<54>Les difficultés que ce prince de la poésie française eut à surmonter lorsqu'il composa ce poëme épique, sont innombrables. Il avait contre lui les préjugés de toute l'Europe et ceux de sa propre nation, qui était du sentiment que l'épopée ne réussirait jamais en français; il avait devant lui le triste exemple de ses précurseurs, qui avaient tous bronché dans cette pénible carrière; il avait encore à combattre ce respect superstitieux du peuple savant pour Virgile et pour Homère; et, plus que tout cela, une santé faible et délicate, qui aurait mis tout autre homme moins sensible que lui à la gloire de sa nation hors d'état de travailler. Malgré tous ces obstacles, M. de Voltaire est venu à bout d'exécuter son dessein, quoique aux dépens de sa fortune et souvent de son repos.
Un génie aussi vaste, un esprit aussi sublime, un homme aussi laborieux que l'est M. de Voltaire, se serait ouvert le chemin aux emplois les plus illustres, s'il avait voulu sortir de la sphère des sciences qu'il cultive, pour se vouer à ces affaires que l'intérêt et l'ambition des hommes ont coutume d'appeler de solides occupations; mais il a préféré de suivre l'impulsion irrésistible de son génie, aux avantages que la fortune aurait été forcée de lui accorder. Aussi a-t-il fait des progrès qui répondent parfaitement à son attente. Il fait autant d'honneur aux sciences que les sciences lui en font. On ne le connaît dans la Henriade qu'en qualité de poëte; mais il est philosophe profond et sage historien en même temps.
Les sciences et les arts sont comme de vastes pays qu'il nous est presque aussi impossible de subjuguer tous qu'il l'a été à César ou bien à Alexandre de conquérir le monde entier. Il faut beaucoup de talents et beaucoup d'application pour s'assujettir quelque petit terrain; aussi la plupart des hommes ne marchent-ils qu'à pas de tortue dans la conquête de ce pays. Il en a été cependant des sciences comme des empires du monde, qu'une infinité de petits souverains se sont