<219> comme d'une horde de cerfs : lorsqu'un d'eux a franchi les toiles, les autres le suivent tous. Qu'on se garde donc bien contre les premiers pas.
Borgia, pour empoisonner quelques cardinaux, les prie à souper chez son père. Le pape et lui prennent par mégarde de ce breuvage : Alexandre VI en meurt, Borgia en réchappe, digne salaire d'empoisonneurs et d'assassins.
Voilà la prudence, la sagesse, l'habileté et les vertus que Machiavel ne saurait se lasser de louer. Le fameux évêque de Meaux, le célèbre évêque de Nîmes, l'éloquent panégyriste de Trajan, n'auraient pas mieux dit pour leurs héros que Machiavel pour César Borgia. Si l'éloge qu'il en fait n'était qu'une ode, ou une figure de rhétorique, on admirerait sa subtilité, en méprisant son choix; mais c'est tout le contraire : c'est un traité de politique qui doit passer à la postérité la plus reculée, c'est un ouvrage très-sérieux, dans lequel Machiavel est si impudent que d'accorder des louanges au monstre le plus abominable que l'enfer ait vomi sur la terre. C'est s'exposer de sang-froid à la haine du genre humain et à l'horreur des honnêtes gens.
César Borgia aurait été parfait, selon Machiavel, s'il n'avait pas souscrit à l'élévation du cardinal de Saint-Pierre aux liensa au pontificat, « puisque, dit-il, chez les grands hommes les bienfaits présents n'effacent jamais les injures passées. » Je ne conçois point le grand homme à la définition qu'en fait l'auteur. Tous ceux qui pensent bien renonceraient à jamais au titre de grand, si on ne pouvait le mériter que par un esprit vindicatif, par l'ingratitude ou par la perfidie.
Les peines et les soins de César Borgia pour son agrandissement et pour son ambition furent mal récompensés, car il perdit, après la mort du pape, la Romagne et tous ses biens; il se réfugia chez le
a Jules II (de la Rovère), élu pape en 1503, avait été fait, par son oncle Sixte IV, cardinal du titre de Saint-Pierre aux liens.