<194>Mais supposons que ce conquérant soumette tout le monde à sa domination. Ce monde bien soumis, pourrait-il le gouverner? Quelque grand prince qu'il soit, il n'est qu'un être très-borné, un atome, un misérable individu, qu'on ne saurait presque point apercevoir ramper sur ce globe. A peine pourra-t-il retenir le nom de ses provinces, et sa grandeur ne servira qu'à mettre en évidence sa véritable petitesse.
D'ailleurs, ce n'est point la grandeur du pays que le prince gouverne qui lui donne de la gloire, ce ne seront pas quelques lieues de plus de terrain qui le rendront illustre, sans quoi ceux qui possèdent le plus d'arpents de terre devraient être les plus estimés.
La valeur d'un conquérant, sa capacité, son expérience, et l'art de conduire les esprits, sont des qualités qu'on admirera séparément en lui; mais il ne sera jamais qu'un ambitieux et un très-méchant homme, s'il s'en sert injustement. Il ne peut acquérir de la gloire que lorsqu'il emploie ses talents pour soutenir l'équité, et lorsqu'il devient conquérant par nécessité et non pas par tempérament. Il en est des héros comme des chirurgiens, qu'on estime lorsque, par leurs opérations barbares, ils sauvent les hommes d'un présent danger, mais qu'on déteste, si, par un exécrable abus de leur métier, ils font des opérations sans nécessité et simplement pour faire admirer leur adresse.
Les hommes ne doivent jamais penser à leur seul intérêt. Si tout le monde pensait de même, il n'y aurait plus de société; car, au lieu d'abandonner des avantages particuliers pour le bien commun, on sacrifierait le bien commun aux avantages personnels. Pourquoi ne point contribuer à cette harmonie charmante qui fait la douceur de la vie et le bonheur de la société, et n'être grand qu'à force d'obliger les autres et de les combler de biens? On devrait toujours se souvenir de ne point faire aux autres ce qu'on ne voudrait pas qu'ils nous fissent; ce serait le moyen de ne nous point emparer des richesses des autres, et de nous contenter de notre état.