant aux progrès des lettres que les vices que je reproche à notre langue et au style de nos écrivains, c'est le défaut des bonnes études. Notre nation a été accusée de pédanterie, parce que nous avons eu une foule de commentateurs vétilleurs et pesants. Pour se laver de ce reproche, on commence à négliger l'étude des langues savantes; et afin de ne point passer pour pédant, on va devenir superficiel. Peu de nos savants peuvent lire sans difficulté les auteurs classiques tant grecs que latins. Si l'on veut se former l'oreille à l'harmonie des vers d'Homère, il faut pouvoir le lire coulamment sans le secours d'un dictionnaire. J'en dis autant au sujet de Démosthène, d'Aristote, de Thucydide et de Platon. Il en est de même pour se rendre familière la connaissance des auteurs<113> latins. La jeunesse, à présent, ne s'applique presque pas du tout au grec, et peu apprennent assez le latin pour traduire médiocrement les ouvrages des grands hommes qui ont honoré le siècle d'Auguste. Ce sont cependant là les sources abondantes où les Italiens, les Français et les Anglais, nos devanciers, ont puisé leurs connaissances; ils se sont formés autant qu'ils ont pu sur ces grands modèles; ils se sont approprié leur façon de penser; et en admirant les grandes beautés dont les ouvrages des anciens fourmillent, ils n'ont pas négligé d'en apprécier les défauts. Il faut estimer avec discernement, et ne jamais s'abandonner à une adulation aveugle. Ces heureux jours dont les Italiens, les Français et les Anglais ont joui avant nous, commencent maintenant à décliner sensiblement. Le public est rassasié des chefs-d'œuvre qui ont paru; les connaissances, étant plus répandues, sont moins estimées; enfin, ces nations se croient en possession de la gloire que leurs auteurs leur ont acquise, et elles s'endorment sur leurs lauriers. Mais je ne sais comment cette digression m'a égaré de mon sujet. Retournons à nos foyers, et continuons encore à examiner ce qui s'y trouve de défectueux à l'égard de nos études.
Je crois remarquer que le petit nombre de bons et d'habiles instituteurs qui se trouvent, ne répond pas aux besoins des écoles; nous en avons beaucoup, et toutes veulent être pourvues. Si les maîtres sont pédants, leur esprit vétilleur s'appesantit sur des bagatelles, et néglige les choses principales. Longs, diffus, ennuyeux, vides de choses dans leurs instructions, ils excèdent leurs écoliers, et leur inspirent du dégoût pour les études. D'autres recteurs s'acquittent de leur emploi en mercenaires : que leurs écoliers profitent ou qu'ils ne s'instruisent pas, cela leur est indifférent, pourvu que leurs gages leur soient exactement payés. Et c'est encore pis si ces maîtres manquent eux-mêmes de connaissances. Qu'apprendront-ils aux autres, si eux-mêmes ne savent rien? A Dieu ne plaise qu'il n'y ait pas quelque exception à cette règle, et qu'on ne trouve pas en Allemagne quelques<114> recteurs habiles! Je ne m'y oppose en rien; je me borne à désirer ardemment que leur nombre fût plus considérable. Que ne dirai-je pas de la méthode vicieuse que les maîtres emploient pour enseigner à leurs élèves la grammaire, la dialectique, la rhétorique, et d'autres connaissances! Comment formeront-ils le goût de leurs écoliers, s'ils ne savent pas eux-mêmes discerner le bon du médiocre, et le médiocre du mauvais; s'ils confondent le style diffus avec le style abondant, le trivial, le bas, avec le naïf, la prose négligée et défectueuse avec le style simple, le galimatias avec le sublime; s'ils ne corrigent pas avec exactitude les thèmes de leurs écoliers; s'ils ne relèvent pas leurs fautes sans les décourager; et s'ils ne leur inculquent pas soigneusement les règles qu'ils doivent toujours avoir devant les yeux en composant? J'en dis autant pour l'exactitude des métaphores; car je me ressouviens dans ma jeunesse d'avoir lu, dans une épître dédicatoire d'un professeur Heineccius à une reine, ces belles paroles : « Ihro Majestät glänzen wie ein Karfunkel am Finger der jetzigen Zeit.114-a Votre Majesté brille comme une escarboucle au doigt du temps présent. » Peut-on rien de plus mauvais! Pourquoi une escarboucle? Est-ce que le temps a un doigt? Quand on le représente, on le peint avec des ailes, parce qu'il s'envole sans cesse; avec une clepsydre, parce que les heures le divisent; et on arme son bras d'une faux, pour désigner qu'il fauche ou détruit tout ce qui existe. Quand des professeurs s'expriment dans un style aussi bas que ridicule, à quoi faut-il s'attendre de leurs écoliers?
Passons maintenant des basses classes aux universités; examinons-les impartialement de même. Le défaut qui me saute le plus aux yeux,<115> c'est qu'il n'y a point de méthode générale pour enseigner les sciences; chaque professeur s'en fait une. Je suis de l'opinion qu'il n'y a qu'une bonne méthode, et qu'il faut s'en tenir à celle-là. Mais quelle est la pratique de nos jours? Un professeur en droit, par exemple, a quelques jurisconsultes favoris, dont il explique les opinions; il s'en tient à leurs ouvrages, sans faire mention de ce que d'autres auteurs ont écrit sur le droit; il relève la dignité de son art, pour faire valoir ses connaissances; il croit passer pour un oracle, s'il est obscur dans ses leçons; il parle des lois de Memphis quand il est question des coutumes d'Osnabrück, ou il inculque les lois de Minos à un bachelier de Saint-Gall. Le philosophe a son système favori, auquel il se tient à peu près de même. Ses écoliers sortent de son collége la tête remplie de préjugés; ils n'ont parcouru qu'une petite partie des opinions humaines; ils n'en connaissent pas toutes les erreurs ni toutes les absurdités. Je suis encore indécis sur la médecine, si elle est un art ou si elle n'en est pas un; mais je suis persuadé certainement qu'aucun homme n'a la puissance de refaire un estomac, des poumons et des reins, quand ces parties essentielles à la vie humaine sont viciées; et je conseille très-fort à mes amis, s'ils sont malades, d'appeler à leur secours un médecin qui ait rempli plus d'un cimetière, plutôt qu'un jeune élève de Hoffmann ou de Boerhaave, qui n'a tué personne. Je n'ai rien à reprendre en ceux qui enseignent la géométrie. Cette science est la seule qui n'ait point produit de sectes; elle est fondée sur l'analyse, sur la synthèse et sur le calcul; elle ne s'occupe que de vérités palpables : aussi a-t-elle la même méthode en tout pays. Je me renferme également dans un respectueux silence à l'égard de la théologie. On dit que c'est une science divine, et qu'il n'est pas permis aux profanes de toucher à l'encensoir. Il me sera, je crois, permis d'agir avec moins de circonspection avec messieurs les professeurs en histoire, et de présenter quelque petit doute à leur examen. J'ose leur demander si l'étude de la chronologie est ce qu'il y a de plus utile dans l'histoire;<116> si c'est une faute irrémissible de se tromper sur l'année de la mort de Bélus, sur le jour où le cheval de Darius, se mettant à hennir, éleva son maître sur le trône de Perse, sur l'heure où la bulle d'or fut publiée, si ce fut à six heures du matin ou à quatre heures de l'après-midi. Pour moi, je me contente de savoir le contenu de la bulle d'or, et qu'elle a été promulguée l'année 1356. Ce n'est pas que je veuille excuser des historiens qui commettent des anachronismes; j'aurai cependant plutôt de l'indulgence pour les petites fautes de cette nature que pour des fautes considérables, comme celles de rapporter confusément les faits, de ne pas développer avec clarté les causes et les événements, de négliger toute méthode, de s'appesantir longuement sur les petits objets, et de passer légèrement sur ceux qui sont les plus essentiels. Je pense à peu près de même à l'égard de la généalogie, et je crois qu'on ne doit pas lapider un homme de lettres pour ne pas savoir débrouiller la généalogie de sainte Hélène, mère de l'empereur Constantin, ou d'Hildegarde, femme ou maîtresse de Charlemagne. On ne doit enseigner que ce qu'il est nécessaire de savoir; on doit négliger le reste.
Peut-être trouverez-vous ma censure trop sévère. Comme rien n'est parfait ici-bas, vous en conclurez que notre langue, nos colléges et nos universités ne le sont pas non plus. Vous ajouterez que la critique est aisée, mais que l'art est difficile; qu'il faut donc indiquer quelles sont, pour mieux faire, les règles qu'on doit suivre. Je suis tout disposé, monsieur, à vous satisfaire. Je crois que si d'autres nations ont pu se perfectionner, nous avons les mêmes moyens qu'eux, et qu'il ne s'agit que de les employer. Il y a longtemps que dans mes heures de loisir j'ai réfléchi sur ces matières, de sorte que je les ai assez présentes pour les coucher sur le papier et les soumettre à vos lumières; d'autant plus que je n'ai aucune prétention à l'infaillibilité.
Commençons par la langue allemande, laquelle j'accuse d'être diffuse, difficile à manier, peu sonore, et qui manque, de plus, de cette<117> abondance de termes métaphoriques si nécessaires pour fournir des tours nouveaux et pour donner des grâces aux langues polies. Afin de déterminer la route que nous devons prendre pour arriver à ce but, examinons le chemin que nos voisins ont pris pour y parvenir.
En Italie, du temps de Charlemagne, on parlait encore un jargon barbare : c'était un mélange de mots pris des Huns et des Lombards, entremêlés de phrases latines, mais qui auraient été inintelligibles aux oreilles de Cicéron ou de Virgile. Ce dialecte demeura tel qu'il était, durant les siècles de barbarie qui se succédèrent. Longtemps après parut le Dante; ses vers charmèrent ses lecteurs, et les Italiens commencèrent à croire que leur langue pourrait succéder à celle des vainqueurs de l'univers. Ensuite, peu avant et durant la renaissance des lettres, fleurirent Pétrarque, l'Arioste, Sannazar et le cardinal Bembo. C'est principalement le génie de ces hommes célèbres qui a fixé la langue italienne. L'on vit se former en même temps l'Académie de la Crusca, qui veille à la conservation comme à la pureté du style.
Je passe maintenant en France. Je trouve qu'à la cour de François Ier on parlait un jargon aussi discordant pour le moins que notre allemand l'est encore; et, n'en déplaise aux admirateurs de Marot, de Rabelais, de Montaigne, leurs écrits grossiers et dépourvus de grâces ne m'ont causé que de l'ennui et du dégoût. Après eux, vers la fin du règne de Henri IV, parut Malherbe. C'est le premier poëte que la France ait eu, ou, pour mieux dire, en qualité de versificateur il est moins défectueux que ses devanciers. Pour marque qu'il n'avait pas poussé son art à la perfection, je n'ai qu'à vous rappeler ces vers que vous connaissez d'une de ses odes :
Prends ta foudre, Louis, et va, comme un lion,
Donner le dernier coup à la dernière tête
De la rébellion.
A-t-on jamais vu un lion armé d'un foudre? La fable met la foudre entre les mains du maître des dieux, ou elle en arme l'aigle qui l'ac<118>compagne; jamais lion n'a eu cet attribut. Mais quittons Malherbe avec ses métaphores impropres, et venons aux Corneille, aux Racine, aux Despréaux, aux Bossuet, aux Fléchier, aux Pascal, aux Fénelon, aux Boursault, aux Vaugelas, les véritables pères de la langue française. Ce sont eux qui ont formé le style, fixé l'usage des mots, rendu les phrases harmonieuses, et qui ont donné de la force et de l'énergie au vieux jargon barbare et discordant de leurs ancêtres. On dévora les ouvrages de ces beaux génies. Ce qui plaît se retient. Ceux qui avaient du talent pour les lettres, les imitèrent. Le style et le goût de ces grands hommes se communiqua, depuis, à toute la nation. Mais souffrez que je vous arrête un moment pour vous faire remarquer qu'en Grèce, en Italie, comme en France, les poëtes ont été les premiers qui, rendant leur langue flexible et harmonieuse, l'ont ainsi préparée à devenir plus souple et plus maniable sous la plume des auteurs qui, après eux, écrivirent en prose.
Si je me transporte maintenant en Angleterre, j'y trouve un tableau semblable à celui que je vous ai fait de l'Italie et de la France. L'Angleterre avait été subjuguée par les Romains, par les Saxons, par les Danois, et enfin par Guillaume le Conquérant, duc de Normandie. De cette confusion des langues de leurs vainqueurs, en y joignant le jargon qu'on parle encore dans la principauté de Galles, se forma l'anglais. Je n'ai pas besoin de vous avertir que, dans ces temps de barbarie, cette langue était au moins aussi grossière que celles dont je viens de vous parler. La renaissance des lettres opéra le même effet sur toutes les nations : l'Europe était lasse de l'ignorance crasse dans laquelle elle avait croupi durant tant de siècles; elle voulut s'éclairer. L'Angleterre, toujours jalouse de la France, aspirait à produire elle-même ses auteurs; et comme pour écrire il faut avoir une langue, elle commença à perfectionner la sienne. Pour aller plus vite, elle s'appropria, du latin, du français, de l'italien, tous les termes qu'elle jugea lui être nécessaires; elle eut des écrivains célèbres; mais ils ne<119> purent adoucir ces sons aigus de leur langue, qui choquent les oreilles étrangères. Les autres idiomes perdent quand on les traduit; l'anglais seul y gagne. Je me souviens à ce propos de m'être trouvé un jour avec des gens de lettres; quelqu'un leur demanda en quelle langue s'était énoncé le serpent qui tenta notre première mère. « En anglais, répondit un érudit, car le serpent siffle. » Prenez cette mauvaise plaisanterie pour ce qu'elle vaut.
Après vous avoir exposé comment chez d'autres nations les langues ont été cultivées et perfectionnées, vous jugez sans doute qu'en employant les mêmes moyens, nous réussirons également comme eux. Il nous faut donc de grands poëtes et de grands orateurs pour nous rendre ce service, et nous ne devons pas l'attendre des philosophes : leur partage est de déraciner des erreurs et de découvrir des vérités nouvelles. Les poëtes et les orateurs doivent nous enchanter par leur harmonie, nous attendrir et nous persuader; mais comme on ne fait pas naître des génies à point nommé, voyons si nous ne pourrons pas faire également quelques progrès en employant des secours intermédiaires. Pour resserrer notre style, retranchons toute parenthèse inutile; pour acquérir de l'énergie, traduisons les auteurs anciens qui se sont exprimés avec le plus de force et de grâce. Prenons chez les Grecs Thucydide, Xénophon; n'oublions pas la Poétique d'Aristote; qu'on s'applique surtout à bien rendre la force de Démosthène. Nous prendrons des Latins le Manuel d'Épictète, les Pensées de l'empereur Marc-Aurèle, les Commentaires de César, Salluste, Tacite, l'Art poétique d'Horace. Les Français pourront nous fournir les Pensées de La Rochefoucauld, les Lettres persanes, l'Esprit des lois. Tous ces livres que je propose, la plupart écrits en style sentencieux, obligeront ceux qui les traduiront, à fuir les termes oiseux et les paroles inutiles; nos écrivains emploieront toute leur sagacité à resserrer leurs idées, pour que leur traduction ait la même force que l'on admire dans leurs originaux. Toutefois, en rendant leur style plus énergique, ils seront<120> attentifs à ne point devenir obscurs; et pour conserver cette clarté, le premier des devoirs de tout écrivain, ils ne s'écarteront jamais des règles de la grammaire, afin que les verbes qui doivent régir les phrases, soient placés de sorte qu'il n'en résulte aucun sens amphibologique. Des traductions faites en ce genre serviront de modèles, sur lesquels nos écrivains pourront se mouler. Alors nous pourrons nous flatter d'avoir suivi le précepte qu'Horace donne aux auteurs dans sa Poétique : Tot verba, tot pondera.120-a
Il sera plus difficile d'adoucir les sons durs dont la plupart des mots de notre langue abondent.120-b Les voyelles plaisent aux oreilles; trop de consonnes rapprochées les choquent, parce qu'elles coûtent à prononcer, et n'ont rien de sonore. Nous avons, de plus, quantité de verbes auxiliaires et actifs dont les dernières syllabes sont sourdes et désagréables, comme sagen, geben, nehmen : mettez un a au bout de ces terminaisons, et faites-en sagena, gebena, nehmena, et ces sons flatteront l'oreille. Mais je sais aussi que, quand même l'Empereur, avec ses huit électeurs, dans une diète solennelle de l'Empire, donnerait une loi pour qu'on prononçât ainsi, les sectateurs zélés du tudesque se moqueraient d'eux, et crieraient partout en beau latin : Caesar non est super grammaticos; et le peuple, qui décide des langues en tout pays, continuerait à prononcer sagen et geben, comme de coutume. Les Français ont adouci par la prononciation bien des mots qui choquent les oreilles, et qui avaient fait dire à l'empereur Julien que les Gaulois croassaient comme les corneilles.120-c Ces mots, tels qu'on les prononçait alors, sont, cro-jo-gent, voi-yai-gent. On les prononce à<121> présent croyent, voyent; s'ils ne flattent pas, ils sont toutefois moins désagréables. Je crois que pour de certains mots nous en pourrions user de même.
Il est encore un vice que je ne dois pas omettre, celui des comparaisons basses et triviales, puisées dans le jargon du peuple. Voici, par exemple, comme s'exprima un poëte qui dédia ses ouvrages à je ne sais quel protecteur : « Schiess, grosser Gönner, schiess deine Strahlen, Arm dick, auf deinen Knecht hernieder.121-a Répands, grand protecteur, répands tes rayons gros comme le bras sur ton serviteur. » Que dites-vous de ces rayons gros comme le bras? N'aurait-on pas dû dire à ce poëte : Mon ami, apprends à penser avant de te mêler d'écrire? N'imitons donc pas les pauvres qui veulent passer pour riches; convenons de bonne foi de notre indigence; que cela nous encourage plutôt à gagner par nos travaux les trésors de la littérature, dont la possession mettra le comble à la gloire nationale.
Après vous avoir exposé de quelle manière on pourrait former notre langue, je vous prie de me prêter la même attention à l'égard des mesures que l'on pourrait prendre pour étendre la sphère de nos connaissances, rendre les études plus faciles, plus utiles, et former en même temps le goût de la jeunesse. Je propose, en premier lieu, qu'on fasse un choix plus réfléchi des recteurs qui doivent régir les classes, et qu'on leur prescrive une méthode sage et judicieuse qu'ils doivent suivre en enseignant, tant pour la grammaire et pour la dialectique qu'également pour la rhétorique; qu'on fasse de petites distinctions pour les enfants qui s'appliquent, et de légères flétrissures pour ceux qui se négligent. Je crois que le meilleur traité de logique, et en même temps le plus clair, est celui de Wolff. Il faudrait donc obliger tous les recteurs à l'enseigner, d'autant plus que celui de<122> Batteux122-a n'est pas traduit, et qu'il ne l'emporte pas sur l'autre. Pour la rhétorique, qu'on s'en tienne à Quintilien. Quiconque, en l'étudiant, ne parvient pas à l'éloquence, n'y parviendra jamais. Le style de cet ouvrage est clair, il contient tous les préceptes et les règles de l'art; mais il faut, avec cela, que les maîtres examinent avec soin les thèmes de leurs écoliers, en leur expliquant les raisons pour lesquelles on corrige leurs fautes, et en louant les endroits où ils ont réussi.
Si les maîtres suivent la méthode que je propose, ils développeront le germe des talents où la nature en a semé; ils perfectionneront le jugement de leurs écoliers, en les accoutumant à ne point décider sans connaissance de cause, ainsi qu'à tirer des conséquences justes de leurs principes. La rhétorique rendra leur esprit méthodique; ils apprendront l'art d'arranger leurs idées, de les joindre et de les lier les unes aux autres par des transitions naturelles, imperceptibles et heureuses; ils sauront proportionner le style au sujet, employer à propos les figures, tant pour varier la monotonie du style que pour répandre des fleurs sur les endroits qui en sont susceptibles; et ils ne confondront pas deux métaphores en une, ce qui ne peut présenter qu'un sens louche au lecteur. La rhétorique leur enseignera encore à faire un choix des arguments qu'ils veulent employer, selon le caractère de l'auditoire auquel ils ont à s'adresser; ils apprendront à s'insinuer dans les esprits, à plaire, à émouvoir, à exciter l'indignation ou la pitié, à persuader, à entraîner tous les suffrages. Quel art divin que celui où, par le moyen de la seule parole, sans force ni violence, on parvient à subjuguer les esprits, à régner sur les cœurs, et à savoir exciter dans une nombreuse assemblée les passions desquelles on veut<123> qu'elle soit susceptible! Si les bons auteurs étaient traduits en notre langue, j'en recommanderais la lecture, comme celle d'une chose importante et nécessaire. Par exemple, pour les logiciens, rien ne les formerait mieux que le Commentaire de Bayle sur les comètes, et sur le Contrains-les d'entrer. Bayle est, selon mes faibles lumières, le premier des dialecticiens de l'Europe : il raisonne non seulement avec force et précision, mais il excelle surtout à voir d'un coup d'œil tout ce de quoi une proposition est susceptible, son côté fort, son côté faible, comment il faut la soutenir, et comment on pourra réfuter ceux qui l'attaqueront. Dans son grand Dictionnaire, il attaque Ovide sur le débrouillement du chaos; il y a des articles excellents sur les manichéens, sur Épicure, sur Zoroastre, etc. Tous méritent d'être lus et étudiés, et ce sera un avantage inestimable pour les jeunes gens qui pourront s'approprier la force du raisonnement et la vive pénétration d'esprit de ce grand homme.
Vous devinez d'avance les auteurs que je recommanderai à ceux qui étudient l'éloquence. Pour qu'ils apprennent à sacrifier aux Grâces, je voudrais qu'ils lussent les grands poëtes, Homère, Virgile, quelques odes choisies d'Horace, quelques vers d'Anacréon. Afin qu'ils prissent le grand goût de l'éloquence, je mettrais Démosthène et Cicéron entre leurs mains; on leur ferait remarquer en quoi diffère le mérite de ces deux grands orateurs. Au premier on ne saurait rien ajouter, au second il n'y a rien à retrancher.123-a Ces lectures pourraient être suivies des belles oraisons funèbres de Bossuet et de Fléchier, du Démosthène et du Cicéron français, et du Petit Carême de Massillon, rempli de traits de la plus sublime éloquence. Afin de leur apprendre dans quel goût il faut écrire l'histoire, je voudrais qu'ils lussent Tite-Live, Salluste, Tacite; on leur ferait remarquer en même temps la noblesse du style, la beauté de leur narration, en condamnant toute<124> fois la crédulité avec laquelle Tite-Live donne, à la fin de chaque année, une liste de miracles les uns plus ridicules que les autres. Ces jeunes gens pourraient ensuite parcourir l'Histoire universelle de Bossuet, et les Révolutions romaines, par l'abbé de Vertot; on pourrait y ajouter l'avant-propos de l'Histoire de Charles-Quint, par Robertson. Ce serait le moyen de leur former le goût et de leur apprendre comment il faut écrire. Mais si le recteur n'a pas lui-même ces connaissances, il se contentera de dire : Ici Démosthène emploie le grand argument oratoire; là, et dans la plus grande partie du discours, il se sert de l'enthymème; voilà une apostrophe, voici une prosopopée; en tel endroit une métaphore, dans l'autre une hyperbole. Cela est bon; mais si le maître ne relève pas mieux les beautés de l'auteur, et qu'il n'en fasse pas remarquer les défauts (parce qu'il en échappe même aux plus grands orateurs), il n'aura pas rempli sa tâche. J'insiste si fort sur toutes ces choses, à cause que je voudrais que la jeunesse sortît des écoles avec des idées nettes, et que, non content de leur remplir la mémoire, l'on s'attachât surtout à leur former le jugement, afin qu'ils apprissent à discerner le bon du mauvais, et que, ne se bornant pas à dire, Cela me plaît, ils pussent à l'avenir donner des raisons solides de ce qu'ils approuvent ou de ce qu'ils rejettent.
Pour vous convaincre du peu de goût qui, jusqu'à nos jours, règne en Allemagne, vous n'avez qu'à vous rendre aux spectacles publics. Vous y verrez représenter les abominables pièces de Shakspeare, traduites en notre langue,124-a et tout l'auditoire se pâmer d'aise en entendant ces farces ridicules et dignes des sauvages du Canada. Je les appelle telles, parce qu'elles pèchent contre toutes les règles du théâtre. Ces règles ne sont point arbitraires; vous les trouvez dans la Poétique d'Aristote, où l'unité de lieu, l'unité de temps et l'unité d'intérêt sont prescrites comme les seuls moyens de rendre les tragédies intéres<125>santes; au lieu que, dans ces pièces anglaises, la scène dure l'espace de quelques années. Où est la vraisemblance? Voilà des crocheteurs et des fossoyeurs qui paraissent, et qui tiennent des propos dignes d'eux; ensuite viennent des princes et des reines. Comment ce mélange bizarre de bassesse et de grandeur, de bouffonnerie et de tragique, peut-il toucher et plaire? On peut pardonner à Shakspeare ces écarts bizarres; car la naissance des arts n'est jamais le point de leur maturité. Mais voilà encore un Götz de Berlichingen qui paraît sur la scène,125-a imitation détestable de ces mauvaises pièces anglaises; et le parterre applaudit et demande avec enthousiasme la répétition de ces dégoûtantes platitudes. Je sais qu'il ne faut point disputer des goûts; cependant permettez - moi de vous dire que ceux qui trouvent autant de plaisir aux danseurs de corde, aux marionnettes, qu'aux tragédies de Racine, ne veulent que tuer le temps; ils préfèrent ce qui parle à leurs yeux à ce qui parle à leur esprit, et ce qui n'est que spectacle à ce qui touche le cœur. Mais revenons à notre sujet.
Après vous avoir parlé des basses classes, il faut que j'agisse avec la même franchise à l'égard des universités, et que je vous propose les corrections qui paraîtront les plus avantageuses et les plus utiles à ceux qui voudront se donner la peine d'y bien réfléchir. Il ne faut pas croire que la méthode qu'emploient les professeurs pour enseigner les sciences, soit indifférente : s'ils manquent de clarté et de netteté, leurs peines sont perdues. Ils ont leur cours tout préparé d'avance, et ils s'en tiennent là; que ce cours de leur science soit bien ou mal fait, personne ne s'en embarrasse; aussi voit-on le peu d'avantage qu'on retire de ces études : bien peu d'écoliers en sortent avec les connaissances qu'ils en devraient rapporter. Mon idée serait donc de prescrire à chaque professeur la règle qu'il doit suivre en enseignant dans ses colléges. En voici l'ébauche :
<126>Mettons le géomètre et le théologien de côté, parce qu'il n'y a rien à ajouter à l'évidence du premier, et qu'il ne faut point choquer les opinions populaires du dernier. Je trouve d'abord le philosophe. J'exigerais qu'il commençât son cours par une définition exacte de la philosophie; qu'ensuite, en remontant aux temps les plus reculés, il rapportât toutes les différentes opinions que les hommes ont eues, selon l'ordre des temps où ont fleuri ceux qui les ont enseignées. Il ne suffirait pas, par exemple, de leur dire que les stoïciens admettaient dans leur système que les âmes humaines sont des parcelles de la Divinité. Quelque belle et sublime que soit cette idée, le professeur fera remarquer qu'elle implique contradiction, parce que, si l'homme était une parcelle de la Divinité, il aurait des connaissances infinies, qu'il n'a point; parce que, si Dieu était dans les hommes, il arriverait à présent que le Dieu anglais se battrait contre le Dieu français et espagnol; que ces diverses parties de la Divinité tâcheraient de se détruire réciproquement, et qu'enfin toutes les scélératesses, tous les crimes que les hommes commettent, seraient des œuvres divines. Quelle absurdité d'admettre de pareilles horreurs! Donc elles ne sont pas vraies. S'il touche au système d'Épicure, il s'arrêtera surtout sur l'impassibilité que ce philosophe attribue à ses dieux, ce qui est contraire à la nature divine; il n'oubliera pas d'insister sur l'absurdité de la déclinaison des atonies, et sur tout ce qui répugne à l'exactitude et à la liaison du raisonnement. Il fera sans doute mention de la secte acataleptique, et de la nécessité où les hommes se trouvent souvent de suspendre leur jugement en tant de matières métaphysiques où l'analogie et l'expérience ne sauraient leur prêter de fil pour se conduire dans ce labyrinthe. Ensuite il en viendra à Galilée : il exposera nettement son système; il ne manquera pas d'appuyer sur l'absurdité du clergé romain, qui ne voulait pas que la terre tournât, qui se révoltait contre les antipodes, et qui, tout infaillible qu'il croyait être, perdit, à cette fois au moins, son procès devant le tribunal de la rai<127>son. Viendra ensuite Copernic, Tycho Brahé, le système des tourbillons. Le professeur démontrera à ses auditeurs l'impossibilité du plein, qui s'opposerait à tout mouvement;127-a il prouvera évidemment, malgré Des Cartes, que les animaux ne sont pas des machines. Ceci sera suivi de l'abrégé du système de Newton, du vide, qu'il faut admettre, sans qu'on puisse dire si c'est une négation d'existence, ou si ce vide est un être à la nature duquel nous ne pouvons attacher aucune idée précise. Cela n'empêchera pas que le professeur n'instruise son auditoire du parfait rapport de ce système, calculé par Newton, avec les phénomènes de la nature; et c'est ce qui obligea les modernes d'admettre la pesanteur, la gravitation, la force centripète et la force centrifuge, propriétés occultes de la nature, inconnues jusqu'à nos jours. Ce sera alors le tour de Leibniz, du système des monades et de celui de l'harmonie préétablie. Le professeur fera remarquer sans doute que sans unité point de nombre. Donc il faut admettre des corps insécables dont la matière soit composée. Il fera observer, de plus, à son auditoire qu'idéalement la matière peut se diviser à l'infini; mais que, dans la pratique, les premiers corps, pour être trop déliés, échappent à nos sens, et qu'il faut de toute nécessité des premières parties indestructibles qui servent de principes aux éléments; car rien ne se fait de rien, et rien ne s'anéantit. Ce professeur représentera le système de l'harmonie préétablie comme le roman d'un homme de beaucoup de génie;127-b et il ajoutera sans doute que la nature prend la voie la plus courte pour arriver à ses fins; il remarquera qu'il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité.127-c Viendra ensuite Spinoza, qu'il réfutera sans peine, en employant les mêmes arguments<128> dont il s'est servi contre les stoïciens; et s'il prend ce système du côté où il paraît nier l'existence du premier être, rien ne lui sera plus facile que de le réduire en poudre, surtout s'il fait voir la destination de chaque chose, le but pour lequel elle est faite. Tout, même jusqu'à la végétation d'un brin d'herbe, prouve la Divinité; et si l'homme jouit d'un degré d'intelligence qu'il ne s'est point donné, il faut, à plus forte raison, que l'être dont il tient tout, ait un esprit infiniment plus profond et plus immense. Notre professeur ne mettra pas Malebranche tout à fait de côté. En développant les principes de ce savant père de l'Oratoire, il montrera que les conséquences qui en découlent naturellement, ramènent à la doctrine des stoïciens, à l'âme universelle dont tous les êtres animés font partie. Si nous voyons tout en Dieu, si nos sensations, nos pensées, nos désirs, notre volonté émanent directement de ses opérations intellectuelles sur nos organes, nous ne devenons que des machines mues par des mains divines. Dieu reste seul, et l'homme disparaît. Je me flatte que M. le professeur, s'il a le sens commun, n'oubliera pas le sage Locke, le seul des métaphysiciens qui a sacrifié l'imagination au bon sens, qui suit l'expérience autant qu'elle peut le conduire, et qui s'arrête prudemment quand ce guide vient à lui manquer. Est-il question de morale, M. le professeur dira quelques mots de Socrate; il rendra justice à Marc-Aurèle, et il s'étendra plus amplement sur les Offices de Cicéron, le meilleur ouvrage de morale qu'on ait écrit et qu'on écrira.128-a
Je ne dirai que deux mots aux médecins. Ils doivent surtout accoutumer leurs élèves à bien examiner les symptômes des maladies, pour en bien connaître le genre. Ces symptômes sont : un pouls rapide et faible, un pouls fort et violent, un pouls intermittent, la sécheresse de la langue, les yeux, la nature de la transpiration, les sécrétions, tant urines que matières fécales; dont ils peuvent tirer des inductions pour apprécier moins vaguement le genre de marasme<129> qui cause la maladie; et c'est sur ces connaissances qu'ils doivent faire choix des remèdes convenables. Le professeur fera, de plus, soigneusement observer à ses écoliers la prodigieuse différence des tempéraments, et l'attention qu'ils exigent. Il promènera la même maladie de tempérament en tempérament; il insistera principalement sur la nécessité d'observer combien, dans la même maladie, la médecine doit être proportionnée à la compétence de la constitution du patient. Je n'ose pas néanmoins présumer qu'avec toutes ces instructions ces jeunes Esculapes fassent des miracles. Le gain que le public y fera, c'est qu'il y aura moins de citoyens tués par l'ignorance ou par la paresse des médecins.
Pour abréger, je passe sur la botanique, la chimie et les expériences physiques, afin d'entreprendre M. le professeur en droit, qui m'a la mine bien rébarbative. Je lui dirai : Monsieur, nous ne sommes plus dans le siècle des mots, nous sommes dans celui des choses. De grâce, pour l'avantage du public, daignez mettre un peu moins de pédanterie et plus de bon sens dans les profondes leçons que vous croyez faire. Vous perdez votre temps, monsieur, à enseigner un droit public qui n'est pas même un droit particulier, que les puissants ne respectent pas, et dont les faibles ne tirent aucune assistance. Vous endoctrinez vos écoliers des lois de Minos, de Solon, de Lycurgue, des douze tables de Rome, du code de l'empereur Justinien; et pas le mot ou peu de chose des lois et des coutumes reçues dans nos provinces. Pour vous tranquilliser, nous vous promettons de croire que votre cervelle est formée de la quintessence de celles de Cujas et de Bartole fondues ensemble; mais daignez considérer que rien n'est plus précieux que le temps, et que celui qui le perd en phrases inutiles, est un prodigue auquel vous adjugeriez le séquestre, si on l'accusait devant votre tribunal. Permettez donc, monsieur, tout érudit que vous êtes, qu'un ignorant de ma trempe, si vous encouragez ma timidité, vous propose une espèce de cours de droit que vous pourriez<130> faire. Vous commencerez par prouver la nécessité des lois, parce qu'aucune société ne peut se soutenir sans elles. Vous montrerez qu'il y en a de civiles, de criminelles, et d'autres qui ne sont que de convention. Les premières servent pour assurer les possessions, soit pour les héritages, soit pour les dots, les douaires, les contrats de vente et d'achat; elles indiquent les principes qui servent de règle pour décider des limites, ainsi que pour éclaircir des droits qui sont en litige. Les lois criminelles sont plutôt pour atterrer le crime que pour le punir; les peines doivent être proportionnées aux délits, et les châtiments les plus doux doivent en tout temps être préférés aux plus rigoureux. Les lois de convention sont celles que les gouvernements établissent pour favoriser le commerce ou l'industrie. Les deux premières sortes de lois sont d'un genre stable; les dernières sont sujettes à des changements, soit par des causes internes, ou externes, qui peuvent obliger d'abroger les unes et d'en créer de nouvelles. Ce préambule exposé avec toute la netteté nécessaire, M. le professeur, sans consulter Grotius ni Pufendorf, aura la bonté d'analyser les lois de la contrée où il réside; il se gardera surtout de donner du goût à ses élèves pour l'esprit contentieux; au lieu d'en faire des embrouilleurs, il en fera des débrouilleurs; et il emploiera tous ses soins à mettre de la justesse, de la clarté et de la précision dans ses leçons. Pour former à cette méthode ses disciples dès leur jeunesse, il ne négligera pas surtout de leur inspirer du mépris pour l'esprit contentieux qui sophistique tout, et qui semble un répertoire inépuisable de subtilités et de chicanes.
Je m'adresse à présent à M. le professeur d'histoire; je lui propose pour modèle le savant et célèbre Thomasius.130-a Notre professeur gagnera de la réputation s'il approche de ce grand homme, de la gloire s'il l'égale. Il commencera son cours, selon l'ordre des temps,<131> par les histoires anciennes; il finira par les histoires modernes. Il n'omettra aucun peuple dans cette suite de siècles : il n'oubliera ni les Chinois, ni les Russes, ni la Pologne, ni le Nord, comme il est arrivé à M. Bossuet dans son ouvrage, d'ailleurs très-estimable. Notre professeur s'appliquera surtout à l'histoire d'Allemagne, comme la plus intéressante pour les Allemands; il se gardera cependant de s'enfoncer trop avant dans l'obscurité des origines, sur lesquelles les documents nous manquent, et qui, au demeurant, sont des connaissances assez inutiles. Il parcourra, sans s'appesantir, le neuvième, le dixième, le onzième, le douzième siècle; il s'étendra davantage sur le treizième siècle, où l'histoire commence à devenir plus intéressante. A mesure qu'il avance, il entrera dans de plus grands détails, parce que ces faits sont liés davantage à l'histoire de nos jours; il s'arrêtera plus particulièrement sur les événements qui ont eu des suites que sur ceux qui sont morts sans postérité, si j'ose m'exprimer ainsi. Le professeur remarquera l'origine des droits, des usages, des lois; il fera connaître à quelles occasions elles se sont établies dans l'Empire. Il faut qu'il marque l'époque où les villes impériales devinrent libres, et quels furent leurs priviléges; comment se forma la Hanse, ou la ligue des villes hanséatiques; comment les évêques et les abbés devinrent souverains; il expliquera de son mieux comment les électeurs acquirent le droit d'élire les Empereurs. Les différentes formes dont la justice a été administrée dans cette suite de siècles, ne doivent pas être omises. Mais c'est surtout depuis Charles-Quint que M. le professeur fera le plus d'usage de son discernement et de son habileté : depuis cette époque, tout devient intéressant et mémorable. Il s'appliquera à débrouiller de son mieux les causes des grands événements; indifférent pour les personnes, il louera les belles actions de ceux qui se sont illustrés, et il blâmera les fautes de ceux qui en ont commis.
Voilà enfin les troubles de la religion qui commencent; le professeur traitera cette partie en philosophe. Viennent ensuite les guerres<132> auxquelles ces troubles donnèrent lieu; ces grands intérêts seront traités avec la dignité qui leur convient. Voilà la Suède qui prend parti contre l'Empereur : le professeur dira ce qui donna lieu à Gustave-Adolphe de se transporter en Allemagne, et quelles raisons eut la France de se déclarer pour la Suède et pour la cause protestante; mais le professeur ne répétera pas les vieux mensonges que de trop crédules historiens ont répandus. Il ne dira point que Gustave-Adolphe a été tué par un prince allemand qui servait dans son armée, parce que cela n'est ni vrai, ni prouvé, ni vraisemblable.132-a La paix de Westphalie exigera un détail plus circonstancié, parce qu'elle est devenue la base des libertés germaniques, une loi qui restreint l'ambition impériale dans ses justes bornes, sur laquelle notre constitution présente est fondée.
Le professeur rapportera ensuite ce qui s'est passé sous les règnes des empereurs Léopold, Joseph et Charles VI. Ce champ vaste lui fournit de quoi exercer son érudition et son génie, surtout s'il ne néglige rien d'essentiel; et il n'oubliera pas, après avoir exposé tous les faits mémorables de chaque siècle, de rendre compte des opinions reçues, et des hommes qui se sont le plus distingués par leurs talents, par leurs découvertes, ou par leurs ouvrages; et il aura soin de ne pas omettre les étrangers contemporains des Allemands dont il parle.
Je crois qu'après avoir ainsi parcouru l'histoire peuple après peuple, on rendrait un service aux étudiants si l'on rassemblait toutes ces matières, et qu'on les leur représentât dans un tableau général. C'est surtout dans un tel ouvrage que l'ordre chronologique serait nécessaire pour ne pas confondre les temps, et pour apprendre à placer chaque fait important selon l'ordre qu'il doit occuper, les<133> contemporains à côté des contemporains; et pour que la mémoire soit moins chargée de dates, il serait bon de fixer les époques où les révolutions les plus importantes sont arrivées : ce sont autant de points d'appui pour la mémoire, qui se retiennent facilement, et qui empêchent que cet immense chaos d'histoires ne s'embrouille dans la tête des jeunes gens.
Un cours d'histoire tel que je le propose, doit être bien digéré, profondément pensé, et exempt de toute minutie. Ce n'est ni le Theatrum europaeum, ni l'Histoire des Germains de M. de Bünau que le professeur doit consulter; j'aimerais mieux l'adresser aux cahiers de Thomasius, s'il s'en trouve encore. Quel spectacle plus intéressant, plus instructif et plus nécessaire pour un jeune homme qui doit entrer dans le monde, que de repasser cette suite de vicissitudes qui ont changé si souvent la face de l'univers! Où apprendra-t-il mieux à connaître le néant des choses humaines qu'en se promenant sur les ruines des royaumes et des plus vastes empires? Mais, dans cet amas de crimes qu'on lui fait passer devant les yeux, quel plaisir pour lui de trouver de loin en loin de ces âmes vertueuses et divines qui semblent demander grâce pour la perversité de l'espèce! Ce sont les modèles qu'il doit suivre. Il a vu une foule d'hommes heureux environnés d'adulateurs : la mort frappe l'idole, les flatteurs s'enfuient, la vérité paraît, et les cris de l'abomination publique étouffent la voix des panégyristes. Je me flatte que le professeur aura assez de sens pour marquer à ses disciples les bornes qui distinguent une noble émulation d'avec celles d'une ambition démesurée, et qu'il les fera réfléchir sur tant de passions funestes qui ont entraîné les malheurs des plus vastes États; il leur prouvera par cent exemples que les bonnes mœurs ont été les vraies gardiennes des empires, ainsi que leur corruption, l'introduction du luxe et l'amour démesuré des richesses ont été de tout temps les précurseurs de leur chute. Si M. le professeur suit le plan que je propose, il ne se bornera pas à entasser<134> des faits dans la mémoire de ses écoliers; mais il travaillera à former leur jugement, à rectifier leur façon de penser, et surtout à leur inspirer de l'amour pour la vertu; ce qui, selon moi, est préférable à toutes les connaissances indigestes dont on farcit la tête des jeunes gens.
Il résulte, en général, de tout ce que je viens de vous exposer, que l'on devrait s'appliquer avec zèle et empressement à traduire dans notre langue tous les auteurs classiques des langues anciennes et modernes; ce qui nous procurerait le double avantage de former notre idiome et de rendre les connaissances plus universelles. En naturalisant tous les bons auteurs, ils nous apporteraient des idées neuves, et nous enrichiraient de leur diction, de leurs grâces et de leurs agréments. Et combien de connaissances le public n'y gagnera-t-il pas! De vingt-six millions d'habitants qu'on donne à l'Allemagne, je ne crois pas que cent mille d'entre eux sachent bien le latin, surtout si vous décomptez ce fatras de prêtres ou de moines qui savent à peine autant de latin qu'il en faut pour entendre tant bien que mal la syntaxe. Or, voilà donc vingt-cinq millions neuf cent mille âmes exclues de toutes connaissances, parce qu'elles ne sauraient les acquérir dans la langue vulgaire. Quel changement plus avantageux pourrait donc nous arriver que celui de rendre ces lumières plus communes en les répandant partout? Le gentilhomme qui passe sa vie à la campagne, ferait un choix de lectures qui lui seraient convenables, il s'instruirait en s'amusant; le gros bourgeois en deviendrait moins rustre; les gens désœuvrés y trouveraient une ressource contre l'ennui; le goût des belles-lettres deviendrait général, et il répandrait sur la société l'aménité, la douceur, les grâces, et des ressources inépuisables pour la conversation. De ce frottement des esprits résulterait ce tact fin, le bon goût qui, par un discernement prompt, saisit le beau, rejette le médiocre, et dédaigne le mauvais. Le public, devenu ainsi juge éclairé, obligera les auteurs nouveaux à travailler leurs ouvrages avec<135> plus d'assiduité et de soin, et à ne les donner au jour qu'après les avoir bien limés et repolis.
La marche que j'indique n'est point née de mon imagination; c'est celle de tous les peuples qui se sont policés; il n'y en a pas d'autre. Plus le goût des lettres gagnera, plus il y aura de distinction et de fortune à attendre pour ceux qui les cultivent supérieurement, plus l'exemple de ceux-là en animera d'autres. L'Allemagne produit des hommes à recherches laborieuses, des philosophes, des génies, et tout ce que l'on peut désirer; il ne faut qu'un Prométhée qui dérobe du feu céleste pour les animer.
Le sol qui a produit le fameux Des Vignes, chancelier du malheureux empereur Frédéric II; celui où sont nés ceux qui écrivirent les Lettres des hommes obscurs, bien supérieurs à leur siècle, eux qui sont les modèles de Rabelais; le sol qui a produit le fameux Érasme, dont l'Éloge de la folie petille d'esprit, et qui vaudrait encore mieux si l'on en retranchait quelques platitudes monacales qui se ressentent du mauvais goût du temps; le pays qui a vu naître un Mélanchthon, aussi sage qu'érudit; le sol, dis-je, qui a produit ces grands hommes, n'est point épuisé, et en ferait éclore bien d'autres. Que de grands hommes n'ajouterais-je pas à ceux-ci! Je compte hardiment au nombre des nôtres Copernic, qui, par ses calculs, rectifia le système planétaire, et prouva ce que Ptolémée a osé avancer quelques milliers d'années avant lui; tandis qu'un moine d'un autre côté de l'Allemagne découvrit, par ses opérations chimiques, les étonnants effets de l'explosion de la poudre; qu'un autre inventa l'imprimerie, art heureux qui perpétue les bons livres, et met le public en état d'acquérir des connaissances à peu de frais; un Othon Guericke, esprit inventif auquel nous devons la pompe pneumatique. Je n'oublierai certainement pas le célèbre Leibniz, qui a rempli l'Europe de son nom; si même son imagination l'a entraîné dans quelques visions systématiques, il faut toutefois avouer que ses écarts sont ceux d'un grand<136> génie. Je pourrais grossir cette liste des noms de Thomasius, de Bilfinger, de Haller et de bien d'autres; mais le temps présent m'impose silence : l'éloge des uns humilierait l'amour-propre des autres.
Je prévois qu'on m'objectera peut-être que, pendant les guerres d'Italie, on a vu fleurir Pic de la Mirandole. J'en conviens; mais il n'était que savant. On ajoutera que, pendant que Cromwell bouleversait sa patrie et faisait décapiter son roi sur un échafaud, Toland136-a publiait son Léviathan, et, peu après lui, Milton mit en lumière son Paradis perdu; que, même du temps de la reine Élisabeth, le chancelier Bacon avait déjà éclairé l'Europe et s'était rendu l'oracle de la philosophie, en indiquant les découvertes à faire, et en montrant le chemin qu'il fallait suivre pour y parvenir; que, pendant les guerres de Louis XIV, les bons auteurs en tout genre illustrèrent la France. Pourquoi donc, dira-t-on, nos guerres d'Allemagne auraient-elles été plus funestes aux lettres que celles de nos voisins? Il me sera aisé de vous répondre. En Italie, les lettres n'ont véritablement fleuri que sous la protection de Laurent de Médicis, du pape Léon X, et de la maison d'Este. Il y eut dans ces temps quelques guerres passagères, mais non destructives; et l'Italie, jalouse de la gloire que devait lui procurer la renaissance des beaux-arts, les encourageait autant que ses forces le permettaient. En Angleterre, la politique soutenue du fanatisme de Cromwell n'en voulait qu'au trône : cruel envers son roi, il gouverna sagement sa nation; aussi le commerce de cette île ne fut-il jamais plus florissant que sous son protectorat. Ainsi le Béhémoth ne peut se regarder que comme un libelle de parti. Le Paradis de Milton vaut mieux sans doute : ce poëte était un homme d'une imagination forte, qui avait pris le sujet de son poëme dans<137> une de ces farces religieuses qu'on jouait encore de son temps en Italie; et il faut remarquer surtout qu'alors l'Angleterre était paisible et opulente. Le chancelier Bacon, qui s'illustra sous la reine Élisabeth, vivait dans une cour polie; il avait les yeux pénétrants de l'aigle de Jupiter pour scruter les sciences, et la sagesse de Minerve pour les digérer. Le génie de Bacon est comme ces phénomènes rares qu'on voit paraître de loin en loin, et qui font autant d'honneur à leur siècle qu'à l'esprit humain. En France, le ministère du cardinal de Richelieu avait préparé le beau siècle de Louis XIV. Les lumières commençaient à se répandre; la guerre de la Fronde n'était qu'un jeu d'enfant. Louis XIV, avide de toute sorte de gloire, voulut que sa nation fut la première pour la littérature et le bon goût, comme en puissance, en conquêtes, en politique et en commerce. Il porta ses armes victorieuses dans les pays ennemis. La France se glorifiait des succès de son monarque, sans se ressentir des ravages de la guerre. Il est donc naturel que les Muses, qui se complaisent dans le repos et dans l'abondance, se fixassent dans son royaume. Mais ce que vous devez remarquer surtout, monsieur, c'est qu'en Italie, en Angleterre, en France, les premiers hommes de lettres et leurs successeurs écrivirent dans leur propre langue. Le public dévorait ces ouvrages, et les connaissances se répandaient généralement sur toute la nation. Chez nous, c'était tout autre chose. Nos querelles de religion nous fournirent quelques ergoteurs qui, discutant obscurément des matières inintelligibles, soutenaient, combattaient les mêmes arguments, et mêlaient les injures aux sophismes. Nos premiers savants furent, comme partout, des hommes qui entassaient faits sur faits dans leur mémoire, des pédants sans jugement, des Lipsius, des Freinshemius, des Gronovius, des Graevius, pesants restaurateurs de quelques phrases obscures qui se trouvaient dans les anciens manuscrits. Cela pouvait être utile jusqu'à un certain point, mais il ne fallait pas attacher toute leur application à des vétilles minutieuses, par conséquent<138> peu importantes. Ce qu'il y eut de plus fâcheux, c'est que la vanité pédantesque de ces messieurs aspirait aux applaudissements de toute l'Europe : en partie pour faire parade de leur belle latinité, en partie pour être admirés des pédants étrangers, ils n'écrivaient qu'en latin; de sorte que leurs ouvrages étaient perdus pour presque toute l'Allemagne. De là il résulta deux inconvénients : l'un, que la langue allemande, n'étant point cultivée, demeura chargée de son ancienne rouille; et l'autre, que la masse de la nation, qui ne savait pas le latin, ne pouvant s'instruire, faute d'entendre une langue morte, continua de croupir dans la plus crasse ignorance. Voilà des vérités auxquelles personne ne pourra répondre. Que messieurs les savants se souviennent quelquefois que les sciences sont les aliments de l'âme : la mémoire les reçoit comme l'estomac; mais elles causent des indigestions, si le jugement ne les digère. Si nos connaissances sont des trésors, il faut, non pas les enfouir, mais les faire profiter, en les répandant généralement dans une langue entendue par tous nos concitoyens.
Ce n'est que depuis peu que les gens de lettres ont pris la hardiesse décrire dans leur langue maternelle, et qu'ils ne rougissent plus d'être allemands. Vous savez qu'il n'y a pas longtemps qu'a paru le premier dictionnaire de la langue allemande qu'on ait connu;138-a je rougis de ce qu'un ouvrage aussi utile ne m'ait pas devancé d'un siècle. Cependant on commence à s'apercevoir qu'il se prépare un changement dans les esprits : la gloire nationale se fait entendre, on ambitionne de se mettre de niveau avec ses voisins, et l'on veut se frayer des routes au Parnasse, ainsi qu'au temple de Mémoire; ceux qui ont le tact fin le remarquent déjà. Qu'on traduise donc les ouvrages classiques anciens et modernes dans notre langue. Si nous voulons que l'argent circule chez nous, répandons-le dans le public, en rendant communes les sciences qui étaient si rares autrefois.
<139>Enfin, pour ne rien omettre de ce qui a retardé nos progrès, j'ajouterai le peu d'usage que l'on a fait de l'allemand dans la plupart des cours d'Allemagne. Sous le règne de l'empereur Joseph, on ne parlait à Vienne qu'italien; l'espagnol prévalut sous Charles VI; et durant l'empire de François Ier, né Lorrain, le français se parlait à sa cour plus familièrement que l'allemand; il en était de même dans les cours électorales. Quelle pouvait en être la raison? Je vous le répète, monsieur, c'est que l'espagnol, l'italien et le français étaient des langues fixées, et la nôtre ne l'était pas. Mais consolons-nous : la même chose est arrivée en France. Sous François Ier, Charles IX, Henri III, dans les bonnes compagnies on parlait plus l'espagnol et l'italien que le français; et la langue nationale ne fut en vogue qu'après qu'elle devint polie, claire, élégante, et qu'une infinité de livres classiques l'eurent embellie de leurs expressions pittoresques, et, en même temps, fixé sa marche grammaticale. Sous le règne de Louis XIV, le français se répandit dans toute l'Europe, et cela en partie pour l'amour des bons auteurs qui florissaient alors, même pour les bonnes traductions des anciens qu'on y trouvait. Et maintenant cette langue est devenue un passe-partout qui vous introduit dans toutes les maisons et dans toutes les villes. Voyagez de Lisbonne à Pétersbourg, et de Stockholm à Naples, en parlant le français vous vous faites entendre partout. Par ce seul idiome, vous vous épargnez quantité de langues qu'il vous faudrait savoir, qui surchargeraient votre mémoire de mots à la place desquels vous pouvez la remplir de choses, ce qui est bien préférable.
Voilà, monsieur, les différentes entraves qui nous ont empêchés d'aller aussi vite que nos voisins. Toutefois ceux qui viennent les derniers, surpassent quelquefois leurs prédécesseurs; cela pourra nous arriver plus promptement qu'on ne le croit, si les souverains prennent du goût pour les lettres, s'ils encouragent ceux qui s'y appliquent, en louant et récompensant ceux qui ont le mieux réussi : que nous ayons<140> des Médicis, et nous verrons éclore des génies. Des Augustes feront des Virgiles.140-a Nous aurons nos auteurs classiques; chacun, pour en profiter, voudra les lire; nos voisins apprendront l'allemand; les cours le parleront avec délice; et il pourra arriver que notre langue polie et perfectionnée s'étende, en faveur de nos bons écrivains, d'un bout de l'Europe à l'autre. Ces beaux jours de notre littérature ne sont pas encore venus; mais ils s'approchent. Je vous les annonce, ils vont paraître; je ne les verrai pas, mon âge m'en interdit l'espérance. Je suis comme Moïse : je vois de loin la terre promise, mais je n'y entrerai pas. Passez-moi cette comparaison. Je laisse Moïse pour ce qu'il est, et ne veux point du tout me mettre en parallèle avec lui; et pour les beaux jours de la littérature, que nous attendons, ils valent mieux que les rochers pelés et arides de la stérile Idumée.
<141>AVANT-PROPOS DE L'EXTRAIT DU DICTIONNAIRE HISTORIQUE ET CRITIQUE DE BAYLE.[Titelblatt]
<142><143>AVANT-PROPOS DE L'EXTRAIT DU DICTIONNAIRE HISTORIQUE ET CRITIQUE DE BAYLE.
On offre au public cet Extrait du Dictionnaire de Bayle, et l'on se flatte qu'il sera favorablement accueilli. On s'est attaché surtout à rassembler les articles philosophiques de ce Dictionnaire, dans lesquels M. Bayle a supérieurement réussi, et l'on ose avancer, nonobstant les préjugés de l'école et l'amour-propre des auteurs de ce siècle, qu'il a surpassé par la force de sa dialectique tout ce qu'ont produit en ce genre les anciens et les modernes. Que l'on compare ses ouvrages avec ceux qui nous restent de Cicéron sur la Nature des dieux, et avec les Tusculanes : on trouvera, à la vérité, dans l'orateur romain le même fonds de scepticisme, plus d'éloquence, un style plus châtié et plus élégant; mais en revanche M. Bayle se distingue par un esprit géométrique, sans qu'il sût beaucoup de géométrie; il est plus serré, plus pressant dans ses raisonnements, il va droit au fait, et ne s'amuse point à escarmoucher, comme il arrive quelquefois à Cicéron dans les ouvrages que l'on vient de citer. Si nous comparons M. Bayle à ses contemporains, Des Cartes, Leibniz, quoique esprits créateurs, ou avec Malebranche, on le trouvera, nous osons le dire, supérieur<144> à ces hommes célèbres, non pas pour avoir découvert des vérités nouvelles, mais pour ne s'être écarté jamais de la justesse et de l'exactitude du raisonnement, et pour avoir le mieux développé les conséquences des principes. Il a eu la prudence de ne jamais donner dans l'esprit systématique comme les autres. Des Cartes et Malebranche, nés avec une imagination vive et forte, adoptaient quelquefois les fictions spécieuses de leur esprit comme autant de vérités : l'un créa un monde qui n'était point le nôtre; l'autre, s'égarant par trop de subtilités, confondait les créatures avec le Créateur, et faisait de l'homme un automate mû par la volonté suprême. Leibniz donna dans des écarts semblables, à moins qu'on ne veuille supposer qu'il inventa son système des monades et de l'harmonie préétablie en se jouant, et pour donner une matière à discuter et à débattre aux métaphysiciens. M. Bayle, avec un esprit aussi juste que sévère, a examiné tous les rêves des anciens et des modernes, et, comme le Bellérophon de la Fable, il a détruit la Chimère née du cerveau des philosophes. Il n'oubliait jamais ce sage précepte qu'Aristote inculquait à ses disciples : Le doute est le commencement de la sagesse. Il ne disait point, Je veux prouver telle chose, qu'elle soit vraie ou fausse; on le voit toujours suivre docilement le chemin où le guident l'analyse et la synthèse.
Ce Dictionnaire, ce monument précieux de notre siècle, s'est trouvé jusqu'à présent enseveli dans les grandes bibliothèques; son prix en avait interdit la possession aux gens de lettres et aux amateurs mal partagés des dons de la fortune : nous tirons cette médaille de son sanctuaire, pour en faire une monnaie courante. Un anonyme qui a publié, il y a quelques années, l'Esprit de Bayle, paraît avoir eu en vue le dessein que nous exécutons aujourd'hui, avec la différence qu'il n'a pas réuni tous les articles philosophiques, et qu'il en a fait entier quelques-uns d'historiques dans sa compilation. Dans le choix qu'on présente au public, on a exclu toutes les matières d'his<145>toire, parce que M. Bayle s'est trompé sur quelques anecdotes et sur quelques faits, en les rapportant sur la foi de mauvais garants, et parce que ce n'est assurément pas dans les dictionnaires que l'on doit étudier l'histoire.
Le but principal qu'on se propose en publiant cet Extrait, c'est de rendre la dialectique admirable de M. Bayle plus commune. C'est le bréviaire du bon sens, c'est la lecture la plus utile que les personnes de tout rang et de tout état puissent faire; car l'application la plus importante de l'homme est de se former le jugement. On en appelle à tous ceux qui ont quelque connaissance du monde : ils se seront souvent aperçus de la frivolité et de l'insuffisance des raisons qui ont servi de motifs aux actions les plus importantes.
On n'est pas assez idiot pour imaginer qu'il suffise d'avoir lu Bayle pour raisonner juste; on distingue, comme il le faut, les dons que la nature accorde ou refuse aux hommes, de ce que l'art y peut perfectionner. Mais n'est-ce pas un grand avantage que de fournir des secours aux bons esprits, d'arrêter la curiosité intempérante de la jeunesse, et d'humilier la présomption de ces esprits orgueilleux prêts à se livrer à l'envie d'imaginer des systèmes? Quel lecteur ne se dit pas en soi-même, en lisant la réfutation du système de Zénon ou d'Épicure : Quoi! les plus grands philosophes de l'antiquité, les sectes les plus nombreuses ont été sujettes à des erreurs! combien, à plus forte raison, dois-je être sujet à me tromper souvent! Quoi! un Bayle, qui a passé toute sa vie dans l'escrime de l'école, a raisonné avec tant de circonspection, de crainte de s'égarer! combien plus me convient-il de ne me point précipiter dans mes jugements! Comment, après avoir vu réfuter tant d'opinions humaines, ne se convaincrait-on pas qu'en métaphysique la vérité se trouve presque toujours bien au delà des limites de notre raison? Poussez votre coursier fougueux dans cette carrière, il se trouve arrêté par des abîmes impénétrables. Ces obstacles, en vous prouvant la faiblesse de votre esprit, vous inspireront<146> une sage timidité; c'est le plus grand fruit qu'on doit se promettre de la lecture de cet ouvrage.
Mais pourquoi perdre son temps, dira-t-on, à la recherche de la vérité, si cette vérité se trouve hors de la portée de notre sphère? Je réponds à cette objection qu'il est digne d'un être pensant de faire au moins des efforts pour en approcher, et qu'en s'adonnant de bonne foi à cette étude, on y gagne à coup sûr de s'affranchir d'une infinité d'erreurs. Si votre champ n'a pas beaucoup de fruits, du moins ne portera-t-il pas des ronces, et deviendra-t-il plus propre à être bien cultivé; vous vous défierez davantage des subtilités des logiciens, vous prendrez insensiblement l'esprit de Bayle, et découvrant du premier coup d'œil ce qu'un argument a de défectueux, vous parcourrez avec moins de danger les routes ténébreuses de la métaphysique.
Sans doute qu'il se trouvera dans le public des personnes d'un sentiment contraire au nôtre, qui s'étonneront de la préférence que nous donnons aux ouvrages de Bayle sur tant de livres de logique dont nous sommes inondés. Il sera aisé de leur répondre que les principes des sciences ont en eux une certaine sécheresse qu'ils perdent lorsqu'ils sont mis en œuvre par les mains d'un maître habile; et puisque notre sujet nous mène sur cette matière, il ne sera peut-être pas hors de propos, pour la jeunesse, de lui faire remarquer les différents emplois que les orateurs et les philosophes font de la logique. Le but pour lequel ils travaillent est entièrement différent : l'orateur se contente des vraisemblances, le philosophe rejette tout, hors la vérité. Au barreau, l'orateur chargé de défendre sa partie emploie tout pour la sauver : il fait illusion à ses juges, il change jusqu'au nom des choses, les crimes ne sont que des faiblesses, et les fautes deviennent presque des vertus; il pallie, il colore les faces de la cause qui lui sont contraires; et si ces moyens ne lui suffisent pas, il a recours aux passions, et il emploie ce que l'éloquence a de plus fort pour les exciter. Quoique l'éloquence de la chaire s'occupe d'objets<147> plus graves que celle du barreau, elle se conduit néanmoins par de semblables principes, et donne souvent à gémir aux bonnes âmes du choix peu judicieux des arguments qu'elle emploie, faute de jugement, sans doute, de la part de l'orateur, qui par là donne malheureusement beau jeu aux esprits contentieux et difficiles, qu'on ne satisfait ni par un raisonnement lâche ni par de pompeuses paroles. Ce clinquant, ces subtilités, ces raisonnements superficiels, rien de tout cela n'est admis dans l'argumentation austère et rigoureuse des bons philosophes : ils ne veulent convaincre que par l'évidence et la vérité, ils examinent un système d'un esprit équitable et impartial, ils en apportent les preuves sans les déguiser ou les affaiblir, ils épuisent toutes les raisons pour le défendre; après quoi ils font de tout aussi grands efforts pour le combattre. Ils résument enfin le nombre des probabilités favorables ou contraires; et comme en ces matières il est rare de trouver une entière évidence, la crainte de prononcer un jugement téméraire tient leur esprit en suspens. Si l'homme est un animal raisonnable, comme l'école nous en assure, les philosophes doivent être plus hommes que les autres; aussi les a-t-on toujours considérés comme les précepteurs du genre humain; et leurs ouvrages, qui sont le catéchisme de la raison, ne sauraient assez se répandre pour l'avantage de l'humanité.
<148><149>AVANT-PROPOS DE L'ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE DE FLEURY.[Titelblatt]
<150><151>AVANT-PROPOS DE L'ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE DE FLEURY.
L'établissement de la religion chrétienne a eu, comme tous les empires, de faibles commencements. Un Juif de la lie du peuple, dont la naissance est douteuse, qui mêle aux absurdités d'anciennes prophéties hébraïques des préceptes d'une bonne morale, auquel on attribue des miracles, et qui finit par être condamné à un supplice ignominieux, est le héros de cette secte. Douze fanatiques se répandent de l'Orient jusqu'en Italie; ils gagnent les esprits par cette morale si sainte et si pure qu'ils prêchaient; et si l'on excepte quelques miracles propres à ébranler des imaginations ardentes, ils n'enseignaient que le déisme. Cette religion commençait à se répandre dans le temps que l'empire romain gémissait sous la tyrannie de quelques monstres qui le gouvernèrent consécutivement. Durant ces règnes de sang, le citoyen, préparé à tous les malheurs qui peuvent accabler l'humanité, ne trouvait de consolation et de soutien contre d'aussi grands maux que dans le stoïcisme. La morale des chrétiens ressemblait à cette doctrine; et c'est l'unique cause de la rapidité des progrès que fit cette religion. Dès le règne de Claude, les chrétiens formaient des assemblées nombreuses où ils prenaient leurs agapes, qui étaient des soupers en communauté. Ceux qui étaient à la tète du gouverne<152>ment, d'autant plus soupçonneux qu'ils ne pouvaient se déguiser leur tyrannie, s'opposaient aux assemblées, aux conventicules, et à tout attroupement du peuple, par la crainte qu'il ne se tramât quelque complot, et qu'un chef de parti audacieux n'arborât l'étendard de la révolte. Le zèle des dévots brava les défenses du sénat; quelques fanatiques troublèrent les sacrifices du peuple, et poussèrent leur pieuse insolence jusqu'à renverser les simulacres des dieux; d'autres déchirèrent les édits des Empereurs; il y eut même des chrétiens engagés dans les légions, qui refusèrent d'obéir aux ordres de leurs supérieurs. De là ces persécutions dont l'Église fait trophée; de là le juste supplice de quelques chrétiens obscurs qu'on punit comme réfractaires aux lois de l'État, et comme perturbateurs du culte établi. Il fallut bien que les chrétiens fissent l'apothéose de leurs zélateurs. Les bourreaux païens peuplaient le paradis; après ces exécutions, des prêtres recueillaient les ossements des suppliciés, et leur donnaient une sépulture honorable. Il fallait bien qu'il se fît des miracles à leurs tombeaux. Le peuple, abruti dans la superstition, honora bientôt les cendres des martyrs; bientôt on plaça leurs images dans les églises; de saints imposteurs, enchérissant les uns sur les autres, introduisirent insensiblement l'usage de l'invocation des saints. Mais sentant que cet usage était contraire au christianisme, surtout à la loi de Moïse, ils crurent sauver les apparences en distinguant le culte de latrie de celui d'idolâtrie. Le vulgaire, qui ne distingue point, adora grossièrement et de bonne foi les saints. Toutefois ce dogme et ce culte nouveau ne s'établit que successivement, et il ne parvint à sa perfection qu'après le règne de Charlemagne, vers le milieu du neuvième siècle.
Tous les dogmes nouveaux s'établirent par des progressions semblables. Dans la primitive Église, Jésus-Christ avait passé pour une créature à laquelle l'Être suprême s'était complu; il ne se dit Dieu en aucun passage des Évangiles, si l'on ne s'abuse point par ces termes, fils de Dieu, fils de Bélial, qui étaient des façons de s'exprimer pro<153>verbiales des Juifs pour marquer la bonté ou la méchanceté des hommes qu'ils désignaient. Si le sentiment de la divinité de Jésus-Christ s'accrédita dans l'Église, il ne s'affermit que par la subtilité de quelques philosophes grecs de la secte des péripatéticiens, qui, en embrassant le christianisme, l'enrichirent d'une partie de la métaphysique obscure sous laquelle Platon avait cru cacher quelques vérités trop dangereuses à publier.
Durant l'adolescence de l'Église, pendant les premiers siècles, les puissants de l'empire, et ceux qui le gouvernaient, étant païens, les promoteurs d'une secte encore obscure ne pouvaient avoir de pouvoir; d'où il résultait nécessairement que le gouvernement de l'Église n'avait qu'une forme républicaine; que, généralement parlant, les opinions n'étaient point gênées; et que, malgré une variété infinie de sentiments, les chrétiens communiquaient entre eux. Ce n'est pas à dire que l'esprit obstiné de quelque prêtre ne soutînt opiniâtrément sa croyance, et ne se roidît contre ses contradicteurs. Mais ce zèle se bornait à de simples disputes, et comme ces ecclésiastiques manquaient de puissance pour persécuter, ils manquaient de moyens pour contraindre leurs adversaires à penser comme eux.
Vers le commencement du quatrième siècle, lorsque Constantin, par politique, se déclara protecteur de l'Église, tout changea. A peine fut-il assuré sur le trône, qu'il convoqua un concile œcuménique à Nicée. Des Pères qui le composaient, il s'en trouva trois cents d'une opinion contraire à celle d'Arius; ce furent ceux qui déclarèrent et reconnurent nettement la divinité de Jésus-Christ; ils ajoutèrent au symbole les mots de consubstantiel au Père, et finirent par anathématiser les ariens. Ainsi de concile en concile on vit éclore de nouveaux dogmes. Ce fut à celui de Chalcédoine153-a que le Saint-Esprit eut son tour : les Pères qui le composaient, auraient cependant trouvé plus d'une difficulté à ajouter cette troisième personne à la divinité du<154> Père et du Fils, si quelque prêtre plus rusé, plus fourbe qu'eux, ne leur en eût fourni l'expédient, en ajoutant un passage, qu'il avait imaginé pour cette fin, au commencement de l'Évangile selon saint Jean : « Au commencement était la parole, et la parole était avec Dieu, et cette parole était Dieu,154-a etc. » Toute grossière que paraîtrait cette imposture de nos temps, elle ne l'était pas alors. Le dépôt de la foi et des Écritures avait déjà passé du peuple entre les mains des pontifes; c'étaient eux qui d'une multitude d'écrits avaient choisi ceux qu'ils déclarèrent canoniques. Il faut ajouter à cet avantage dont ils jouissaient, le déchirement de l'empire, les guerres et les ravages des barbares, qui, en détruisant les lettres, augmentaient l'abrutissement et l'ignorance; et l'on se convaincra qu'il n'y avait point d'art à tromper, parce que l'ignorance, la superstition et la bêtise avaient eu le temps de préparer les dupes; et quand même quelqu'un eût osé réclamer contre le passage intercalé dans saint Jean, il ne coûtait rien de dire que ce manuscrit original n'avait été découvert que récemment.
Les évêques, en établissant de nouveaux dogmes, devaient s'apercevoir nécessairement de leur puissance et de leur crédit. Il est dans l'esprit de l'homme qu'il tire parti de ses avantages; les ecclésiastiques, étant hommes, agirent ainsi. Toutefois ils manœuvraient avec une certaine adresse : ils hasardaient quelque enfant perdu, qui avançait une opinion nouvelle, convenable à leur intérêt, et qu'ils voulaient adopter; et ensuite ils assemblaient un concile où elle était reçue comme un article de foi. Ce fut ainsi que je ne sais quel moine trouva dans un passage du livre des Machabées la doctrine du purgatoire; l'Église la reçut, et cette opinion lui valut plus de trésors que la découverte de l'Amérique n'en rapporta à l'Espagne. Il faut également attribuer à de pareilles menées la fabrication des fausses décrétales,<155> qui servirent de marchepied au trône des pontifes, d'où, depuis, ils dictèrent impérieusement leurs lois aux nations consternées.
Avant d'arriver à ce point de grandeur, l'Église passa par différentes formes. Le gouvernement républicain dura pendant les trois premiers siècles. Depuis que l'empereur Constantin eut embrassé le christianisme, il s'éleva une espèce d'aristocratie dont les Empereurs, les papes et les patriarches principaux étaient les chefs. Cette administration éprouva, par la suite, les révolutions auxquelles tous les ouvrages humains sont sujets. Lorsque les ambitieux se trouvent en concurrence de pouvoir et de prétentions, ils n'épargnent ni ruses ni artifices pour se supplanter, et les plus fourbes l'emportent à la longue sur leurs rivaux. Ces fourbes furent les papes : ils profitèrent de l'état de langueur où se trouvait l'empire d'Orient, pour usurper l'autorité des Césars, et pour faire passer les droits de la couronne impériale à la tiare des pontifes. Grégoire III, surnommé le Grand,155-a fut le premier qui tenta de telles entreprises. Le pape Étienne, qui suivait le même projet, fit quelques pas de plus dans cette carrière. Chassé de Rome par Astolphe, roi des Lombards, il passa en France, où il couronna l'usurpateur Pepin, à condition qu'il délivrât Rome des Lombards. Le pape, de retour à Rome, pour presser les secours qu'il attendait de France, écrit une lettre au roi qu'il a couronné au nom de la Vierge, de saint Pierre et de tous les saints, dans laquelle il le menace de la condamnation éternelle, s'il ne le délivre au plus tôt des Lombards qui l'accablaient. Il avait donné le royaume de France, sur lequel il n'avait aucun droit, à Pepin, et Pepin lui donna, à ce qu'il prétendit, Rome et son territoire, qui appartenait proprement aux empereurs de Constantinople. Depuis, Charlemagne fut couronné à Rome par le pape, non qu'il crût tenir la couronne du<156> pontife, mais parce qu'il est dit que Samuel oignit les rois Saül et David. Les souverains ne voulaient rendre hommage, par cette cérémonie, qu'à celui qui, d'un acte de sa volonté, élève, ébranle, soutient ou bouleverse les empires. Les papes ne l'entendaient pas ainsi. Dès le règne de Louis le Débonnaire, fils de Charlemagne, Grégoire IV, en exaltant sa puissance spirituelle au-dessus de la temporelle, fit sentir à cet empereur que son père tenait sa couronne et l'empire du saint-siége. Telle fut l'explication que les papes, interprètes des mystères, donnèrent au sacre des souverains. Ils étaient censés vicaires de Jésus-Christ, ils se disaient infaillibles, et on les adorait. Les ténèbres de l'ignorance allaient en s'épaississant de siècle en siècle : que fallait-il de plus pour étendre et pour accréditer l'imposture?
La politique du clergé, toujours active, faisait consécutivement de nouveaux progrès. Un moine, nommé Hildebrand, d'un caractère arrogant, austère et audacieux, plus connu sous le nom de Grégoire VII, jeta les vrais fondements de la grandeur papale. Il ne garda aucune mesure : il s'attribua le droit de conférer et d'ôter les couronnes, d'interdire les royaumes, de délier les sujets du serment de fidélité; il ne mettait point de fin à ses prétentions, dont on peut se convaincre par cette fameuse bulle In coena Domini qu'il publia. C'est de son pontificat qu'il faut dater l'époque du despotisme de l'Église. Ses successeurs attribuèrent dans la suite au clergé les priviléges dont avaient joui les tribuns de l'ancienne Rome : leurs personnes furent déclarées inviolables; pour les soustraire entièrement à la domination de leurs souverains légitimes, les conciles décidèrent que l'inférieur ne pouvait en aucun cas juger le supérieur, ce qui, dans le style du temps, signifiait que les princes n'avaient aucune autorité sur les ecclésiastiques de leurs États. Par ce moyen, l'évêque de Rome s'assurait d'un parti, d'une milice prête à combattre à ses ordres dans tous les empires. Quelque extravagantes que nous paraissent de telles entreprises, elles ne l'étaient point alors : la faiblesse du gouvernement féodal généra<157>lement établi en Europe, par conséquent de grands vassaux nés ennemis de leurs seigneurs suzerains, intéressés à soutenir les excommunications que les pontifes fulminaient contre le souverain, des princes voisins, jaloux ou ennemis de l'excommunié, des prêtres uniquement attachés au saint-siége et indépendants de leurs maîtres temporels : que de moyens pour tourmenter les rois, et que d'intérêts ne concouraient pas pour fournir aux papes des exécuteurs ardents et zélés de leurs bulles!
Nous ne rappellerons point ici la querelle des Empereurs et des pontifes au sujet de leurs prétentions sur la ville de Rome, au sujet des investitures par la crosse et l'anneau; ni leurs brouilleries, auxquelles les terres de la succession de la comtesse Mathilde donnèrent lieu : personne n'ignore que ces causes secrètes produisirent uniquement les fréquentes excommunications de tant de rois et empereurs. Cette espèce d'orgueil qui s'engendre dans le sein d'une puissance sans bornes, n'éclata jamais avec plus de scandale que dans la conduite de Grégoire VII envers l'empereur Henri IV. Enfermé dans son château de Canosse avec la comtesse Mathilde, il força ce prince aux soumissions les plus basses et les plus honteuses avant de l'absoudre. Toutefois il ne faut pas se figurer que les excommunications et les bulles portassent également coup : elles furent plus redoutables aux Empereurs qu'aux rois de France; la couronne était censée indépendante dans les Gaules, et les Français ne reconnaissaient le pouvoir des évêques de Rome que pour le spirituel.
Cependant, tout puissants qu'étaient les papes, cela n'empêchait pas que chaque excommunication d'un empereur n'attirât une guerre civile en Italie. Souvent le trône des pontifes en était ébranlé; quelques-uns, chassés de leur métropole, et fugitifs en d'autres provinces, se procuraient des asiles chez quelque souverain ennemi de leur persécuteur. Il est vrai qu'on les voyait retourner triomphants à Rome, non par la force, mais par adresse; tant leur politique était supérieure<158> à celle des souverains. Toutefois, pour ne point s'exposer à ce flux et reflux de fortune, ils imaginèrent des ressorts qui, une fois montés, devaient, en assurant leur règne, augmenter leur despotisme. Le lecteur prévoit sans doute que nous avons en vue le projet des croisades. Pour assembler des fanatiques, on publiait des indulgences; ce qui était promettre l'impunité de tous les crimes à ceux qui se dévoueraient au service de l'Église et du saint-père. Pour se battre en Palestine, où l'on n'avait rien à prétendre, pour conquérir la terre sainte, qui ne valait pas les frais de l'expédition, des princes, des rois, des empereurs, suivis d'une multitude de peuple innombrable de toutes les parties de l'Europe, abandonnant leur terre natale, allaient s'exposer, dans des contrées éloignées, à des infortunes inévitables. A la suite de desseins aussi mal concertés, les papes, en riant de pitié du fol aveuglement des hommes, s'applaudissaient de leur succès. Durant cet exil volontaire de tant de souverains, Rome ne rencontra aucune opposition à ses volontés, et tant que cette frénésie dura, les papes gouvernèrent l'Europe despotiquement. Lorsqu'on s'apercevait à Rome que les nations se décourageaient par le mauvais succès des croisades, on avait grande attention de les ranimer par l'espérance que leur donnait quelque imposteur tonsuré d'une meilleure fortune. Saint Bernard fut l'instrument dont le saint-siége se servit en différentes occasions : son éloquence était propre à nourrir le poison de ce mal épidémique; il envoyait des victimes en Palestine, mais il était trop prudent pour y aller lui-même. Que résulta-t-il de tant d'entreprises? Des guerres qui dépeuplèrent l'Europe, des conquêtes aussitôt perdues que faites. Enfin les chrétiens ouvrirent la brèche par où les Turcs entrèrent à Constantinople et y établirent le siége de leur puissance.
Le mal moral que les croisades produisirent, fut plus considérable. Tant d'indulgences publiées, la rémission des crimes vendue au plus offrant, causèrent un relâchement général dans les mœurs; les esprits<159> se corrompirent de plus en plus; et la morale chrétienne, si sainte et si pure, entièrement mise en oubli, vit élever sur ses ruines le culte extérieur et des pratiques superstitieuses. Les trésors de l'Église étaient-ils épuisés, on mettait le paradis à l'encan, ce qui enrichissait la daterie. Les papes voulaient-ils faire la guerre à quelque souverain dont ils étaient mécontents, on prêchait la croisade contre lui, on avait des troupes, et l'on se battait. Le saint-siége voulait-il perdre quelque prince, on le déclarait hérétique, excommunié; c'était le mot de ralliement qui attroupait tout le monde contre lui. C'est par de telles entreprises que le joug despotique des papes s'appesantissait. Les grands de la terre, excédés de ce joug, auraient voulu le secouer; mais ils ne l'osaient. La plupart ne jouissaient que d'une autorité mal affermie, et la multitude de leurs sujets, plongés dans l'ignorance la plus profonde, étaient comme liés et garrottés par les chaînes de la superstition. Quelques génies supérieurs à leur siècle tentèrent à la vérité de dessiller les yeux fascinés des peuples, et de les éclairer à la faible lueur des doutes; mais la tyrannie de l'Église rendait vains tous leurs efforts : ils avaient à braver des juges qui étaient leurs parties, les persécutions, les cachots, les outrages, et les flammes qui s'élevaient déjà des bûchers de l'inquisition. Pour achever le tableau de ces temps de vertige et d'abrutissement, qu'on y ajoute le luxe et le faste des évêques, qui semblait insulter à la misère publique; la vie scandaleuse et les crimes atroces de tant de papes qui donnaient un démenti ouvert à la morale évangélique; la rémission des péchés vendue à l'enchère, qui prouvait évidemment que l'Église trahissait, pour s'enrichir, tout ce que la religion a de plus saint. Enfin les pontifes abusèrent d'un pouvoir fondé sur la crédulité des hommes, de même que nous avons vu des nations abuser de leur crédit idéal. Tous ces matériaux amassés furent les causes qui préparèrent la réforme.
Pour ne rien omettre, nous devons rapporter une circonstance qui en facilita l'ouvrage. Depuis le concile de Bâle, où l'empereur<160> Sigismond fit déposer trois papes à la fois, le saint-siége appréhenda autant les conciles généraux qu'il les avait désirés jusqu'alors. Les Pères avaient déclaré à Bâle que le concile avait de droit divin l'autorité de réformer les pontifes et de les détrôner. Déjà du temps des Othons, les Empereurs, indignés de recevoir de leurs prédécesseurs des excommunications en héritage, avaient eu l'adresse de se servir à leur tour de la religion et des assemblées des évêques pour déposer l'évêque de Rome et le combattre avec ses propres armes. Depuis le grand schisme d'Occident, les pontifes perdirent de leur crédit idéal; des mains profanes touchèrent à cette idole d'or devant qui la terre se prosternait, et ne la trouvèrent que d'argile. Dès lors le saint-siége redouta les rois, les Empereurs et les conciles; les excommunications, ces armes autrefois si terribles, se rouillèrent entre les mains des pontifes. Enfin tout annonçait un changement, lorsque Wiclef parut en Angleterre, et Jean Huss en Bohême.
Ce n'était encore qu'une faible aurore du jour qui devait dissiper les ténèbres. Toutefois la mesure était comblée, et le peuple même, tout grossier, tout stupide qu'il était, excédé des taxes qu'il payait au clergé, offensé du faste des évêques et de leur vie scandaleuse, était dans cette sorte d'agitation qui précède ordinairement les grandes révolutions. Enfin, la vente des indulgences consomma l'ouvrage, et fit perdre au saint-siége la moitié de l'Europe, qui renonça à son obédience. Cette grande révolution des esprits devait arriver tôt ou tard, parce que, d'un côté, l'ambition ne connaît point de bornes, et que, de l'autre, l'esprit humain n'est capable que d'un certain degré de patience, et qu'en possession de duper les nations depuis tant de siècles, les pontifes ne pouvaient prévoir qu'en suivant les traces de leurs prédécesseurs, ils eussent le moindre risque à courir.
Un moine de Saxe, courageux jusqu'à la témérité, doué d'une imagination forte, capable de profiter de l'effervescence où étaient les esprits, devint le chef du parti qui se déclara contre Rome; ce Bellé<161>rophon terrassa la Chimère, et l'enchantement fut détruit. Si l'on s'arrête aux bassesses grossières de style, Martin Luther ne paraîtra qu'un moine fougueux, écrivain barbare d'un peuple peu éclairé. Si on lui reproche avec justice des invectives et même des injures prodiguées sans nombre, il faut considérer que ceux pour qui il écrivait, s'animaient par les imprécations, et ne comprenaient pas les arguments. Mais si nous examinons en gros l'ouvrage des réformateurs, il faut convenir que l'esprit humain doit à leurs travaux une partie de ses progrès : ils nous ont déchargés d'un nombre d'erreurs qui offusquaient l'esprit de nos pères. En rendant leurs rivaux circonspects, ils étouffèrent de nouvelles superstitions prêtes à éclore; et parce qu'ils étaient persécutés, ils furent tolérants. C'est sous l'asile sacré de cette tolérance établie dans les États protestants que la raison humaine a pu se développer, que des sages ont cultivé la philosophie, et que les bornes de nos connaissances se sont étendues. Quand Luther n'aurait fait que délivrer les princes et les peuples du servile esclavage où les tenait la cour de Rome, il aurait mérité qu'on lui érigeât des autels comme au libérateur de la patrie; et n'eût-il déchiré que la moitié du voile de la superstition, quelle reconnaissance la vérité ne lui en doit-elle pas! L'œil critique et sévère des réformateurs arrêta les Pères du concile de Trente, prêts à faire de la Vierge la quatrième personne de la Trinité; toutefois, pour la consoler, ils lui donnèrent le titre de mère de Dieu et de reine du ciel.
Les protestants, qui se distinguaient par des vertus austères, forcèrent le clergé catholique à mettre plus de décence dans ses mœurs. Les miracles cessèrent; on canonisa moins de saints; le saint-siége ne fut plus prostitué à des pontifes d'une vie scandaleuse; les souverains furent à l'abri des excommunications; les églises lurent moins exposées aux interdits; les peuples ne furent plus relevés de leur serment; et les indulgences passèrent de mode. Il résulta encore un avantage de la réforme : c'est que les théologiens de tant de sectes, obligés de<162> combattre de la plume, étaient forcés de s'instruire; le besoin de savoir les rendit savants. On vit renaître l'éloquence de la Grèce et de l'ancienne Rome; mais il est vrai qu'on ne l'employa qu'à des disputes absurdes de théologie, que personne ne peut lire. Toutefois de grands hommes parurent en chaque parti, et des chaires que la fainéantise et l'ignorance avaient remplies, furent occupées par des docteurs d'un mérite éminent.
Tel fut le bien que produisit la réforme. Si nous le comparons aux maux qu'elle causa, il faut convenir que le bénéfice qui nous en revient, a été chèrement acheté. Dans toute l'Europe, les esprits étaient en fermentation : les laïques examinaient ce qu'ils avaient adoré, les évêques et les abbés craignaient la perte de leurs revenus, les papes, celle de leur autorité, et tout le monde prit feu. Rien de plus acharné ni de plus impitoyable que la haine théologique : cette haine, se mêlant à la politique des souverains, occasionna ces guerres qui ravagèrent tant d'empires; des torrents de sang inondèrent l'Allemagne, la France et les Pays-Bas; ce ne fut qu'après des succès longtemps balancés, après toutes les horreurs que la méchanceté des hommes, abandonnée à elle-même et jointe au fanatisme, peut commettre, qu'au milieu des débris fumants de leur patrie, l'Allemagne et la Hollande acquirent ce bien inestimable, la liberté de penser. Depuis, tout le Nord suivit leur exemple.
Qui ne voit pas, en parcourant cette histoire de l'Église, que c'est l'ouvrage des hommes? Quel pitoyable rôle font-ils jouer à Dieu! Il envoie son fils unique dans le monde; ce fils est Dieu; il s'immole à lui-même pour se réconcilier avec sa créature; il se fait homme pour corriger le genre humain perverti. Que résulte-t-il d'un aussi grand sacrifice? Le monde reste aussi corrompu qu'il était avant son avénement. Ce Dieu qui dit, « Que la lumière soit, » et la lumière fut, se servira-t-il de moyens insuffisants pour parvenir à ses fins adorables? Un simple acte de sa volonté suffit pour bannir le mal moral et phy<163>sique de l'univers, pour inspirer telle croyance qu'il lui plaît aux nations, et pour les rendre heureuses par des voies que lui fournit sa toute-puissance. Il n'y a que des esprits étroits et bornés qui osent attribuer à Dieu une conduite si indigne de sa providence adorable, en lui faisant entreprendre, par la voie des plus grands miracles, un ouvrage qui ne lui réussit pas. Ces mêmes hommes qui ont de l'Être suprême des idées si incohérentes, introduisent à chaque concile de nouveaux articles de foi; on les verra tous énoncés dans cet Abrégé chronologique, tiré de la grande Histoire de M. de Fleury, auteur non suspect. Le propre des ouvrages de Dieu est d'être stables; le propre de ceux des hommes est d'être assujettis aux vicissitudes. Quelle possibilité reste-t-il donc de croire divines des opinions qui s'établissent successivement, auxquelles on ajoute, qu'on diminue, et qui changent selon la volonté et l'intérêt des prêtres? Comment croire à l'infaillibilité de ceux qui se disent vicaires de Jésus-Christ, quand, par leurs mœurs, on les prendrait pour les vicaires de ces êtres malfaisants qui peuplent, dit-on, des gouffres de supplices et de ténèbres?
Nous voyons des papes s'excommunier; nous en voyons qui se rétractent; des conciles qui changent la doctrine des conciles précédents, sous le prétexte spécieux d'expliquer les dogmes. Il faut donc conclure que les uns ou les autres ont pu se tromper. De plus, pourquoi employer le fer, le feu et les persécutions pour convertir les nations, comme Charlemagne en usa en Germanie, comme firent les Espagnols après l'expulsion des Maures, et comme ils le pratiquèrent encore en Amérique? Ne vient-il pas dans l'esprit de chaque lecteur que si la religion est vraie, il suffit de son évidence pour convaincre, et que si elle est fausse, pour convertir il faut persécuter? Nous ne voulons pas même appuyer sur les miracles si fréquents dans les siècles d'ignorance, et si rares dans des temps plus éclairés. En un mot, l'histoire de l'Église nous présente l'ouvrage de la politique, de l'ambition et de l'intérêt des prêtres; au lieu d'y trouver le caractère de la Divi<164>nité, on n'y remarque qu'un abus sacrilége du nom de l'Être suprême, dont des imposteurs révérés se servent comme d'un voile pour couvrir leurs passions criminelles. On se gardera bien de rien ajouter à ce tableau : on croit en avoir assez dit pour quiconque pense, et l'on ne prétend point épeler pour des automates.
100-a Charles-Édouard. Voyez t. III, p. 48 et 164.
108-a Voyez t. I, p. 264.
108-b Jean-Jacques Quandt, surintendant général à Königsberg, où Frédéric prit plaisir à l'entendre prêcher en 1739 et l'année suivante. Vingt ans après, le Roi parlait encore avec enthousiasme de son talent oratoire. Voyez Friedrichs des Grossen Jugend und Thronbesteigung. Eine Jubelschrift, par J.-D.-E. Preuss. Berlin, 1840, p. 218.
108-c Les vers que le Roi loue ici (Die Mädcheninsel, eine Elegie) sont de Jean-Nicolas Götz, né à Worms en 1721, pasteur à Winterbourg dans le comté de Sponheim, mort le 4 novembre 1781. Ce poëte n'était alors connu que sous le nom de l'Anonyme. Son élégie parut pour la première fois dans l'Anthologie der Deutschen. Herausgegeben von Christian Heinrich Schmid. Leipzig, 1772, in-8, t. III, p. 297-304. M. de Knebel en fit faire pour ses amis une édition spéciale, dont un exemplaire parvint au roi de Prusse. Voyez Adrastea. Herausgegeben von J. G. von Herder. Leipzig, 1803, t. V, p. 262 et 263.
109-a Voyez Fr. A. Wolf, Ueber ein Wort Friedrich's II. von deutscher Verskunst. Berlin, 1811.
109-b Der Postzug oder die noblen Passionen, par Cornélius-Hermann d'Ayrenhoff, 1769.
11-a Jacques-Égide.
11-b Il n'y a point eu de Naudé professeur de philosophie. Le professeur de mathématiques de ce nom était né la même année que M. Duhan; il fut toujours son ami intime, et mourut un an avant lui, en janvier 1745.
114-a Cette phrase n'est pas de Heineccius, mais d'Adam Eberti, professeur à Francfort-sur-l'Oder, qui publia, en 1723, sous le nom d'Aulus Apronius et en langue allemande, la relation d'un voyage en Allemagne. Une nouvelle édition en parut l'année suivante, avec une dédicace à la reine Sophie de Prusse, qu'il nomme, entre autres, Höchststrahlender Carfunkel an der Stirne der Tugend-Königinn von Europa, tandis qu'il appelle le Roi, den grossen Diamanten an dem Finger der itzigen Zeit.
12-a Ce fut le 31 janvier 1716 que M. Duhan fut nommé précepteur du Prince royal.
120-a Cette sentence ne se trouve ni dans Horace ni dans aucun autre auteur romain.
120-b Voyez t. II, p. 44.
120-c L'empereur Julien dit, au commencement du Misopogon : « N'ai-je pas vu moi-même avec quelle complaisance les barbares d'au delà du Rhin goûtent une musique sauvage dont les paroles aussi rudes que les airs ressemblent au cri de certains oiseaux? » Histoire de l'empereur Jovien, et traductions de quelques ouvrages de l'empereur Julien, par M. l'abbé de la Bletterie. A Amsterdam, 1750, in-8, t. II, p. 270.
121-a Comme ce passage ne se trouve dans aucun ouvrage imprimé, M. de Hertzberg aurait voulu que le Roi y substituât quelques vers de Gottsched analogues à ceux qu'il citait dans son manuscrit, et qu'il a néanmoins conservés.
122-a Il n'existe pas, à notre connaissance, de logique de Batteux; il se peut que le Roi ait voulu parler de celle de Bayle, qu'il fit imprimer, en 1785, pour son usage et celui de son petit-neveu le prince Frédéric-Guillaume (III), sous le titre de : Système de philosophie, contenant la logique et la métaphysique, par M. Pierre Bayle. Voyez C. Dantal, Les délassements littéraires, ou Heures de lecture de Frédéric II. Elbing, 1791, p. 47; et Nouvelles lettres inédites de Frédéric II à son libraire Pitra. A Berlin, 1823, p. 32.
123-a Quintilien dit, au contraire, en parlant de Démosthène et de Cicéron : « Illi nihil detrahi potest, huic nihil adjici. » Institutio oratorio, lib. X, 1, 106.
124-a Les comédiens allemands de la troupe ambulante de Döbbelin jouèrent à Berlin, en 1775, Othello, en 1777 Hamlet, en 1778 Macbeth et Lear.
125-a Ce drame de Göthe fut joué à Berlin, pour la première fois, le 13 avril 1774, par les comédiens de la troupe ambulante de Henri-Gustave Koch.
127-a Dans son Épître à d'Argens, sur la faiblesse de l'esprit humain, 1749, le Roi a tiré parti du vers suivant de Boileau sur le plein de Des Cartes (Ép. V, v. 32) :
Comment, tout étant plein, tout a pu se mouvoir.
127-b Voyez t. I, p. 125, 262 et 263; t. II, p. 43.
127-c Voyez t. VI, p. 15, et Friedrich der Grosse. Eine Lebensgeschichte von J. D. E. Preuss. Berlin, 1833, t. III, p. 162.
128-a Voyez ci-dessus, p. 70.
130-a Les biographes du célèbre philosophe et jurisconsulte Thomasius n'ont jamais osé proposer pour modèles ses ouvrages historiques.
132-a Geijer, dans son Histoire de Suède (traduction allemande, Hambourg, 1836, t. III, p. 243 à 246), et tous les historiens impartiaux, prennent formellement le parti du duc François-Albert de Lauenbourg contre les insinuations que se permet Pufendorf, Commentariorum de rebus suecicis libri XXVI. Ultrajecti, 1686, in-fol., lib. IV, §. 63, p. 83.
136-a Le Léviathan, qui parut en anglais à Londres, en 1651, in-folio, a pour auteur Thomas Hobbes, et non pas John Toland. Un peu plus bas, le Roi, ne voulant peut-être que répéter le nom du livre intitulé le Léviathan, nomme le Béhémoth, autre ouvrage de Hobbes, publié en 1679.
138-a Le dictionnaire d'Adelung a paru depuis 1774.
140-a Un Auguste aisément peut faire des Virgiles. (Boileau, Ép. I, v. 174.)
15-a Ilsa-Catherine.
153-a Le Roi veut parler du concile assemblé à Constantinople en 381.
154-a C'est une méprise. Le Roi veut dire que le passage sur la Trinité, I Jean, V, 7, a été interpolé.
155-a C'est Grégoire Ier, et non pas Grégoire III, qui fut surnommé le Grand. Dans son Abrégé de l'Histoire ecclésiastique de Fleury. A Berne, 1766, t. I, p. 178 et 179, le Roi donne, à la date de l'an 731, deux fragments des insolentes lettres que Grégoire III adressa à l'Empereur.
16-a Le 22 octobre 1729, le baron de Goltz obtint une compagnie de dragons dans le régiment de Schulenbourg, qui, depuis (en 1731), fut appelé régiment de Baireuth. Sans avoir été major, il fut nommé, le 25 octobre 1734, lieutenant-colonel dans le régiment de dragons de Möllendorff, dont le général de Cosel avait été le chef jusqu'au 11 septembre de la même année. Il parvint au grade de colonel le 17 mai 1741. On le fit passer, le 7 août 1742, dans le régiment des gendarmes, dont il devint chef le 7 avril 1743. Le 25 mai suivant, il fut élevé au rang de général-major.
18-a Voyez t. II, p. 68.
19-a En lisant cet alinéa et celui qui précède, on pense involontairement à la belle définition que Fléchier donne d'une armée, dans son oraison funèbre de M. de Turenne.
19-b Voyez t. II, p. 101.
21-a Il y avait alors dans la monarchie prussienne un certain nombre de bailliages qui formaient des espèces de sinécures au profit des officiers de l'armée les plus distingués. On appelait les titulaires drossarts ou Amtshauptleute (capitaines de bailliages). La plupart des pensions attachées à ces capitaineries étaient de cinq cents écus par an.
22-a Voyez t. III, p. 78 et 156.
24-a Voyez t. V, p. 176.
25-a Odes de J.-B. Rousseau, livre 11, ode X, Sur la mort de S. A. S. Monseigneur le prince de Conti, v. 35 et 36.
Le texte cité porte la course et non la trame.
29-a Le chevalier Folard. Voyez t. I, p. 184. En 1753, Frédéric fit imprimer un Extrait tiré des Commentaires du chevalier Folard sur l'Histoire de Polybe, pour l'usage d'un officier; avec un avant-propos.
33-a Auguste II. Voyez t. II, p. 5.
34-a M. de Stille, colonel et adjudant général depuis le 23 juin 1740, fut nommé général-major le 6 mars 1744, et quatre jours plus tard, il devint chef du régiment du prince Eugène (régiment de cuirassiers no 6 de la Stammliste de 1806). Le 3 septembre 1745, le Roi lui fit expédier un nouveau brevet de général-major, daté du 22 novembre 1743.
35-a Voyez t. III, p. 117.
35-b Ce mot si flatteur pour M. de Maupertuis a été écrit au moment où Voltaire, alors en disgrâce, l'accablait d'injures.
35-c Le Roi ne fait pas mention d'un ouvrage anonyme du général de Stille, ouvrage fort estimé, qui fut publié sous le titre suivant : Les campagnes du Roi, avec des réflexions sur les causes des événements. (Sans lieu d'impression) 1762, in-8.
37-a D'après les registres de l'église de Cossar, le baron de Knobelsdorff naquit dans le village de Kuhkädel sur le Bober, le 17 février 1699. Il fut baptisé sous les noms de George-Wenceslas; celui de Jean ne lui fut pas donné.
39-a En 1736. Le 5 mai 1737, Frédéric annonçait à son père que le capitaine Knobelsdorff était de retour à Ruppin.
39-b En automne 1740.
42-a Le 16.
42-b Cinquante-quatre ans et sept mois.
43-1 Lu dans l'assemblée extraordinaire de l'Académie royale des sciences, le 30 décembre 1767.
50-a Le 7 mai 1767, la princesse Élisabeth (t. VI, p. 17 et 25) mit au monde la princesse Frédérique-Charlotte-Ulrique-Catherine, qui épousa le duc d'York le 29 septembre 1791.
53-a Le prince Henri mourut le 26 mai 1767, au village de Protzen, près de Ruppin, où il était tombé malade en se rendant de Kyritz à Potsdam avec son régiment. Voyez t. V, p. 83, et t. VI, p. 17.
54-a Voyez ci-dessus, p. 25.
57-2 Lu à l'Académie royale des sciences et belles-lettres de Berlin, dans une assemblée publique extraordinairement convoquée pour cet objet, le 26 novembre 1778.
6-a Histoire d'un voyage littéraire fait, en MDCCXXXIII, en France, en Angleterre et en Hollande. A la Haye, 1735.
60-a Cette tragédie, commencée longtemps auparavant, fut représentée à Paris le 18 novembre 1718. L'auteur l'avait corrigée à la Bastille, où il demeura depuis le 17 mai 1717 jusqu'au 11 avril 1718. La première édition d'Œdipe est de 1719.
60-b La Grange-Chancel est, en effet, l'auteur des Philippiques, odes pour lesquelles il subit plusieurs années de prison; mais elles n'ont jamais été attribuées à Voltaire. La pièce pour laquelle Voltaire fut mis à la Bastille était intitulée, Les J'ai vu. On la trouve dans les Œuvres de Voltaire, publiées par M. Beuchot. A Paris, 1834, t. I, p. 325. Le véritable auteur de ces vers est, selon M. Beuchot, Antoine-Louis Le Brun, qui ne paraît pas avoir été puni.
61-a La Henriade parut en 1723, sous le titre de La Ligue, et l'auteur ne se réfugia en Angleterre qu'en 1726.
61-b Éléments de la philosophie de Newton. 1738.
62-a Les Lettres sur les Anglais, plus connues sous le titre de Lettres philosophiques, parurent en 1733.
62-b Il y a erreur dans les dates. Brutus fut joué à Paris le 11 décembre 1730; la première représentation de Marianne eut lieu le 6 mars 1724.
62-c En 1733.
62-d Voltaire écrivit Alzire en 1736, le Fanatisme, ou Mahomet le Prophète, en 1741, Mérope en 1743, Sémiramis en 1748. Zaïre avait été composée en 1732; Électre, ou Oreste, est de 1750, et Rome sauvée, ou Catilina, de 1752.
63-a On voit que le Roi change un peu les titres de ces ouvrages.
63-b En 1746.
63-c Madame du Châtelet mourut le 10 septembre 1749.
63-d Voltaire arriva à Potsdam le 10 juillet 1750. Il s'en retourna en France le 26 mars 1753, à la suite de sa querelle avec le président de Maupertuis.
64-a La guerre civile de Genève, ou les amours de Robert Covelle, poëme héroïque, avec des notes instructives. 1768.
7-a Instruction für die Commissaires de quartier in denen Königlichen Residenzien, du 20 février 1742. Voyez (Mylius) Corp. Const. March. Contin. II, p. 51, no VI.
75-a C'est une erreur, selon Wagnière, secrétaire de Voltaire (Œuvres de Voltaire, édition Beuchot, t. I, p. 30). Le Roi, à ce qu'il paraît, a puisé son récit dans deux lettres que lui avait adressées d'Alembert, le 1er juillet et le 16 août 1778.
76-a Voltaire mourut le 30 mai 1778, à Paris, où il était né le 21 novembre 1694.
8-a Prenzlow, 1726.
84-a Dans le huitième chapitre de son Antimachiavel, le Roi dit que « Charles XII portait depuis sa plus tendre enfance la vie d'Alexandre le Grand sur soi. » Mais les biographes du roi de Suède s'accordent tous à dire qu'il n'avait jamais lu dans sa jeunesse Quinte-Curce, qui devint sa lecture favorite pendant ses campagnes.
86-a Le comte Oginski.
87-a L'Auteur veut dire Léopol.
87-b Voyez Les Rêveries, ou Mémoires sur l'art de la guerre, de Maurice comte de Saxe, duc de Courlande, etc. Dédiés à messieurs les officiers généraux par M. de Bonneville, capitaine ingénieur de campagne de Sa Majesté le roi de Prusse. A la Haye, 1756, in-fol., p. 130-140 : Description de la Pologne, et projet de guerre pour une puissance qui se trouverait dans le cas de la faire à cette république.
89-a Voyez t. III, p. 85.
9-a Amsterdam. 1730.
9-b Amsterdam. 1741.
91-a Voyez t. III, p. 98.
93-a Poltawa est situé sur la Worskla; Varnitza est un village turc où Charles XII s'établit après que les eaux du Dniester eurent inondé son petit camp de Bender.
97-a Voltaire, Histoire de Charles XII, livre IV.