IV. L'ANTIMACHIAVEL, OU EXAMEN DU PRINCE DE MACHIAVEL, ET RÉFUTATION DU PRINCE DE MACHIAVEL.[Titelblatt]
<66><67>L'ANTIMACHIAVEL, OU EXAMEN DU PRINCE DE MACHIAVEL.
AVANT-PROPOS.
Le Prince de Machiavel est en fait de morale ce qu'est l'ouvrage de Spinoza en matière de foi : Spinoza sapait les fondements de la foi, et ne tendait pas moins qu'à renverser l'édifice de la religion; Machiavel corrompit la politique, et entreprit de détruire les préceptes de la saine morale. Les erreurs de l'un n'étaient que des erreurs de spéculation; celles de l'autre regardaient la pratique. Cependant il s'est trouvé que les théologiens ont sonné le tocsin et crié aux armes contre Spinoza, qu'on a réfuté son ouvrage en forme, et qu'on a constaté la Divinité contre ses attaques, tandis que Machiavel n'a été que harcelé par quelques moralistes, et qu'il s'est soutenu, malgré eux et malgré sa pernicieuse morale, sur la chaire de la politique jusqu'à nos jours.
J'ose prendre la défense de l'humanité contre ce monstre,<68> qui veut la détruire; j'ose opposer la raison et la justice au sophisme et au crime; et j'ai hasardé mes réflexions sur le Prince de Machiavel chapitre à chapitre, afin que l'antidote se trouve immédiatement auprès du poison.
J'ai toujours regardé le Prince de Machiavel comme un des ouvrages les plus dangereux qui se soient répandus dans le monde : c'est un livre qui doit tomber naturellement entre les mains des princes et de ceux qui se sentent du goût pour la politique; il n'est que trop facile qu'un jeune homme ambitieux, dont le cœur et le jugement ne sont pas assez formés pour distinguer sûrement le bon du mauvais, soit corrompu par des maximes qui flattent ses passions.
Mais s'il est mauvais de séduire l'innocence d'un particulier, qui n'influe que légèrement sur les affaires du monde, il l'est d'autant plus de pervertir des princes qui doivent gouverner des peuples, administrer la justice et en donner l'exemple à leurs sujets, être, par leur bonté, par leur magnanimité et leur miséricorde, les images vivantes de la Divinité.
Les inondations qui ravagent des contrées, le feu du tonnerre qui réduit des villes en cendres, le poison de la peste qui désole des provinces, ne sont pas aussi funestes au monde que la dangereuse morale et les passions effrénées des rois : les fléaux célestes ne durent qu'un temps, ils ne ravagent que quelques contrées, et ces pertes, quoique douloureuses, se réparent; mais les crimes des rois font souffrir bien longtemps des peuples entiers.
<69>Ainsi que les rois ont le pouvoir de faire du bien lorsqu'ils en ont la volonté, de même dépend-il d'eux de faire du mal lorsqu'ils l'ont résolu; et combien n'est point déplorable la situation des peuples, lorsqu'ils ont tout à craindre de l'abus du pouvoir souverain, lorsque leurs biens sont en proie à l'avarice du prince, leur liberté à ses caprices, leur repos à son ambition, leur sûreté à sa perfidie, et leur vie à ses cruautés! C'est là le tableau tragique d'un État où régnerait un prince comme Machiavel prétend le former.
Je ne dois pas finir cet Avant-propos sans dire un mot à des personnes qui croient que Machiavel écrivait plutôt ce que les princes font que ce qu'ils doivent faire. Cette pensée a plu à beaucoup de monde, parce qu'elle est satirique.
Ceux qui ont prononcé cet arrêt décisif contre les souverains ont été séduits sans doute par les exemples de quelques mauvais princes contemporains de Machiavel, cités par l'auteur, et par la vie de quelques tyrans qui ont été l'opprobre de l'humanité. Je prie ces censeurs de penser que, comme la séduction du trône est très-puissante, il faut plus qu'une vertu commune pour y résister, et qu'ainsi il n'est point étonnant que, dans un ordre aussi nombreux que celui des princes, il s'en trouve de mauvais parmi les bons. Parmi les empereurs romains, où l'on compte des Nérons, des Caligulas, des Tibères, l'univers se ressouvient avec joie des noms consacrés par les vertus des Titus, des Trajans et des Antonins. Il y a ainsi une injustice criante d'attribuer à<70> tout un corps ce qui ne convient qu'à quelques-uns de ses membres.
On ne devrait conserver dans l'histoire que les noms des bons princes, et laisser mourir à jamais ceux des autres, avec leur indolence, leurs injustices et leurs crimes. Les livres d'histoire diminueraient à la vérité de beaucoup, mais l'humanité y profiterait, et l'honneur de vivre dans l'histoire, de voir son nom passer des siècles futurs jusqu'à l'éternité, ne serait que la récompense de la vertu. Le livre de Machiavel n'infecterait plus les écoles de politique, on mépriserait les contradictions dans lesquelles il est toujours avec lui-même, et le monde se persuaderait que la véritable politique des rois, fondée uniquement sur la justice, la prudence et la bonté, est préférable en tout sens au système décousu et plein d'horreur que Machiavel a eu l'impudence de présenter au public.
<71>CHAPITRE Ier.
Lorsqu'on veut raisonner juste, il faut commencer par approfondir la nature du sujet dont on veut parler, il faut remonter jusqu'à l'origine des choses pour en connaître, autant que l'on peut, les premiers principes; il est facile alors d'en déduire les progrès et toutes les conséquences qui peuvent s'ensuivre. Avant de marquer les différences des États, Machiavel aurait dû, ce me semble, examiner l'origine des princes, et discuter les raisons qui ont pu engager des hommes libres à se donner des maîtres.
Peut-être qu'il n'aurait pas convenu, dans un livre où l'on se proposait de dogmatiser le crime et la tyrannie, de faire mention de ce qui devrait la détruire; il y aurait eu mauvaise grâce à Machiavel de dire que les peuples ont trouvé nécessaire, pour leur repos et leur conservation, d'avoir des juges pour régler leurs différends, des protecteurs pour les maintenir contre leurs ennemis dans la possession de leurs biens, des souverains pour réunir tous leurs différents intérêts en un seul intérêt commun; qu'ils ont d'abord choisi, d'entre eux, ceux qu'ils ont crus les plus sages, les plus équitables, les plus désintéressés, les plus humains, les plus vaillants, pour les gouverner.
C'est donc la justice, aurait-on dit, qui doit faire le principal objet d'un souverain; c'est donc le bien des peuples qu'il gouverne qu'il doit préférer à tout autre intérêt. Que deviennent alors ces idées<72> d'intérêt, de grandeur, d'ambition et de despotisme? Il se trouve que le souverain, bien loin d'être le maître absolu des peuples qui sont sous sa domination, n'en est lui-même que le premier domestique.72-a
Comme je me suis proposé de réfuter ces principes pernicieux en détail, je me réserve d'en parler à mesure que la matière de chaque chapitre m'en fournira l'occasion.
Je dois cependant dire, en général, que ce que j'ai rapporté de l'origine des souverains rend l'action des usurpateurs plus atroce qu'elle ne le serait en ne considérant simplement que leur violence, puisqu'ils contreviennent entièrement à l'intention des peuples, qui se sont donné des souverains pour qu'ils les protégent, et qui ne se sont soumis qu'à cette condition; au lieu qu'en obéissant à l'usurpateur, ils se sacrifient, eux et tous leurs biens, pour assouvir l'avarice et tous les caprices d'un tyran. Il n'y a donc que trois manières légitimes pour devenir maître d'un pays : ou par succession, ou par l'élection des peuples qui en ont le pouvoir, ou lorsque, par une guerre justement entreprise, on fait la conquête de quelques provinces sur l'ennemi.
Je prie ceux pour qui je destine cet ouvrage de ne point oublier ces remarques sur le premier chapitre de Machiavel, puisqu'elles sont comme un pivot sur lequel rouleront toutes mes réflexions suivantes.
<73>CHAPITRE II.
Les hommes ont un certain respect pour tout ce qui est ancien, qui va jusqu'à la superstition; et quand le droit d'héritage se joint à ce pouvoir que l'antiquité a sur les hommes, il n'y a point de joug plus fort et qu'on porte plus aisément. Ainsi je suis loin de contester à Machiavel ce que tout le monde lui accordera, que les royaumes héréditaires sont les plus aisés à gouverner.
J'ajouterai seulement que les princes héréditaires sont fortifiés dans leur possession par la liaison intime qui est entre eux et les plus puissantes familles de l'État, dont la plupart sont redevables de leurs biens ou de leur grandeur à la maison souveraine, et dont la fortune est si inséparable de celle du prince, qu'ils ne peuvent la laisser tomber sans voir que leur chute en serait la suite certaine et nécessaire.
De nos jours, les troupes nombreuses et les armées puissantes que les princes tiennent sur pied en paix comme en guerre contribuent encore à la sûreté des États : elles contiennent l'ambition des princes voisins; ce sont des épées nues qui tiennent celles des autres dans le fourreau.
Mais ce n'est pas assez que le prince soit, comme dit Machiavel, di ordinaria industria; je voudrais encore qu'il songeât à rendre son peuple heureux. Un peuple content ne songera pas à se révolter, un peuple heureux craint plus de perdre son prince, qui est en même<74> temps son bienfaiteur, que ce souverain même ne peut appréhender pour la diminution de sa puissance. Les Hollandais ne se seraient jamais révoltés contre les Espagnols, si la tyrannie des Espagnols n'était parvenue à un excès si énorme, que les Hollandais ne pouvaient plus devenir plus malheureux qu'ils étaient.
Le royaume de Naples et celui de Sicile sont passés plus d'une fois des mains des Espagnols à celles de l'Empereur, et de l'Empereur aux Espagnols; la conquête en a toujours été très-facile, puisque l'une et l'autre domination était très-rigoureuse, et que ces peuples espéraient toujours de trouver des libérateurs dans leurs nouveaux maîtres.
Quelle différence de ces Napolitains aux Lorrains! Lorsqu'ils ont été obligés de changer de domination, toute la Lorraine était en pleurs; ils regrettaient de perdre les rejetons de ces ducs qui, depuis tant de siècles, furent en possession de ce florissant pays, et parmi lesquels on en compte de si estimables par leur bonté, qu'ils mériteraient d'être l'exemple des rois. La mémoire du duc Léopold74-a était encore si chère aux Lorrains, que, quand sa veuve fut obligée de quitter Lunéville, tout le peuple se jeta à genoux au-devant du carrosse, et on arrêta les chevaux à plusieurs reprises; on n'entendait que des cris, et on ne voyait que des larmes.
<75>CHAPITRE III.
Le quinzième siècle, où vivait Machiavel, tenait encore à la barbarie : alors, on préférait la funeste gloire des conquérants, et ces actions frappantes qui imposent un certain respect par leur grandeur, à la douceur, à l'équité, à la clémence et à toutes les vertus; à présent, je vois qu'on préfère l'humanité à toutes les qualités d'un conquérant, et l'on n'a plus guère la démence d'encourager par des louanges des passions cruelles qui causent le bouleversement du monde.
Je demande ce qui peut porter un homme à s'agrandir, et en vertu de quoi il peut former le dessein d'élever sa puissance sur la misère et sur la destruction d'autres hommes, et comment il peut croire qu'il se rendra illustre en ne faisant que des malheureux. Les nouvelles conquêtes d'un souverain ne rendent pas les États qu'il possédait déjà plus opulents ni plus riches, ses peuples n'en profitent point, et il s'abuse s'il s'imagine qu'il en deviendra plus heureux. Combien de princes ont fait, par leurs généraux, conquérir des provinces qu'ils ne voient jamais! Ce sont alors des conquêtes en quelque façon imaginaires, et qui n'ont que peu de réalité pour les princes qui les ont fait faire; c'est rendre bien des gens malheureux pour contenter la fantaisie d'un seul homme qui souvent ne mériterait pas seulement d'être connu.
<76>Mais supposons que ce conquérant soumette tout le monde à sa domination. Ce monde bien soumis, pourra-t-il le gouverner? Quelque grand prince qu'il soit, il n'est qu'un être très-borné; à peine pourra-t-il retenir le nom de ses provinces, et sa grandeur ne servira qu'à mettre en évidence sa véritable petitesse.
Ce n'est point la grandeur du pays que le prince gouverne qui lui donne de la gloire, ce ne seront pas quelques lieues de plus de terrain qui le rendront illustre, sans quoi ceux qui possèdent le plus d'arpents de terre devraient être les plus estimés.
L'erreur de Machiavel sur la gloire des conquérants pouvait être générale de son temps, mais sa méchanceté ne l'était pas assurément. Il n'y a rien de plus affreux que certains moyens qu'il propose pour conserver des conquêtes; à les bien examiner, il n'y en aura pas un qui soit raisonnable ou juste. « On doit, dit ce méchant homme, éteindre la race des princes qui régnaient avant votre conquête. » Peut-on lire de pareils préceptes sans frémir d'horreur et d'indignation? C'est fouler aux pieds tout ce qu'il y a de saint et de sacré dans le monde; c'est ouvrir à l'intérêt le chemin de tous les crimes. Quoi! si un ambitieux s'est emparé violemment des États d'un prince, il aura le droit de le faire assassiner, empoisonner! Mais ce même conquérant, en agissant ainsi, introduit une pratique dans le monde qui ne peut tourner qu'à sa ruine; un autre, plus ambitieux et plus habile que lui, le punira du talion, envahira ses États, et le fera périr avec la même cruauté qu'il fit périr son prédécesseur. Le siècle de Machiavel n'en fournit que trop d'exemples : ne voit-on pas le pape Alexandre VI prêt d'être déposé pour ses crimes, son abominable bâtard César Borgia dépouillé de tout ce qu'il avait envahi, et mourant misérablement, Galéas Sforce assassiné au milieu de l'église de Milan, Louis Sforce l'usurpateur mort en France dans une cage de fer, les princes d'York et de Lancastre se détruisant tour à tour, les empereurs de Grèce assassinés les uns par les autres, jusqu'à ce qu'enfin<77> les Turcs profitèrent de leurs crimes, et exterminèrent leur faible puissance? Si aujourd'hui, parmi les chrétiens, il y a moins de révolutions, c'est que les principes de la saine morale commencent à être plus répandus; les hommes ont plus cultivé leur esprit, ils en sont moins féroces, et peut-être est-ce une obligation qu'on a aux gens de lettres qui ont poli l'Europe.
La seconde maxime de Machiavel est que le conquérant doit établir sa résidence dans ses nouveaux États. Ceci n'est point cruel, et paraît même assez bon à quelques égards; mais l'on doit considérer que la plupart des États des grands princes sont situés de manière qu'ils ne peuvent pas trop bien en abandonner le centre sans que tout l'État s'en ressente; ils sont le premier principe d'activité dans ce corps, ainsi ils n'en peuvent quitter le centre sans que les extrémités ne languissent.
La troisième maxime de politique est, « Qu'il faut envoyer des colonies pour les établir dans les nouvelles conquêtes, qui serviront à en assurer la fidélité. » L'auteur s'appuie sur la pratique des Romains; mais il ne songe pas que si les Romains, en établissant des colonies, n'avaient pas aussi envoyé des légions, ils auraient bientôt perdu leurs conquêtes; il ne songe pas que, outre ces colonies et ces légions, les Romains savaient encore se faire des alliés. Les Romains, dans l'heureux temps de la république, étaient les plus sages brigands qui aient jamais désolé la terre; ils conservaient avec prudence ce qu'ils acquirent avec injustice; mais enfin il arriva à ce peuple ce qui arrive à tout usurpateur : il fut opprimé à son tour.
Examinons à présent si ces colonies pour l'établissement desquelles Machiavel fait commettre tant d'injustices à son prince, si ces colonies sont aussi utiles que l'auteur le dit. Ou vous envoyez dans le pays nouvellement conquis de puissantes colonies, ou vous y en envoyez de faibles. Si ces colonies sont fortes, vous dépeuplez votre État considérablement, et vous chassez un grand nombre de vos nouveaux<78> sujets, ce qui affaiblit vos forces. Si vous envoyez des colonies faibles dans ce pays conquis, elles vous en garantiront mal la possession; ainsi vous aurez rendu malheureux ceux que vous chassez, sans y profiter beaucoup.
On fait donc bien mieux d'envoyer des troupes dans les pays que l'on vient de se soumettre, lesquelles, moyennant la discipline et le bon ordre, ne pourront point fouler les peuples, ni être à charge aux villes où on les met en garnison. Cette politique est meilleure, mais elle ne pouvait être connue du temps de Machiavel : les souverains n'entretenaient point de grandes armées : les troupes n'étaient pour la plupart qu'un amas de bandits, qui pour l'ordinaire ne vivaient que de violences et de rapines; on ne connaissait point alors ce que c'était que des troupes continuellement sous le drapeau en temps de paix, des étapes, des casernes, et mille autres règlements qui assurent un État pendant la paix, et contre ses voisins, et même contre les soldats payés pour le défendre.
« Un prince doit attirer à lui et protéger les petits princes ses voisins, semant la dissension parmi eux afin d'élever ou d'abaisser ceux qu'il veut. » C'est la quatrième maxime de Machiavel, et c'est ainsi qu'en usa Clovis, le premier roi barbare qui se fit chrétien. Il a été imité par quelques princes non moins cruels; mais quelle différence entre ces tyrans et un honnête homme qui serait le médiateur de ces petits princes, qui terminerait leurs différends à l'amiable, qui gagnerait leur confiance par sa probité, et par les marques d'une impartialité entière dans leurs démêlés et d'un désintéressement parfait pour sa personne! Sa prudence le rendrait le père de ses voisins au lieu de leur oppresseur, et sa grandeur les protégerait au lieu de les abîmer.
Il est vrai, d'ailleurs, que des princes qui ont voulu élever d'autres princes avec violence se sont abîmés eux-mêmes; notre siècle en a fourni deux exemples. L'un est celui de Charles XII, qui éleva Sta<79>nislas sur le trône de Pologne, et l'autre est plus récent.79-a Je conclus donc que l'usurpateur ne méritera jamais de gloire, que les assassinats seront toujours abhorrés du genre humain, que les princes qui commettent des injustices et des violences envers leurs nouveaux sujets s'aliéneront tous les esprits au lieu de les gagner, qu'il n'est pas possible de justifier le crime, et que tous ceux qui en voudront faire l'apologie raisonneront aussi mal que Machiavel. Tourner l'art du raisonnement contre le bien de l'humanité, c'est se blesser d'une épée qui ne nous est donnée que pour nous défendre.
<80>CHAPITRE IV.
Pour bien juger du génie des nations, il faut les comparer les unes avec les autres. Machiavel fait en ce chapitre un parallèle des Turcs et des Français, très-différents de coutumes, de mœurs et d'opinions; il examine les raisons qui rendent la conquête de ce premier empire difficile à faire, mais aisée à conserver; de même qu'il remarque ce qui peut contribuer à faire subjuguer la France sans peine, et ce qui, la remplissant de troubles continuels, menace sans cesse le repos du possesseur.
L'auteur n'envisage les choses que d'un point de vue : il ne s'arrête qu'à la constitution des gouvernements; il paraît croire que la puissance de l'empire turc et persan n'était fondée que sur l'esclavage général de ces nations, et sur l'élévation unique d'un seul homme qui en est le chef; il est dans l'idée qu'un despotisme sans restriction, bien établi, est le moyen le plus sûr qu'ait un prince pour régner sans trouble et pour résister vigoureusement à ses ennemis.
Du temps de Machiavel, on regardait encore en France les grands et les nobles comme de petits souverains qui partageaient en quelque manière la puissance du prince, ce qui donnait lieu aux divisions, ce qui fortifiait les partis, et ce qui fomentait de fréquentes révoltes. Je<81> ne sais cependant si le Grand Seigneur n'est pas exposé plutôt à être détrôné qu'un roi de France. La différence qu'il y a entre eux, c'est qu'un empereur turc est ordinairement étranglé par les janissaires, et que les rois de France qui ont péri ont été assassinés par des moines, ou par des monstres que des moines avaient formés. Mais Machiavel parle plutôt, en ce chapitre, de révolutions générales que de cas particuliers; il a deviné à la vérité quelques ressorts d'une machine très-composée, mais il me semble qu'il n'a pas examiné les principaux.
La différence des climats, des aliments et de l'éducation des hommes établit une différence totale entre leur façon de vivre et de penser; de là vient la différence d'un moine italien et d'un Chinois lettré. Le tempérament d'un Anglais profond, mais hypocondre, est tout à fait différent du courage orgueilleux d'un Espagnol; et un Français se trouve avoir aussi peu de ressemblance avec un Hollandais que la vivacité d'un singe en a avec le flegme d'une tortue.
On a remarqué de tout temps que le génie des peuples orientaux était un esprit de constance pour leurs pratiques et leurs anciennes coutumes, dont ils ne se départent presque jamais. Leur religion, différente de celle des Européens, les oblige encore en quelque façon à ne point favoriser l'entreprise de ceux qu'ils appellent les infidèles, au préjudice de leurs maîtres, et d'éviter avec soin tout ce qui pourrait porter atteinte à leur religion et bouleverser leurs gouvernements. Voilà ce qui, chez eux, fait la sûreté du trône plutôt que celle du monarque; car ce monarque est souvent détrôné, mais l'empire n'est jamais détruit.
Le génie de la nation française, tout différent des Musulmans, fut tout à fait ou du moins en partie cause des fréquentes révolutions de ce royaume : la légèreté et l'inconstance a fait le caractère de cette<82> aimable nation; les Français sont inquiets, libertins et très-enclins à s'ennuyer de tout; leur amour pour le changement s'est manifesté jusque dans les choses les plus graves. Il paraît que ces cardinaux haïs et estimés des Français, qui successivement ont gouverné cet empire, ont profité des maximes de Machiavel pour rabaisser les grands, et de la connaissance du génie de la nation pour détourner ces orages fréquents dont la légèreté des sujets menaçait sans cesse les souverains.
La politique du cardinal de Richelieu n'avait pour but que d'abaisser les grands pour élever la puissance du Roi et pour la faire servir de base à toutes les parties de l'État; il y réussit si bien qu'aujourd'hui il ne reste plus de vestiges en France de la puissance des seigneurs et des nobles, et de ce pouvoir dont les rois prétendaient que les grands abusaient.
Le cardinal Mazarin marcha sur les traces de Richelieu; il essuya beaucoup d'oppositions, mais il y réussit; il dépouilla, de plus, le parlement de ses prérogatives, de sorte que cette compagnie n'est aujourd'hui qu'un fantôme à qui il arrive encore quelquefois de s'imaginer qu'il pourrait bien être un corps, mais qu'on fait ordinairement repentir de cette erreur.
La même politique qui porta les ministres à l'établissement d'un despotisme absolu en France leur enseigna l'adresse d'amuser la légèreté et l'inconstance de la nation pour la rendre moins dangereuse; mille occupations frivoles, la bagatelle et le plaisir donnèrent le change au génie des Français, de sorte que ces mêmes hommes qui avaient si longtemps combattu le grand César, qui secouèrent si souvent le joug sous les empereurs, qui appelèrent les étrangers à leur secours du temps des Valois, qui se liguèrent contre Henri IV, qui cabalèrent sous les minorités, ces Français, dis-je, ne sont occupés de nos jours qu'à suivre le torrent de la mode, à changer très-<83>soigneusement de goûts, à mépriser aujourd'hui ce qu'ils ont admiré hier, à mettre l'inconstance et la légèreté en tout ce qui dépend deux, à changer de maîtresses, de lieux, d'amusements et de folie. Ceci n'est pas tout, car de puissantes armées et un très-grand nombre de forteresses assurent à jamais la possession de ce royaume à ses souverains, et ils n'ont à présent rien à redouter des guerres intestines, non plus que des entreprises de leurs voisins.
<84>CHAPITRE V.
« Il n'est point, selon Machiavel, de moyen bien assuré pour conserver un État libre qu'on aura conquis, que de le détruire. » C'est le moyen le plus sûr pour ne point craindre de révolte. Un Anglais eut la démence de se tuer, il y a quelques années, à Londres; on trouva un billet sur sa table, où il justifiait son action, et où il marquait qu'il s'était ôté la vie pour ne jamais devenir malade. Voilà le cas d'un prince qui ruine un État pour ne le point perdre. Je ne parle point d'humanité avec Machiavel, ce serait profaner la vertu; on peut confondre Machiavel par lui-même, par cet intérêt, l'âme de son livre, ce dieu de la politique et du crime.
Vous dites, Machiavel, qu'un prince doit détruire un pays libre nouvellement conquis, pour le posséder plus sûrement; mais répondez-moi : à quelle fin a-t-il entrepris cette conquête? Vous me direz que c'est pour augmenter sa puissance et pour se rendre plus formidable. C'est ce que je voulais entendre, pour vous prouver qu'en suivant vos maximes, il fait tout le contraire; car il lui en coûte beaucoup pour cette conquête, et il ruine ensuite l'unique pays qui pouvait le dédommager de ses pertes. Vous m'avouerez qu'un pays saccagé, dépourvu d'habitants, ne saurait rendre un prince puissant par sa possession. Je crois qu'un monarque qui posséderait les vastes déserts<85> de la Libye et du Barca ne serait guère redoutable, et qu'un million de panthères, de lions et de crocodiles ne vaut pas un million de sujets, des villes riches, des ports navigables remplis de vaisseaux, des citoyens industrieux, des troupes, et tout ce que produit un pays bien peuplé. Tout le monde convient que la force d'un État ne consiste point dans l'étendue de ses bornes, mais dans le nombre de ses habitants. Comparez la Hollande avec la Russie : vous ne voyez qu'îles marécageuses et stériles qui s'élèvent du sein de l'Océan, une petite république qui n'a que quarante-huit lieues de long sur quarante de large; mais ce petit corps est tout nerf, un peuple immense l'habite, et ce peuple industrieux est très-puissant et très-riche; il a secoué le joug de la domination espagnole, qui était alors la monarchie la plus formidable de l'Europe. Le commerce de cette république s'étend jusqu'aux extrémités du monde, elle figure immédiatement après les rois, elle peut entretenir en temps de guerre une armée de cinquante mille combattants, sans compter une flotte nombreuse et bien entretenue.
Jetez, d'un autre côté, les yeux sur la Russie : c'est un pays immense qui se présente à votre vue, c'est un monde semblable à l'univers lorsqu'il fut tiré du chaos. Ce pays est limitrophe, d'un côté, de la Grande-Tartarie et des Indes, d'un autre, de la mer Noire et de la Hongrie; ses frontières s'étendent jusqu'à la Pologne, la Lithuanie et la Courlande; la Suède le borne du côté du nord-ouest. La Russie peut avoir trois cents milles d'Allemagne de large, sur plus de cinq cents milles de longueur; le pays est fertile en blés, et fournit toutes les denrées nécessaires à la vie, principalement aux environs de Moscou et vers la Petite-Tartarie : cependant, avec tous ces avantages, il ne contient tout au plus que quinze millions d'habitants. Cette nation, qui commence à présent à figurer en Europe, n'est guère plus puissante que la Hollande en troupes de mer et de terre, et lui est beaucoup inférieure en richesses et en ressources.
<86>La force d'un État ne consiste point dans l'étendue d'un pays, ni dans la possession d'une vaste solitude ou d'un immense désert, mais dans la richesse des habitants et dans leur nombre. L'intérêt d'un prince est donc de peupler un pays, de le rendre florissant, et non de le dévaster et de le détruire. Si la méchanceté de Machiavel fait horreur, son raisonnement fait pitié, et il aurait mieux fait d'apprendre à bien raisonner que d'enseigner sa politique monstrueuse.
« Un prince doit établir sa résidence dans une république nouvellement conquise. » C'est la troisième maxime de l'auteur; elle est plus modérée que les autres; mais j'ai fait voir dans le troisième chapitre les difficultés qui peuvent s'y opposer.
Il me semble qu'un prince qui aurait conquis une république après avoir eu des raisons justes de lui faire la guerre, pourrait se contenter de l'avoir punie, et lui rendre ensuite sa liberté; peu de personnes penseraient ainsi. Pour ceux qui auraient d'autres sentiments, ils pourraient s'en conserver la possession en établissant de fortes garnisons dans les principales places de leur nouvelle conquête, et en laissant, d'ailleurs, jouir le peuple de toute sa liberté.
Insensés que nous sommes! nous voulons tout conquérir, comme si nous avions le temps de tout posséder, et comme si le terme de notre durée n'avait aucune fin; notre temps passe trop vite, et souvent, lorsqu'on ne croit travailler que pour soi-même, on ne travaille que pour des successeurs indignes ou ingrats.
<87>CHAPITRE VI.
Si les hommes étaient sans passions, Machiavel serait pardonnable de leur en vouloir donner : ce serait un nouveau Prométhée qui ravirait le feu céleste pour animer des automates. Les choses n'en sont point là effectivement, car aucun homme n'est sans passions. Lorsqu'elles sont modérées, elles sont l'âme de la société; mais lorsqu'on leur lâche le frein, elles en font la destruction.
De tous les sentiments qui tyrannisent notre âme, il n'en est aucun de plus funeste pour ceux qui en sentent l'impulsion, de plus contraire à l'humanité et de plus fatal au repos du monde qu'une ambition déréglée, qu'un désir excessif de fausse gloire.
Un particulier qui a le malheur d'être né avec des dispositions semblables est plus misérable encore que fou. Il est insensible pour le présent, et il n'existe que dans les temps futurs; rien dans le monde ne peut le satisfaire, et l'absinthe de l'ambition mêle toujours son amertume à la douceur de ses plaisirs.
Un prince ambitieux est plus malheureux qu'un particulier, car sa folie, étant proportionnée à sa grandeur, n'en est que plus vague, plus indocile et plus insatiable. Si les honneurs, si la grandeur, servent d'aliments à la passion des particuliers, des provinces et des royaumes nourrissent l'ambition des monarques; et comme il est<88> plus facile d'obtenir des charges et des emplois que de conquérir des royaumes, les particuliers peuvent encore plutôt se satisfaire que les princes.
Machiavel leur propose les exemples de Moïse, de Cyrus, de Romulus, de Thésée et d'Hiéron; on pourrait grossir facilement ce catalogue par ceux de quelques auteurs de sectes, comme de Mahomet en Asie, de Manco-Capac en Amérique, d'Odin dans le Nord, de tant de sectaires dans tout l'univers; et que les jésuites du Paraguay me permettent de leur offrir ici une petite place qui ne peut que leur être glorieuse, les mettant au nombre des législateurs.
La mauvaise foi avec laquelle l'auteur use de ces exemples mérite d'être relevée; il est bon de découvrir toutes les finesses et toutes les ruses de ce séducteur.
Machiavel ne fait voir l'ambition que dans son beau jour, si elle en a un; il ne parle que des ambitieux qui ont été secondés de la fortune; mais il garde un profond silence sur ceux qui ont été les victimes de leurs passions. Cela s'appelle en imposer au monde, et l'on ne saurait disconvenir que Machiavel ne joue en ce chapitre le rôle de charlatan du crime.
Pourquoi, en parlant du législateur des Juifs, du premier monarque d'Athènes, du conquérant des Mèdes, du fondateur de Rome, de qui les succès répondirent à leurs desseins, Machiavel n'ajoute-t-il point l'exemple de quelques chefs du parti malheureux, pour montrer que, si l'ambition fait parvenir quelques hommes, elle en perd le plus grand nombre? N'y a-t-il pas eu un Jean de Leyde, chef des anabaptistes, tenaillé, brûlé, et pendu dans une cage de fer à Münster? Si Cromwell a été heureux, son fils n'a-t-il pas été détrôné, n'a-t-il pas vu porter au gibet le corps exhumé de son père? Trois ou quatre Juifs qui se sont dits Messies n'ont-ils pas péri par le dernier supplice, et le dernier n'a-t-il pas fini par être valet de cuisine chez le Grand<89> Seigneur, après s'être fait musulman? Si Pepin détrôna son roi avec l'approbation du pape, Guise le Balafré, qui voulait détrôner le sien avec la même approbation, n'a-t-il pas été assassiné? Ne compte-t-on pas plus de trente chefs de secte, et plus de mille autres ambitieux, qui ont fini par des morts violentes?
Il me semble, d'ailleurs, que Machiavel place assez inconsidérément Moïse avec Romulus, Cyrus et Thésée. Ou Moïse était inspiré, ou il ne l'était point. S'il ne l'était point, ce qu'on n'a garde de supposer, on ne pourrait le regarder alors que comme un imposteur qui se servait de Dieu à peu près comme les poëtes emploient leurs dieux pour machine quand il leur manque un dénoûment. Moïse était, d'ailleurs, si peu habile, à raisonner humainement, qu'il conduisit le peuple juif pendant quarante années par un chemin qu'ils auraient très-commodément fait en six semaines; il avait très-peu profité des lumières des Égyptiens, et il était, en ce sens-là, beaucoup inférieur à Romulus, et à Thésée, et à ces héros. Si Moïse était inspiré de Dieu, comme il se voit sans doute, on ne peut le regarder que comme l'organe aveugle de la toute-puissance divine; et le conducteur des Juifs était, en ce sens, bien inférieur comme homme au fondateur de l'empire romain, au monarque persan, et aux héros qui faisaient par leur propre valeur et par leurs propres forces de plus grandes actions que l'autre n'en faisait avec l'assistance immédiate de Dieu.
J'avoue, en général, et sans prévention, qu'il faut beaucoup de génie, de courage, d'adresse et de conduite pour égaler les hommes dont nous venons de parler; mais je ne sais point si l'épithète de vertueux leur convient. La valeur et l'adresse se trouvent également chez les voleurs de grand chemin et chez les héros; la différence qui est entre eux, c'est que le conquérant est un voleur illustre, et que le voleur ordinaire est un faquin obscur; l'un reçoit des lauriers pour prix de ses violences, et l'autre, la corde.
<90>Il est vrai que, toutes les fois que l'on voudra introduire des nouveautés dans le monde, il se présentera mille obstacles pour les empêcher, et qu'un prophète à la tête d'une armée fera plus de prosélytes que s'il ne combattait qu'avec des arguments.
Il est vrai que la religion chrétienne ne se soutenant que par les disputes fut faible et opprimée, et qu'elle ne s'étendit en Europe qu'après avoir répandu beaucoup de sang; il n'en est pas moins vrai que l'on a pu donner cours à des opinions et à des nouveautés avec peu de peine. Que de religions, que de sectes ont été introduites avec une facilité infinie! Il n'y a rien de plus propre que le fanatisme pour accréditer des nouveautés, et il me semble que Machiavel a parlé d'un ton trop décisif sur cette matière.
Il me reste à faire quelques réflexions sur l'exemple d'Hiéron de Syracuse, que Machiavel propose à ceux qui s'élèveront par le secours de leurs amis et de leurs troupes.
Hiéron se défit de ses amis et de ses soldats, qui l'avaient aidé à l'exécution de ses desseins; il lia de nouvelles amitiés, et il leva d'autres troupes. Je soutiens, en dépit de Machiavel et des ingrats, que la politique d'Hiéron était très-mauvaise, et qu'il y a beaucoup plus de prudence à se fier à des troupes dont on a expérimenté la valeur, et à des amis dont on a éprouvé la fidélité, qu'à des inconnus desquels l'on n'est point assuré. Je laisse au lecteur à pousser ce raisonnement plus loin; tous ceux qui abhorrent l'ingratitude, et qui sont assez heureux pour connaître l'amitié, ne resteront point à sec sur cette matière.
Je dois cependant avertir le lecteur de faire attention aux sens différents que Machiavel assigne aux mots. Qu'on ne s'y trompe pas lorsqu'il dit : « Sans l'occasion, la vertu s'anéantit; » cela signifie chez lui que, sans des circonstances favorables, les fourbes et les téméraires ne sauraient faire usage de leurs talents; c'est le chiffre du crime qui peut uniquement expliquer les obscurités de cet auteur.
<91>Il me semble, en général, pour conclure ce chapitre, que la seule occasion où un particulier peut sans crime s'élever à la royauté, c'est lorsqu'il est né dans un royaume électif, ou lorsqu'il délivre sa patrie.
Sobieski en Pologne, Gustave Wasa en Suède, les Antonins à Rome, voilà les héros de ces deux espèces; que César Borgia soit le modèle des machiavélistes, le mien est Marc-Aurèle.
<92>CHAPITRE VII.
Comparez le prince de M. de Fénelon avec celui de Machiavel : vous verrez dans l'un le caractère d'un honnête homme, de la bonté, de la justice, de l'équité, toutes les vertus, en un mot, poussées à un degré éminent; il semble que ce soit de ces intelligences pures dont on dit que la sagesse est préposée pour veiller au gouvernement du monde. Vous verrez dans l'autre la scélératesse, la fourberie, la perfidie, la trahison, et tous les crimes : c'est un monstre, en un mot, que l'enfer même aurait peine à produire. Mais s'il semble que notre nature se rapproche de celle des anges en lisant le Télémaque, il paraît qu'elle s'approche des démons de l'enfer lorsqu'on lit le Prince de Machiavel. César Borgia, duc de Valentinois, est le modèle sur lequel l'auteur forme son prince, et qu'il a l'impudence de proposer pour exemple à ceux qui s'élèvent dans le monde par le secours de leurs amis ou de leurs armes. Il est donc très-nécessaire de connaître quel était César Borgia, afin de se former une idée du héros, et de l'auteur qui le célèbre.
11 n'y a aucun crime que César Borgia n'ait commis : il fit assassiner son frère, son rival de gloire et d'amour, presque aux yeux de sa propre sœur; il fit massacrer les Suisses du pape, par vengeance contre quelques Suisses qui avaient offensé sa mère; il dépouilla des cardinaux et des hommes riches, pour assouvir sa cupidité; il enleva la Romagne au duc d'Urbin, son possesseur, et fit mettre à mort le<93> cruel d'Orco, son sous-tyran; il fit assassiner, par une affreuse trahison, à Sinigaglia, quelques princes dont il croyait la vie contraire à ses intérêts; il fit noyer une dame vénitienne dont il avait abusé. Mais que de cruautés ne se commirent point par ses ordres, et qui pourrait compter tout le nombre de ses crimes! Tel était l'homme que Machiavel préfère à tous les grands génies de son temps et aux héros de l'antiquité, et dont il trouve la vie et les actions dignes de servir d'exemple à ceux qu'élève la fortune.
Mais je dois combattre Machiavel dans un plus grand détail, afin que ceux qui pensent comme lui ne trouvent plus de subterfuges, et qu'il ne reste aucun retranchement à leur méchanceté.
César Borgia fonda le dessein de sa grandeur sur la dissension des princes d'Italie. Pour usurper tous les biens de mes voisins, il faut les affaiblir; et pour les affaiblir, il faut les brouiller : telle est la logique des scélérats.
Borgia voulait s'assurer d'un appui; il fallut donc qu'Alexandre VI accordât dispense de mariage à Louis XII, pour qu'il lui prêtât son secours. C'est ainsi que tant de politiques se sont joués du monde, et qu'ils ne pensaient qu'à leurs intérêts lorsqu'ils paraissaient le plus attachés à celui du ciel. Si le mariage de Louis XII était de nature à être rompu, le pape l'aurait dû rompre, supposé qu'il en eût eu le pouvoir; si ce mariage n'était pas de nature à être rompu, rien n'aurait dû y déterminer le chef de l'Église romaine.
Il fallait que Borgia se fît des créatures; aussi corrompit-il la faction des Urbins par des présents. Mais ne cherchons point des crimes à Borgia, et passons-lui ses corruptions, ne fût-ce que parce qu'elles ont du moins quelque fausse ressemblance avec les bienfaits. Borgia voulait se défaire de quelques princes de la maison d'Urbin, de Vitellozzo, d'Oliverotto de Fermo, etc.; et Machiavel dit qu'il eut la prudence de les faire venir à Sinigaglia, où il les fit périr par trahison.
<94>Abuser de la bonne foi des hommes, user de ruses infâmes, trahir se parjurer, assassiner, voilà ce que le docteur de la scélératesse appelle prudence. Mais je demande s'il y a de la prudence aux hommes de montrer comme on peut manquer de foi, et comme on peut se parjurer. Si vous renversez la bonne foi et le serment, quels seront les garants que vous aurez de la fidélité des hommes? Donnez-vous des exemples de trahison, craignez d'être trahi; en donnez-vous d'assassinat, craignez la main de vos disciples.
Borgia établit le cruel d'Orco gouverneur de la Romagne, pour réprimer quelques désordres; Borgia punit avec barbarie en d'autres de moindres vices que les siens. Le plus violent des usurpateurs, le plus faux des parjures, le plus cruel des assassins et des empoisonneurs condamne aux plus affreux supplices quelques filous, quelques esprits remuants qui copiaient le caractère de leur nouveau maître en miniature et selon leur petite capacité.
Ce roi de Pologne dont la mort vient de causer tant de troubles en Europe agissait bien plus conséquemment et plus noblement envers ses sujets saxons. Les lois de Saxe condamnaient tout adultère à avoir la tête tranchée. Je n'approfondis point l'origine de cette loi barbare, qui paraît plus convenable à la jalousie italienne qu'à la patience allemande. Un malheureux transgresseur de cette loi est condamné. Auguste devait signer l'arrêt de mort; mais Auguste était sensible à l'amour et à l'humanité : il donna sa grâce au criminel, et il abrogea une loi qui le condamnait tacitement lui-même.
La conduite de ce roi était d'un homme sensible et humain; César Borgia ne punissait qu'en tyran féroce. Borgia fait mettre ensuite en pièces le cruel d'Orco, qui avait si parfaitement rempli ses intentions, afin de se rendre agréable au peuple en punissant l'organe de sa barbarie. Le poids de la tyrannie ne s'appesantit jamais davantage que lorsque le tyran veut revêtir les dehors de l'innocence, et que l'oppression se fait à l'ombre des lois.
<95>Borgia, poussant la prévoyance jusqu'au delà de la mort du pape son père, commençait par exterminer tous ceux qu'il avait dépouillés de leurs biens, afin que le nouveau pape ne s'en pût servir contre lui. Voyez la cascade du crime : pour fournir aux dépenses, il faut avoir des biens; pour en avoir, il faut en dépouiller les possesseurs; et pour en jouir avec sûreté, il faut les exterminer : raisonnement des voleurs de grand chemin.
Borgia, pour empoisonner quelques cardinaux, les prie à souper chez son père. Le pape et lui prennent par mégarde d'un breuvage empoisonné : Alexandre VI en meurt, Borgia en réchappe pour traîner une vie malheureuse, digne salaire d'empoisonneurs et d'assassins.
Voilà la prudence, l'habileté et les vertus que Machiavel ne saurait se lasser de louer. Le fameux évêque de Meaux, le célèbre évêque de Nîmes, l'éloquent panégyriste de Trajan, n'en eussent pas dit plus pour leur héros que Machiavel pour César Borgia. Si l'éloge qu'il en fait n'était qu'une ode, ou une figure de rhétorique, on pourrait louer sa subtilité, en détestant son choix; mais c'est tout le contraire : c'est un traité de politique qui doit passer à la postérité, c'est un ouvrage très-sérieux, dans lequel Machiavel est si impudent que d'accorder des louanges au monstre le plus abominable que l'enfer ait vomi sur la terre. C'est s'exposer de sang-froid à la haine du genre humain.
<96>CHAPITRE VIII.
Je ne me sers que des propres paroles de Machiavel pour le confondre. Que pourrais-je dire de lui de plus atroce, sinon qu'il donne ici des règles pour ceux que leurs crimes élèvent à la grandeur suprême? C'est le titre de ce chapitre.
Si Machiavel enseignait le crime, s'il dogmatisait la perfidie dans une université de traîtres, il ne serait pas étonnant qu'il traitât des matières de cette nature : mais il parle à tous les hommes. Car un auteur qui se fait imprimer se communique à l'univers; il s'adresse principalement à ceux d'entre les hommes qui doivent être les plus vertueux, puisqu'ils sont destinés à gouverner les autres. Qu'y a-t-il de plus infâme, de plus insolent, que de leur enseigner la trahison, la perfidie et le meurtre? Il serait plutôt à souhaiter, pour le bien des hommes, que des exemples pareils à ceux d'Agathocles et d'Oliverotto de Fermo, que Machiavel se fait un plaisir de citer, fussent à jamais ignorés.
La vie d'un Agathocles ou d'un Oliverotto de Fermo sont capables de développer en un homme que son instinct porte à la scélératesse ce germe dangereux qu'il renferme en soi sans le bien connaître. Combien de jeunes gens qui se sont gâté l'esprit par la lecture des romans, qui ne voyaient et ne pensaient plus que comme Gandalin<97> ou Médor!97-a Il y a quelque chose d'épidémique dans la façon de penser, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, qui se communique d'un esprit à l'autre. Cet homme extraordinaire, ce roi aventurier digne de l'ancienne chevalerie, ce héros vagabond dont toutes les vertus, poussées à un certain excès, dégénèrent en vices, Charles XII, en un mot, portait depuis sa plus tendre enfance la vie d'Alexandre le Grand sur soi,97-b et bien des personnes qui ont connu particulièrement cet Alexandre du Nord assurent que c'était Quinte- Curce qui ravagea la Pologne, que Stanislas devint roi d'après Abdolonyme, et que la bataille d'Arbèles occasionna la défaite de Poltawa.
Me serait-il permis de descendre d'un aussi grand exemple à de moindres? Il me semble que, lorsqu'il s'agit de l'histoire de l'esprit humain, la différence des conditions et des états disparaissant, les rois ne sont que des hommes, et tous les hommes sont égaux; il ne s'agit que des impressions ou des modifications, en général, qu'ont produites de certaines choses extérieures sur l'esprit humain.
Toute l'Angleterre sait ce qui arriva à Londres il y a quelques années : on y représenta une assez médiocre comédie sous le titre des Voleurs et des tours de gueux; le sujet de cette pièce était l'imitation de quelques tours de souplesse et de filouteries de voleurs. Il se trouva que beaucoup de personnes s'aperçurent, au sortir de ces représentations, de la perte de leurs bagues, de leurs tabatières et de leurs montres, et l'auteur se fit si promptement des disciples, qu'ils pratiquaient ses leçons dans le parterre même. Ceci prouve assez, ce me semble, combien il est pernicieux de citer de mauvais exemples.
La première réflexion de Machiavel sur Agathocles et sur Fermo roule sur les raisons qui les soutinrent dans leurs petits États malgré leurs cruautés. L'auteur l'attribue à ce qu'ils avaient commis ces cruautés à propos : or, être prudemment barbare et exercer la tyrannie<98> conséquemment signifie, selon ce politique, exécuter tout d'un coup et à la fois toutes les violences et tous les crimes que l'on juge utiles à ses intérêts.
Faites assassiner ceux qui vous sont suspects et dont vous vous méfiez, et ceux qui se déclarent vos ennemis, mais ne faites point traîner votre vengeance. Machiavel approuve des actions semblables aux Vêpres siciliennes, à l'affreux massacre de la Saint-Barthélemy, où des cruautés se commirent qui font frémir l'humanité. Ce monstre ne compte pour rien l'horreur de ces crimes, pourvu qu'on les commette d'une manière qui en impose aux peuples, qui effraye au moment où ils sont récents; et il en donne pour raison que les idées s'en évanouissent plus facilement dans le public que celles des cruautés successives et continues des princes : comme s'il n'était pas également mauvais de faire périr mille personnes en un jour, ou de les faire assassiner par intervalles.
Ce n'est pas tout que de confondre l'affreuse morale de Machiavel; il faut encore le convaincre de fausseté et de mauvaise foi.
Il est premièrement faux, comme le rapporte Machiavel, qu'Agathocles ait joui en paix du fruit de ses crimes : il a été presque toujours en guerre contre les Carthaginois; il fut même obligé d'abandonner son armée en Afrique, qui massacra ses enfants après son départ; et il mourut lui-même d'un breuvage empoisonné que son petit-fils lui fit prendre. Oliverotto de Fermo périt par la perfidie de Borgia, digne salaire de ses crimes; et comme ce fut une année après son usurpation, sa chute paraît si accélérée, qu'elle semble avoir prévenu par sa punition ce que lui préparait la haine publique.
L'exemple d'Oliverotto de Fermo ne devait donc point être cité par l'auteur, puisqu'il ne prouve rien. Machiavel voudrait que le crime fût heureux, et il se flatte par là d'avoir quelque bonne raison de l'accréditer, ou du moins un argument passable à produire.
Mais supposons que le crime puisse se commettre avec sécurité,<99> et qu'un tyran puisse exercer impunément la scélératesse : quand même il ne craindrait point une mort tragique, il sera également malheureux de se voir l'opprobre du genre humain; il ne pourra point étouffer ce témoignage intérieur de sa conscience qui dépose contre lui; il ne pourra point imposer silence à cette voix puissante qui se fait entendre sur les trônes des rois; il ne pourra point éviter cette funeste mélancolie qui frappera son imagination, qui sera son bourreau en ce monde.
Qu'on lise la vie d'un Denys, d'un Tibère, d'un Néron, d'un Louis XI, d'un tyran Basiliewitsch, etc.; l'on verra que ces monstres, également insensés et furieux, finirent de la manière du monde la plus malheureuse. L'homme cruel est d'un tempérament misanthrope et atrabilaire; si dès son jeune âge il ne combat pas cette malheureuse disposition de son corps, il ne saurait manquer de devenir aussi furieux qu'insensé. Quand même donc il n'y aurait point de justice sur la terre et point de Divinité au ciel, il faudrait d'autant plus que les hommes fussent vertueux, puisque la vertu les unit et leur est absolument nécessaire pour leur conservation, et que le crime ne peut que les rendre infortunés et les détruire.
<100>CHAPITRE IX.
Il n'y a point de sentiment plus inséparable de notre être que celui de la liberté; depuis l'homme le plus policé jusqu'au plus barbare, tous en sont pénétrés également; car, comme nous naissons sans chaînes, nous prétendons vivre sans contrainte. C'est cet esprit d'indépendance et de fierté qui a produit tant de grands hommes dans le monde, et qui a donné lieu aux gouvernements républicains, lesquels établissent une espèce d'égalité entre les hommes, et les rapprochent d'un état naturel.
Machiavel donne, en ce chapitre, de bonnes maximes de politique à ceux qui s'élèvent à la puissance suprême par le consentement des chefs d'une république; voilà presque le seul cas où il permette d'être honnête homme, mais malheureusement ce cas n'arrive presque jamais. L'esprit républicain, jaloux à l'excès de sa liberté, prend ombrage de tout ce qui peut lui donner des entraves, et se révolte contre la seule idée d'un maître. On connaît dans l'Europe des peuples qui ont secoué le joug de leurs tyrans pour jouir de l'indépendance; mais on n'en connaît point qui, de libres qu'ils étaient, se soient assujettis à un esclavage volontaire.
Plusieurs républiques sont retombées, par la suite des temps, sous le despotisme; il paraît même que ce soit un malheur inévitable, qui les attend toutes. Car, comment une république résisterait-elle éter<101>nellement à toutes les causes qui minent sa liberté? Comment pourrait-elle contenir toujours l'ambition des grands qu'elle nourrit dans son sein? Comment pourrait-elle à la longue veiller sur les séductions et les sourdes pratiques de ses voisins, et sur la corruption de ses membres, tant que l'intérêt sera tout-puissant chez les hommes? Comment peut-elle espérer de sortir toujours heureusement des guerres qu'elle aura à soutenir? Comment pourra-t-elle prévenir ces conjonctures fâcheuses pour sa liberté, ces moments critiques et décisifs, et ces hasards qui favorisent les corrompus et les audacieux? Si les troupes sont commandées par des chefs lâches et timides, elle deviendra la proie de ses ennemis; et si elles ont à leur tête des hommes vaillants et hardis, ils seront dangereux dans la paix, après avoir servi dans la guerre.
Les républiques se sont presque toutes élevées de l'abîme de la tyrannie au comble de la liberté, et elles sont presque toutes retombées de cette liberté dans l'esclavage. Ces mêmes Athéniens qui, du temps de Démosthène, outrageaient Philippe de Macédoine, rampèrent devant Alexandre; ces mêmes Romains qui abhorraient la royauté après l'expulsion des rois, souffrirent patiemment, après la révolution de quelques siècles, toutes les cruautés de leurs empereurs; et ces mêmes Anglais qui mirent à mort Charles Ier parce qu'il empiétait sur leurs droits, plièrent la roideur de leur courage sous la puissance altière de leur protecteur. Ce ne sont donc point ces républiques qui se sont donné des maîtres par leur choix, mais des hommes entreprenants qui, aidés de quelques conjonctures favorables, les ont soumises contre leur volonté.
De même que les hommes naissent, vivent un temps, et meurent par maladies ou par l'âge, de même les républiques se forment, fleurissent quelques siècles, et périssent enfin par l'audace d'un citoyen ou par les armes de leurs ennemis. Tout a son période, tous les empires et les plus grandes monarchies même n'ont qu'un temps; les<102> républiques sentent toutes que ce temps arrivera, et elles regardent toute famille trop puissante comme le germe de la maladie qui doit leur donner le coup de la mort.
On ne persuadera jamais à des républicains vraiment libres de se donner un maître, je dis le meilleur maître; car ils vous diront toujours : Il vaut mieux dépendre des lois que du caprice d'un seul homme.
<103>CHAPITRE X.
Depuis le temps où Machiavel écrivait son Prince politique, le monde est si fort changé, qu'il n'est presque plus reconnaissable. Si quelque habile capitaine de Louis XII reparaissait de nos jours, il serait entièrement désorienté : il verrait qu'on fait la guerre avec des armées innombrables, que l'on peut à peine faire subsister en campagne, entretenues pendant la paix comme dans la guerre; au lieu que de son temps, pour frapper les grands coups et pour exécuter les grandes entreprises, une poignée de monde suffisait, et les troupes étaient congédiées après la guerre finie. Au lieu de ces vêtements de fer, de ces lances, de ces arquebuses à rouet, il trouverait des habits d'ordonnance, des fusils et des baïonnettes, des méthodes nouvelles pour camper, pour assiéger, pour donner bataille, et l'art de faire subsister des troupes tout aussi nécessaire à présent que le pouvait être autrefois celui de battre l'ennemi.
Mais que ne dirait pas Machiavel lui-même, s'il pouvait voir la nouvelle forme du corps politique de l'Europe, et tant de grands princes qui figurent à présent dans le monde, qui n'y étaient pour rien alors, la puissance des rois solidement établie, la manière de négocier des souverains, et cette balance qu'établit en Europe l'alliance de quelques princes considérables pour s'opposer aux ambitieux, et qui n'a pour but que le repos du monde!
<104>Toutes ces choses ont produit un changement si général et si universel, qu'elles rendent la plupart des maximes de Machiavel inapplicables à notre politique moderne. C'est ce que fait voir principalement ce chapitre. Je dois en rapporter quelques exemples.
Machiavel suppose, « Qu'un prince dont le pays est étendu, qui avec cela a beaucoup d'argent et de troupes, peut se soutenir par ses propres forces, sans l'assistance d'aucun allié, contre les attaques de ses ennemis. »
C'est ce que j'ose contredire; je dis même plus, et j'avance qu'un prince, quelque redouté qu'il soit, ne saurait lui seul résister à des ennemis puissants, et qu'il lui faut nécessairement le secours de quelques alliés. Si le plus formidable, le plus puissant prince de l'Europe, si Louis XIV fut sur le point de succomber dans la guerre de la succession d'Espagne, et que, faute d'alliances, il ne put presque plus résister à la ligue de tant de rois et de princes, qui pensa l'accabler, à plus forte raison tout souverain qui lui est inférieur ne peut-il, sans hasarder beaucoup, demeurer isolé et privé de fortes alliances.
On dit, et cela se répète sans beaucoup de réflexion, que les traités sont inutiles, puisqu'on n'en remplit presque jamais tous les points, et qu'on n'est pas plus scrupuleux là-dessus dans notre siècle qu'en tout autre. Je réponds à ceux qui pensent ainsi, que je ne doute nullement qu'ils ne trouvent des exemples anciens et même très-récents de princes qui n'ont point rempli exactement leurs engagements; mais cependant qu'il est toujours très-avantageux de faire des traités. Les alliés que vous vous faites seront autant d'ennemis que vous aurez de moins, et, s'ils ne vous sont d'aucun secours, vous les réduirez toujours certainement à observer une exacte neutralité.
Machiavel parle ensuite des principini, de ces souverains en miniature qui, n'ayant que de petits États, ne peuvent point mettre d'armée en campagne. L'auteur appuie beaucoup sur ce qu'ils doivent<105> fortifier leur capitale, afin de s'y renfermer avec leurs troupes en temps de guerre.
Les princes italiens dont parle Machiavel ne sont proprement que des hermaphrodites de souverains et de particuliers; ils ne jouent le rôle de grands seigneurs qu'avec leurs domestiques. Ce qu'on pourrait leur conseiller de meilleur serait, ce me semble, de diminuer en quelque chose l'opinion infinie qu'ils ont de leur grandeur, de la vénération extrême qu'ils ont pour leur ancienne et illustre race, et du zèle inviolable qu'ils ont pour leurs armoiries. Les personnes sensées disent qu'ils feraient mieux de ne figurer dans le monde que comme des seigneurs qui sont bien à leur aise, de quitter une bonne fois les échasses sur lesquelles leur orgueil les monte, de n'entretenir tout au plus qu'une garde suffisante pour chasser les voleurs de leur château, en cas qu'il y en eût d'assez affamés pour y chercher subsistance, et de raser les remparts, les murailles et tout ce qui peut donner l'air d'une place forte à leur résidence.
En voici les raisons : la plupart des petits princes, et nommément ceux d'Allemagne, se ruinent par la dépense, excessive à proportion de leurs revenus, que leur fait faire l'ivresse de leur vaine grandeur; ils s'abîment pour soutenir l'honneur de leur maison, et ils prennent par vanité le chemin de la misère et de l'hôpital; il n'y a pas jusqu'au cadet du cadet d'une ligne apanagée qui ne s'imagine d'être quelque chose de semblable à Louis XIV : il bâtit son Versailles, il a ses maîtresses, il entretient ses armées.
Il y a actuellement un certain prince105-a apanagé d'une grande maison105-b qui, par un raffinement de grandeur, entretient exactement<106> à son service tous les corps de troupes qui composent la maison d'un grand roi, et cela si fort en diminutif, qu'il faut un microscope pour apercevoir chacun de ces corps en particulier; son armée serait peut-être assez forte pour représenter une bataille sur le théâtre de Vérone.
J'ai dit, en second lieu, que les petits princes faisaient mal de fortifier leur résidence, et la raison en est toute simple : ils ne sont pas dans le cas de pouvoir être assiégés par leurs semblables, puisque des voisins plus puissants qu'eux se mêlent d'abord de leur démêlé, et leur offrent une médiation qu'il ne dépend pas d'eux de refuser; ainsi, au lieu de sang répandu, deux coups de plume terminent leurs petites querelles.
A quoi leur serviraient donc leurs forteresses? Quand même elles seraient en état de soutenir un siége de la longueur de celui de Troie contre leurs petits ennemis, elles n'en soutiendraient pas un comme celui de Jéricho devant les armées d'un monarque puissant. Si, d'ailleurs, de grandes guerres se font dans leur voisinage, il ne dépend pas d'eux de rester neutres, ou ils sont totalement ruinés; et s'ils embrassent le parti d'une des puissances belliqueuses, leur capitale devient la place de guerre de ce prince.
L'idée que Machiavel nous donne des villes impériales d'Allemagne est toute différente de ce qu'elles sont à présent; un pétard suffirait, et même un mandement de l'Empereur, pour le rendre maître de ces villes. Elles sont toutes mal fortifiées, la plupart avec d'anciennes murailles flanquées en quelques endroits par de grosses tours, et entourées par des fossés que des terres écroulées ont presque entièrement comblés. Elles ont peu de troupes, et celles qu'elles entretiennent sont mal disciplinées; leurs officiers sont, ou le rebut de l'Allemagne, pour la plupart, ou de vieilles gens qui ne sont plus en état de servir.<107> Quelques-unes des villes impériales ont une assez bonne artillerie; mais cela ne suffirait point pour s'opposer à l'Empereur, qui a coutume de leur faire sentir assez souvent leur faiblesse.
En un mot, faire la guerre, livrer des batailles, attaquer ou défendre des forteresses, est uniquement l'affaire des grands souverains : et ceux qui veulent les imiter sans en avoir la puissance ressemblent à celui qui contrefaisait le bruit du tonnerre et se croyait Jupiter.107-a
<108>CHAPITRE XI.
Je ne vois guère dans l'antiquité de prêtres devenus souverains. Il me semble que, de tous les peuples dont il nous est resté quelque faible connaissance, il n'y a que les Juifs qui aient eu une suite de pontifes despotiques. Il n'est pas étonnant que, dans la plus superstitieuse et la plus ignorante de toutes les nations barbares, ceux qui étaient à la tête de la religion aient enfin usurpé le maniement des affaires; mais partout ailleurs il me semble que les prêtres ne se mêlaient que de leurs fonctions. Ils sacrifiaient, ils recevaient un salaire, ils avaient quelques prérogatives; mais ils n'instruisaient ni ne gouvernaient; et c'est, je crois, parce qu'ils n'avaient ni dogmes pour diviser les peuples, ni puissance pour en abuser, qu'il n'y eut jamais chez eux aucune guerre de religion.
Lorsque l'Europe, dans la décadence de l'empire romain, fut une anarchie de barbares, tout fut divisé en mille petites souverainetés; beaucoup d'évêques se firent princes, et ce fut l'évêque de Rome qui donna l'exemple. Il semble que sous ces gouvernements ecclésiastiques les peuples dussent vivre assez heureux; car des princes électifs, des princes élevés à la souveraineté dans un âge avancé, des princes enfin dont les États sont très-bornés, tels que ceux des ecclésiastiques, doivent ménager leurs sujets, sinon par religion, du moins par politique.
<109>Il est certain cependant qu'aucun pays ne fourmille plus de mendiants que ceux des prêtres; c'est là qu'on peut voir un tableau touchant de toutes les misères humaines, non pas de ces pauvres que la libéralité et les aumônes des souverains y attirent, de ces insectes qui s'attachent aux riches et qui rampent à la suite de l'opulence, mais de ces gueux faméliques que la charité de leur souverain prive du nécessaire, pour prévenir la corruption et les abus que le peuple a coutume de faire de la superfluité.
Ce sont sans doute les lois de Sparte, où l'argent était défendu, sur lesquelles se fondent les principes de la plupart de ces gouvernements ecclésiastiques, à la différence près que les prélats se réservent l'usage des biens dont les sujets sont privés. Heureux, disent-ils, sont les pauvres, car ils hériteront le royaume des cieux! Et comme ils veulent que tout le monde se sauve, ils ont soin de rendre tout le monde indigent.
Rien ne devrait être plus édifiant que l'histoire des chefs de l'Église et des vicaires de Jésus-Christ; on se persuade d'y trouver des exemples de mœurs irréprochables et saintes; cependant c'est tout le contraire : ce ne sont que des obscénités, des abominations et des sources de scandale; et l'on ne saurait lire la vie des papes sans détester plus d'une fois leurs cruautés et leurs perfidies.
On y voit en gros leur ambition appliquée à augmenter leur puissance temporelle et spirituelle, leur avarice occupée à faire passer la substance des peuples dans leurs familles, pour enrichir leurs neveux, leurs maîtresses ou leurs bâtards.
Ceux qui réfléchissent peu trouvent singulier que les peuples souffrent avec tant de docilité et de patience l'oppression de cette espèce de souverains, qu'ils n'ouvrent point les yeux sur les vices et sur les excès des ecclésiastiques, et qu'ils endurent d'un front tondu ce qu'ils ne souffriraient point d'un front couronné de lauriers. Ce phénomène paraît moins étrange à ceux qui connaissent le pouvoir<110> de la superstition sur les idiots, et du fanatisme sur l'esprit humain; ils savent que la religion est une ancienne machine qui ne s'usera jamais, dont on s'est servi de tout temps pour s'assurer de la fidélité des peuples et pour mettre un frein à l'indocilité de la raison humaine; ils savent que l'erreur peut aveugler les hommes les plus pénétrants, et qu'il n'y a rien de plus triomphant que la politique de ceux qui mettent le ciel et l'enfer, Dieu et les damnés en œuvre pour parvenir à leurs desseins. Tant il est vrai que la religion même, cette source la plus pure de tous nos biens, devient souvent, par un trop déplorable abus, l'origine et le principe de nos maux.
L'auteur remarque très-judicieusement ce qui contribua le plus à l'élévation du saint-siége. Il en attribue la raison principale à l'habile conduite d'Alexandre VI, de ce pontife qui poussait sa cruauté et son ambition à un excès énorme, et qui ne connaissait de justice que son intérêt. Or, s'il est vrai qu'un des plus méchants hommes qui ait jamais porté la tiare soit celui qui ait le plus affermi la puissance papale, que doit-on penser des héros de Machiavel?
L'éloge de Léon X fait la conclusion de ce chapitre, dont l'ambition, les débauches et l'irréligion sont assez connues. Machiavel ne le loue pas précisément par ces qualités-là, mais il lui fait sa cour : de tels princes méritaient de tels courtisans. S'il ne louait Léon X que comme un prince magnifique et restaurateur des arts, il aurait raison; mais il le loue comme politique.
<111>CHAPITRE XII.
Tout est varié dans l'univers : les tempéraments des hommes sont différents, et la nature établit la même variété, si j'ose m'exprimer ainsi, dans le tempérament des États. J'entends, en général, par le tempérament d'un État sa situation, son étendue, le nombre, le génie de ses peuples, son commerce, ses coutumes, ses lois, son fort, son faible, ses richesses et ses ressources.
Cette différence de gouvernement est très-sensible, et elle est infinie lorsque l'on veut descendre jusque dans les détails; et de même que les médecins ne possèdent aucun secret qui convienne à toutes les maladies et à toutes les complexions, de même les politiques ne sauraient-ils prescrire des règles générales dont l'application soit à l'usage de toutes les formes de gouvernement.
Cette réflexion me conduit à examiner le sentiment de Machiavel sur les troupes étrangères et mercenaires. L'auteur en rejette entièrement l'usage, s'appuyant sur des exemples par lesquels il prétend que ces troupes ont été plus préjudiciables aux États qui s'en sont servis qu'elles ne leur ont été de quelque secours.
Il est sûr, et l'expérience a fait voir, en général, que les meilleures troupes d'un État sont les nationales. On pourrait appuyer ce sentiment par les exemples de la valeureuse résistance de Léonidas aux Thermopyles, et surtout par les progrès étonnants de l'empire romain<112> et des Arabes. Cette maxime de Machiavel peut donc convenir à tous les peuples assez riches d'habitants pour qu'ils puissent fournir un nombre suffisant de soldats pour leur défense. Je suis persuadé comme l'auteur, que l'État est mal servi par des mercenaires, et que la fidélité et le courage de soldats possessionnés dans le pays les surpasse de beaucoup. Il est principalement dangereux de laisser languir dans l'inaction et de laisser efféminer ses sujets par la mollesse, dans le temps que les fatigues de la guerre et les combats aguerrissent ses voisins.
On a remarqué plus d'une fois que les États qui sortaient des guerres civiles ont été infiniment supérieurs à leurs ennemis, parce que tout est soldat dans une guerre civile, que le mérite s'y distingue indépendamment de la faveur, que tous les talents s'y développent, et que les hommes y prennent l'habitude de déployer ce qu'ils ont d'art et de courage.
Cependant il y a des cas qui semblent demander exemption de cette règle. Si des royaumes ou des empires ne produisent pas une aussi grande multitude d'hommes qu'il en faut pour les armées et qu'en consume la guerre, la nécessité oblige de recourir aux mercenaires, comme l'unique moyen de suppléer aux défauts de l'État.
On trouve alors des expédients qui lèvent la plupart des difficultés, et, ce que Machiavel trouve de vicieux dans cette espèce de milice, on mêle soigneusement les étrangers avec les nationaux, pour les empêcher de faire bande à part, et pour les façonner à la même discipline et à la même fidélité; et l'on porte sa principale attention sur ce que le nombre d'étrangers n'excède point le nombre des nationaux.
Il y a un roi du Nord dont l'armée est composée de cette sorte de mixtes,112-a et qui n'en est pas moins puissant et formidable. La plupart des troupes européennes sont composées de nationaux et de mercenaires; ceux qui cultivent les terres, ceux qui habitent les villes,<113> moyennant une certaine taxe qu'ils payent pour l'entretien des troupes qui doivent les défendre, ne vont plus à la guerre. Les soldats ne sont composés que de la plus vile partie des peuples, de fainéants qui aiment mieux l'oisiveté que le travail, de débauchés qui cherchent la licence et l'impunité dans les troupes, de jeunes écervelés indociles à leurs parents, qui s'enrôlent par légèreté : tous ceux-là ont aussi peu d'inclination et d'attachement pour leur maître que les étrangers. Que ces troupes sont différentes de ces Romains qui conquirent le monde! Ces désertions si fréquentes de nos jours dans toutes les armées étaient quelque chose d'inconnu chez les Romains; ces hommes qui combattaient pour leur famille, pour leurs pénates, pour la bourgeoisie romaine, et pour tout ce qu'ils avaient de plus cher dans cette vie, ne pensaient pas à trahir tant d'intérêts à la fois par une lâche désertion.
Ce qui fait la sûreté des grands princes de l'Europe, c'est que leurs troupes sont à peu près semblables, et qu'ils n'ont, de ce côté-là, aucuns avantages les uns sur les autres. Il n'y a que les troupes suédoises qui soient bourgeois, paysans et soldats en même temps;113-a mais aussi, lorsqu'ils sont à la guerre, presque personne ne reste dans l'intérieur du pays pour labourer la terre. Ainsi leur puissance n'est aucunement formidable, puisqu'ils ne peuvent rien à la longue sans se ruiner eux-mêmes plus que leurs ennemis.
Voilà pour les mercenaires. Quant à la manière dont un grand prince doit faire la guerre, je me range entièrement du sentiment de Machiavel. Effectivement un grand prince doit prendre sur lui la conduite de ses troupes, rester dans son armée comme dans sa résidence; son intérêt, son devoir, sa gloire, tout l'y engage. Comme il est le chef de la justice distributive, il est également le protecteur et le défenseur de ses peuples; il doit regarder la défense de ses sujets<114> comme un des objets les plus importants de son ministère, qu'il ne doit, par cette raison, confier qu'à lui-même. Son intérêt semble requérir nécessairement qu'il se trouve en personne à son armée puisque tous les ordres émanent de sa personne, et qu'alors le conseil et l'exécution se suivent avec une rapidité extrême. Sa présence met fin, d'ailleurs, à la mésintelligence des généraux, si funeste aux armées et si préjudiciable aux intérêts du maître; elle met plus d'ordre pour ce qui regarde les magasins, les munitions et les provisions de guerre, sans lesquelles un César, à la tête de cent mille combattants, ne fera jamais rien. Comme c'est le prince qui fait livrer les batailles, il semble que ce serait aussi à lui d'en diriger l'exécution et de communiquer par sa présence l'esprit de valeur et d'assurance à ses troupes; il n'est à leur tête que pour donner l'exemple.
Mais, dira-t-on, tout le monde n'est pas né soldat, et beaucoup de princes n'ont ni le talent, ni l'expérience, ni le courage nécessaire pour commander une armée. Cela est vrai, je l'avoue; cependant cette objection ne doit pas m'embarrasser beaucoup; car il se trouve toujours des généraux assez entendus dans une armée, et le prince n'a qu'à suivre leurs conseils; la guerre s'en fera toujours mieux que lorsque le général est sous la tutelle du ministère, qui, n'étant point à l'armée, est hors d'état de juger des choses, et qui met souvent le plus habile général hors d'état de donner des marques de sa capacité.
Je finirai ce chapitre après avoir relevé une phrase de Machiavel qui m'a paru très-singulière. « Les Vénitiens, dit-il, se défiant du duc de Carmagnole, qui commandait leurs troupes, furent obligés de le faire sortir de ce monde. »
Je n'entends point, je l'avoue, ce que c'est que d'être obligé de faire sortir quelqu'un de ce monde, à moins que ce ne soit le trahir, l'empoisonner, l'assassiner. C'est ainsi que le docteur du crime croit<115> rendre les actions les plus noires et les plus coupables innocentes, en adoucissant les termes.
Les Grecs avaient coutume de se servir de périphrases lorsqu'ils parlaient de la mort, parce qu'ils ne pouvaient pas soutenir sans une secrète horreur tout ce que le trépas a d'épouvantable. Machiavel périphrase les crimes, parce que son cœur, révolté contre son esprit, ne saurait digérer toute crue l'exécrable morale qu'il enseigne.
Quelle triste situation lorsqu'on rougit de se montrer à d'autres tel que l'on est, et lorsque l'on fuit le moment de s'examiner soi-même!
<116>CHAPITRE XIII.
Machiavel pousse l'hyperbole à un point extrême en soutenant qu'un prince prudent aimerait mieux périr avec ses propres troupes que de vaincre avec des secours étrangers.
Je pense qu'un homme en danger de se noyer ne prêterait pas l'oreille aux discours de ceux qui lui diraient qu'il serait indigne de lui de devoir la vie à d'autres qu'à lui-même, et qu'ainsi il devrait plutôt périr que d'embrasser la corde ou le bâton que d'autres lui tendent pour le sauver. L'expérience nous fait voir que le premier soin des hommes est celui de leur conservation, et le second, celui de leur bien-être; ce qui détruit entièrement le paralogisme emphatique de l'auteur.
En approfondissant cette maxime de Machiavel, on trouvera peut-être que ce n'est qu'une jalousie extrême qu'il suffira d'inspirer aux princes; c'est cependant la jalousie de ces mêmes princes envers leurs généraux ou envers des auxiliaires qu'ils ne voulaient pas attendre, crainte de partager leur gloire, qui de tout temps fut très-préjudiciable à leurs intérêts. Une infinité de batailles ont été perdues par cette raison, et de petites jalousies ont souvent plus fait de tort aux princes que le nombre supérieur et les avantages de leurs ennemis.
Un prince ne doit pas, sans doute, faire la guerre uniquement avec des troupes auxiliaires; mais il doit être auxiliaire lui-même, et<117> se mettre en état de donner autant de secours qu'il en reçoit. Voilà ce que dicte la prudence : mets-toi en état de ne craindre pas tes ennemis ni tes amis; mais quand tu as fait un traité, il faut y être fidèle. Tant que l'Empire, l'Angleterre et la Hollande ont été de concert contre Louis XIV, tant que le prince Eugène et Marlborough ont été bien unis, ils ont été vainqueurs; mais dès que l'Angleterre a abandonné ses alliés, Louis XIV s'est relevé dans l'instant.
Les puissances qui peuvent se passer de troupes mixtes ou d'auxiliaires font bien de les exclure de leurs armées; mais comme peu de princes de l'Europe sont dans une pareille situation, je crois qu'ils ne risquent rien avec les auxiliaires, tant que le nombre des nationaux leur est supérieur.
Machiavel n'écrivait que pour de petits princes, et j'avoue que je ne vois guère que de petites idées dans lui; il n'a rien de grand ni de vrai, parce qu'il n'est pas honnête homme.
Qui ne fait la guerre que pour autrui n'est que faible; qui la fait conjointement avec autrui est très-fort.
Sans parler de la guerre de 1701 des alliés contre la France, l'entreprise par laquelle trois rois du Nord dépouillèrent Charles XII d'une partie de ses États d'Allemagne fut exécutée pareillement avec des troupes de différents maîtres réunis par des alliances; et la guerre de l'année 1734, que la France commença sous prétexte de soutenir les droits de ce roi de Pologne toujours élu et toujours détrôné, fut faite par les Français et les Espagnols joints aux Savoyards.
Que reste-t-il à Machiavel après tant d'exemples, et à quoi se réduit l'allégorie des armes de Saül, que David refusa à cause de leur pesanteur, lorsqu'il devait combattre Goliath?117-a Ce n'est que de la crême fouettée. J'avoue que les auxiliaires incommodent quelquefois les princes; mais je demande si l'on ne s'incommode pas volontiers, lorsqu'on y gagne des villes et des provinces.
<118>Au sujet de ces auxiliaires, il cherche à jeter son venin sur les Suisses qui sont au service de France; je dois dire un petit mot sur le sujet de ces braves troupes, car il est indubitable que les Français ont gagné plus d'une bataille par leur secours, qu'ils ont rendu des services signalés à cet empire, et que si la France congédiait les Suisses et les Allemands qui servent dans son infanterie, ses armées seraient beaucoup moins redoutables qu'elles ne le sont à présent.
Voilà pour les erreurs de jugement; voyons à présent celles de morale. Les mauvais exemples que Machiavel propose aux princes sont des méchancetés qu'on ne saurait lui passer. Il allègue, en ce chapitre, Hiéron de Syracuse, qui, considérant que ses troupes auxiliaires étaient également dangereuses à garder ou à congédier, les fit toutes tailler en pièces. Des faits pareils révoltent lorsqu'on les trouve dans l'histoire; mais on se sent indigné de les voir rapportés dans un livre qui doit être fait pour l'instruction des princes.
La cruauté et la barbarie sont souvent fatales aux particuliers, ainsi ils en ont horreur pour la plupart; mais les princes, que la Providence a placés si loin des destinées vulgaires, en ont d'autant moins d'aversion, qu'ils ne les ont pas à craindre. Ce serait donc à tous ceux qui doivent gouverner les hommes que l'on devrait inculquer le plus d'éloignement pour tous les abus qu'ils peuvent faire d'une puissance illimitée.
<119>CHAPITRE XIV.
Il y a une espèce de pédanterie commune à tous les métiers, qui ne vient que de l'avarice et de l'intempérance de ceux qui les pratiquent. Un soldat est pédant lorsqu'il s'attache trop à la minutie, ou lorsqu'il est fanfaron et qu'il donne dans le don-quichottisme.
L'enthousiasme de Machiavel expose ici son prince à être ridicule : il exagère si fort la matière, qu'il veut que son prince ne soit uniquement que soldat; il en fait un Don Quichotte complet, qui n'a l'imagination remplie que de champs de bataille, de retranchements, de la manière d'investir des places, de faire des lignes et des attaques.
Mais un prince ne remplit que la moitié de sa vocation, s'il ne s'applique qu'au métier de la guerre; il est évidemment faux qu'il ne doit être que soldat, et l'on peut se souvenir de ce que j'ai dit sur l'origine des princes, au premier chapitre de cet ouvrage. Ils sont juges d'institution; et s'ils sont généraux, c'est un accessoire. Le prince de Machiavel est comme les dieux d'Homère, que l'on dépeignait très-robustes et puissants, mais jamais équitables. Cet auteur ignore jusqu'au catéchisme de la justice; il ne connaît que l'intérêt et la violence.
L'auteur ne représente jamais que de petites idées; son génie rétréci n'embrasse que des sujets propres pour la politique des petits princes. Rien de plus faible que les raisons dont il se sert pour recom<120>mander la chasse aux princes : il est dans l'opinion que les princes apprendront par ce moyen à connaître les situations et les passages de leur pays.
Si un roi de France, si un Empereur prétendait acquérir de cette manière la connaissance de ses États, il leur faudrait autant de temps dans le cours de leur chasse qu'en emploie tout l'univers dans la grande révolution des astres.
Qu'on me permette d'entrer dans un plus grand détail sur une matière qui sera comme une espèce de digression à l'occasion de la chasse; et puisque ce plaisir est la passion presque générale des nobles, des grands seigneurs et des rois, surtout en Allemagne, il me semble qu'elle mérite quelque discussion.
La chasse est un de ces plaisirs sensuels qui agitent beaucoup le corps, et qui ne disent rien à l'esprit; c'est un désir ardent de poursuivre quelque bête, et une satisfaction cruelle de la tuer; c'est un amusement qui rend le corps robuste et dispos, et qui laisse l'esprit en friche et sans culture.
Les chasseurs me reprocheront, sans doute, que je prends les choses sur un ton trop sérieux, que je fais le critique sévère, et que je suis dans le cas des prêtres, qui, ayant le privilége de parler seuls dans les chaires, ont la facilité de prononcer tout ce que bon leur semble, sans appréhender d'opposition.
Je ne me prévaudrai point de cet avantage; j'alléguerai de bonne foi les raisons spécieuses qu'allèguent les amateurs de la chasse. Ils me diront d'abord que la chasse est le plaisir le plus noble et le plus ancien des hommes; que des patriarches et même beaucoup de grands hommes ont été chasseurs; et qu'en chassant, les hommes continuent à exercer ce même droit sur les bêtes, que Dieu daigna lui-même donner à Adam.
Mais ce qui est vieux n'en est pas meilleur, surtout quand il est outré. De grands hommes ont été passionnés pour la chasse, je<121> l'avoue; ils ont eu leurs défauts comme leurs faiblesses : imitons ce qu'ils ont eu de grand, et ne copions point leurs minuties.
Les patriarches ont chassé, c'est une vérité; j'avoue encore qu'ils ont épousé leurs sœurs, que la polygamie était en usage de leur temps. Mais ces bons patriarches, en chassant ainsi, se ressentirent des siècles barbares dans lesquels ils vivaient : ils étaient très-grossiers et très-ignorants; c'étaient des gens oisifs qui, ne sachant point s'occuper, et pour tuer le temps qui leur paraissait toujours trop long, promenaient leurs ennuis à la chasse; ils perdaient dans les bois, à la poursuite des bêtes, les moments qu'ils n'avaient ni la capacité ni l'esprit de passer en compagnie de personnes raisonnables.
Je demande si ce sont des exemples à imiter, si la grossièreté doit instruire la politesse, ou si ce n'est pas plutôt aux siècles éclairés à servir de modèle aux autres.
Qu'Adam ait reçu l'empire sur les bêtes, ou non, c'est ce que je ne recherche pas; mais je sais bien que nous sommes plus cruels et plus rapaces que les bêtes mêmes, et que nous usons très-tyranniquement de ce prétendu empire. Si quelque chose devait nous donner de l'avantage sur les animaux, c'est assurément notre raison; et ceux, pour l'ordinaire, qui font profession de la chasse, n'ont leur cervelle meublée que de chevaux, de chiens et de toute sorte d'animaux. Ils sont quelquefois très-grossiers, et il est à craindre qu'ils deviennent aussi inhumains envers les hommes qu'ils le sont à l'égard des bêtes, ou que du moins la cruelle coutume de faire souffrir avec indifférence ne les rende moins compatissants aux malheurs de leurs semblables. Est-ce là ce plaisir dont on nous vante tant la noblesse? Est-ce là cette occupation si digne d'un être pensant?
On m'objectera que la chasse est salutaire à la santé; que l'expérience a fait voir que ceux qui chassent deviennent vieux; que c'est un plaisir innocent et qui convient aux grands seigneurs, puisqu'il<122> étale leur magnificence, puisqu'il dissipe leurs chagrins, et qu'en temps de paix il leur présente les images de la guerre.
Je suis bien éloigné de condamner un exercice modéré; mais qu'on y prenne garde, l'exercice n'est nécessaire qu'aux intempérants. Il n'y a point de prince qui ait vécu plus que le cardinal de Fleury, ou le cardinal de Ximénès et le dernier pape; cependant ces trois hommes n'étaient point chasseurs. Faut-il, d'ailleurs, choisir la profession qui n'a de mérite que celui de promettre une longue vie? Les moines vivent, d'ordinaire, plus longtemps que les autres hommes : faut-il pour cela se faire moine?
Il ne s'agit point qu'un homme traîne jusqu'à l'âge de Mathusalem le fil indolent et inutile de ses jours; mais plus il aura réfléchi, plus il aura fait d'actions belles et utiles, et plus il aura vécu.
D'ailleurs, la chasse est de tous les amusements celui qui convient le moins aux princes. Ils peuvent manifester leur magnificence de cent manières beaucoup plus utiles pour leurs sujets; et s'il se trouvait que l'abondance du gibier ruinât les gens de la campagne, le soin de détruire ces animaux pourrait très-bien se commettre aux chasseurs payés pour cela. Les princes ne devraient proprement être occupés que du soin de s'instruire et de gouverner, afin d'acquérir d'autant plus de connaissances, et de pouvoir d'autant plus se former une idée de leur profession pour agir bien en conséquence.
Je dois ajouter, surtout pour répondre à Machiavel, qu'il n'est point nécessaire d'être chasseur pour être grand capitaine. Gustave-Adolphe, Turenne, Marlborough, le prince Eugène, à qui on ne disputera pas la qualité d'hommes illustres et d'habiles généraux, n'ont point été chasseurs; nous ne lisons point que César, Alexandre ou Scipion l'aient été.
On peut, en se promenant, faire des réflexions plus judicieuses et plus solides sur les différentes situations d'un pays, relativement à l'art de la guerre, que lorsque des perdrix, des chiens couchants, des<123> cerfs, une meute de toute sorte d'animaux, et l'ardeur de la chasse vous distraient. Un grand prince,123-a qui a fait la seconde campagne en Hongrie, a risqué d'être fait prisonnier des Turcs pour s'être égaré à la chasse. On devrait même défendre la chasse dans les armées, car elle cause beaucoup de désordre dans les marches.
Je conclus donc qu'il est pardonnable aux princes d'aller à la chasse, pourvu que ce ne soit que rarement, et pour les distraire de leurs occupations sérieuses et quelquefois fort tristes. Je ne veux interdire, encore une fois, aucun plaisir honnête; mais le soin de bien gouverner, de rendre son État florissant, de protéger, de voir les succès de tous les arts, est sans doute le plus grand plaisir; et malheureux celui à qui il en faut d'autres!
<124>CHAPITRE XV.
Les peintres et les historiens ont cela de commun entre eux, qu'ils doivent copier la nature. Les premiers peignent les traits et les coloris des hommes; les seconds, leurs caractères et leurs actions : il se trouve des peintres singuliers qui n'ont peint que des monstres et des diables.
Machiavel représente l'univers comme un enfer, et tous les hommes comme des damnés; on dirait que ce politique a voulu calomnier tout le genre humain par une haine particulière, et qu'il ait pris à tâche d'anéantir la vertu, peut-être pour rendre tous les habitants de ce continent ses semblables.
Machiavel avance qu'il n'est pas possible d'être tout à fait bon dans ce monde, aussi scélérat et aussi corrompu que l'est le genre humain, sans que l'on périsse; et moi, je dis que pour ne point périr il faut être bon et prudent. Les hommes ne sont, d'ordinaire, ni tout à fait bons ni tout à fait méchants; mais, et méchants, et bons, et médiocres s'accorderont tous à ménager un prince puissant, juste et habile. J'aimerais mieux faire la guerre à un tyran qu'à un bon roi, à un Louis XI qu'à un Louis XII, à un Domitien qu'à un Trajan; car le bon roi sera bien servi, et les sujets du tyran se joindront à mes troupes. Que j'aille en Italie avec dix mille hommes contre un<125> Alexandre VI, la moitié de l'Italie sera pour moi; que j'y entre avec quarante mille hommes contre un Innocent XI, toute l'Italie se soulèvera pour me faire périr. Jamais roi bon et sage n'a été détrôné en Angleterre par de grandes armées; et tous leurs mauvais rois ont succombé sous des compétiteurs qui n'ont pas commencé la guerre avec quatre mille hommes de troupes réglées. Ne sois donc point méchant avec les méchants, mais sois vertueux et intrépide avec eux : tu rendras ton peuple vertueux comme toi, tes voisins voudront t'imiter et les méchants trembleront.
<126>CHAPITRE XVI.
Deux sculpteurs fameux, Phidias et Alcamène, firent chacun une statue de Minerve dont les Athéniens voulurent choisir la plus belle pour être placée sur le haut d'une colonne. On les présenta toutes les deux au public : celle d'Alcamène remporta les suffrages; l'autre, disait-on, était trop grossièrement travaillée. Phidias ne se déconcerta point par le jugement du vulgaire, et demanda que, comme les statues avaient été faites pour être placées sur une colonne, on les élevât toutes les deux; alors celle de Phidias remporta le prix.
Phidias devait son succès à l'étude de l'optique et des proportions. Cette règle de proportion doit être observée dans la politique : les différences des lieux font les différences des maximes; vouloir en appliquer une généralement, ce serait la rendre vicieuse; ce qui serait admirable pour un grand royaume ne conviendrait point à un petit État. Le luxe qui naît de l'abondance, et qui fait circuler les richesses par toutes les veines d'un État, fait fleurir un grand royaume; c'est lui qui entretient l'industrie, c'est lui qui multiplie les besoins des riches pour les lier par ces mêmes besoins avec les pauvres.
Si quelque politique malhabile s'avisait de bannir le luxe d'un grand empire, cet empire tomberait en langueur; le luxe, tout au contraire,<127> ferait périr un petit État; l'argent sortant en plus grande abondance du pays qu'il n'y rentrerait à proportion, ferait tomber ce corps délicat en consomption, et il ne manquerait pas de mourir étique. C'est donc une règle indispensable à tout politique de ne jamais confondre les petits États avec les grands, et c'est en quoi Machiavel pèche grièvement en ce chapitre.
La première faute que je dois lui reprocher est qu'il prend le mot de libéralité dans un sens trop vague; il ne distingue pas assez la libéralité de la prodigalité. « Un prince, dit-il, pour faire de grandes choses, doit passer pour libéral, et il doit l'être. » Je ne connais aucun héros qui ne l'ait été. Afficher l'avarice, c'est dire aux hommes, N'attendez rien de moi, je payerai toujours mal vos services; c'est éteindre l'ardeur que tout sujet a naturellement de servir son prince.
Sans doute il n'y a que l'homme économe qui puisse être libéral : il n'y a que celui qui gouverne prudemment ses biens qui puisse faire du bien aux autres.
On connaît l'exemple de François Ier, roi de France, dont les dépenses excessives furent en partie la cause de ses malheurs. Les plaisirs de François Ier absorbaient les ressources de sa gloire; ce roi n'était pas libéral, mais prodigue, et sur la fin de sa vie il devint un peu avare; au lieu d'être bon ménager, il mit des trésors dans ses coffres. Mais ce n'est pas des trésors sans circulation qu'il faut avoir, c'est un ample revenu. Tout particulier et tout roi qui ne sait qu'entasser, enterrer de l'argent, n'y entend rien : il faut le faire circuler pour être vraiment riche. Les Médicis n'obtinrent la souveraineté de Florence que parce que le grand Cosme, père de la patrie, simple marchand, fut habile et libéral. Tout avare est un petit génie, et je crois que le cardinal de Retz a raison quand il dit que dans les grandes affaires il ne faut jamais regarder à l'argent. Que le souverain se<128> mette donc en état d'en acquérir beaucoup, en favorisant le commerce et les manufactures de ses sujets, afin qu'il puisse en dépenser beaucoup à propos : il sera aimé et estimé.
Machiavel dit que la libéralité le rendra méprisable : voilà ce que pourrait dire un usurier; mais est-ce ainsi que doit parler un homme qui se mêle de donner des leçons aux princes?
<129>CHAPITRE XVII.
Le dépôt le plus précieux qui soit confié entre les mains des princes, c'est la vie de leurs sujets. Leur charge leur donne le pouvoir de condamner à mort ou de pardonner aux coupables; ils sont les arbitres suprêmes de la justice.
Les bons princes regardent ce pouvoir tant vanté sur la vie de leurs sujets comme le poids le plus pesant de leur couronne. Ils savent qu'ils sont hommes comme ceux sur lesquels ils doivent juger; ils savent que des torts, des injustices, des injures peuvent se réparer dans ce monde, mais qu'un arrêt de mort précipité est un mal irréparable : ils ne se portent à la sévérité que pour éviter une rigueur plus lâcheuse qu'ils prévoient s'ils se conduisent autrement : ils ne prennent de ces tristes résolutions que dans des cas désespérés et pareils à ceux où un homme se sentant un membre gangrené, malgré la tendresse qu'il a pour lui-même, se résoudrait à le laisser retrancher, pour garantir et pour sauver du moins par cette opération douloureuse le reste du corps.
Machiavel traite de bagatelles des choses aussi graves, aussi sérieuses, aussi importantes. Chez lui, la vie des hommes n'est comptée pour rien; l'intérêt, ce seul dieu qu'il adore, est compté pour tout;<130> il préfère la cruauté à la clémence, et il conseille à ceux qui sont nouvellement élevés à la souveraineté de mépriser plus que les autres la réputation d'être cruels.
Ce sont des bourreaux qui placent les héros de Machiavel sur le trône, et qui les y maintiennent. César Borgia est le refuge de ce politique lorsqu'il cherche des exemples de cruauté.
Machiavel cite encore quelques vers que Virgile met dans la bouche de Didon; mais cette citation est entièrement déplacée, car Virgile fait parler Didon comme quelqu'un fait parler Jocaste dans la tragédie d'Œdipe. Le poëte fait tenir à ces personnages un langage qui convient à leur caractère. Ce n'est donc point l'autorité de Didon, ce n'est donc point l'autorité de Jocaste qu'on doit emprunter dans un traité de politique; il faut l'exemple des grands hommes et d'hommes vertueux.
Le politique recommande surtout la rigueur envers les troupes; il oppose l'indulgence de Scipion à la sévérité d'Annibal, il préfère le Carthaginois au Romain, et conclut tout de suite que la rigueur est le mobile de l'ordre et de la discipline, et par conséquent du triomphe d'une armée. Machiavel n'en agit pas de bonne foi en cette occasion, car il choisit Scipion, le plus mou de tous les généraux quant à la discipline, pour l'opposer à Annibal et pour favoriser la sévérité.
J'avoue que l'ordre d'une armée ne peut subsister sans sévérité; car, comment contenir dans leur devoir des libertins, des débauchés, des scélérats, des poltrons, des téméraires, des animaux grossiers et mécaniques, si la peur des châtiments ne les arrête en partie?
Tout ce que je demande sur ce sujet à Machiavel, c'est de la modération. Qu'il sache donc que, si la clémence d'un honnête homme le porte à la bonté, la sagesse aussi ne le porte pas moins à la rigueur. Mais il en est de sa rigueur comme de celle d'un habile pilote : on<131> ne lui voit couper les mâts ni les cordages de son vaisseau que lorsqu'il y est forcé par le danger éminent où l'expose l'orage et la tempête.
Il y a des occasions où il faut être sévère, mais jamais cruel. J'aimerais mieux, un jour de bataille, être aimé que craint de mes soldats.
J'en viens à présent à son argument le plus captieux. Il dit qu'un prince trouve mieux son compte en se faisant craindre qu'en se faisant aimer, puisque la plupart du monde est porté à l'ingratitude, au changement, à la dissimulation, à la lâcheté et à l'avarice; que l'amour est un lien d'obligation que la malice et la bassesse du genre humain ont rendu très-fragile, au lieu que la crainte du châtiment assure bien plus fort du devoir des gens; que les hommes sont maîtres de leur bienveillance, mais qu'ils ne le sont pas de leur crainte; ainsi, qu'un prince prudent dépendra plutôt de lui que des autres.
Je ne nie point qu'il n'y ait des hommes ingrats et dissimulés dans le monde; je ne nie point que la sévérité ne soit, dans quelques moments, très-utile : mais j'avance que tout roi dont la politique n'aura pour but que de se faire craindre régnera sur des lâches et sur des esclaves; qu'il ne pourra point s'attendre à de grandes actions de ses sujets, car tout ce qui s'est fait par crainte et par timidité en a toujours porté le caractère. Je dis qu'un prince qui aura le don de se faire aimer régnera sur les cœurs, puisque ses sujets trouvent leur propre intérêt à l'avoir pour maître, et qu'il y a un grand nombre d'exemples, dans l'histoire, de grandes et belles actions qui se sont faites par amour et par attachement. Je dis encore que la mode des séditions et des révolutions paraît être entièrement finie de nos jours. On ne voit aucun royaume, excepté l'Angleterre, où le Roi ait le moindre sujet d'appréhender de ses peuples; encore le Roi, en Angleterre, n'a rien à craindre, si ce n'est lui qui soulève la tempête.
<132>Je conclus donc qu'un prince cruel s'expose plutôt à être trahi qu'un prince débonnaire, puisque la cruauté est insupportable, et qu'on est bientôt las de craindre, et, après tout, parce que la bonté est toujours aimable, et qu'on ne se lasse point de l'aimer.
Il serait donc à souhaiter, pour le bonheur du monde, que les princes fussent bons sans être trop indulgents, afin que la bonté fût en eux toujours une vertu, et jamais une faiblesse.
<133>CHAPITRE XVIII.
Le précepteur des tyrans ose assurer que les princes peuvent abuser le monde par leur dissimulation : c'est par où je dois commencer à le confondre.
On sait jusqu'à quel point le public est curieux; c'est un animal qui voit tout, qui entend tout, et qui divulgue tout ce qu'il a vu et ce qu'il a entendu. Si la curiosité de ce public examine la conduite des particuliers, c'est pour divertir son oisiveté; mais lorsqu'il juge du caractère des princes, c'est pour son propre intérêt. Aussi les princes sont-ils exposés plus que tous les autres hommes aux raisonnements et aux jugements du monde; ils sont comme les astres, contre lesquels un peuple d'astronomes a braqué ses secteurs à lunettes et ses astrolabes; les courtisans qui les observent font chaque jour leurs remarques; un geste, un coup d'œil, un regard les trahit,133-a et les peuples se rapprochent d'eux par des conjectures; en un mot, aussi peu que le soleil peut couvrir ses taches, aussi peu les grands princes peuvent-ils cacher leurs vices et le fond de leur caractère aux yeux de tant d'observateurs.
Quand même le masque de la dissimulation couvrirait pour un temps la difformité naturelle d'un prince, il ne se pourrait pourtant<134> point qu'il gardât ce masque continuellement, et qu'il ne le levât quelquefois, ne fût-ce que pour respirer; et une occasion seule peut suffire pour contenter les curieux.
L'artifice donc, et la dissimulation, habiteront en vain sur les lèvres de ce prince; la ruse dans ses discours et dans ses actions lui sera inutile. On ne juge pas les hommes sur leur parole, ce serait le moyen de se tromper toujours; mais on compare leurs actions ensemble, et puis leurs actions et leurs discours : c'est contre cet examen réitéré que la fausseté et la dissimulation ne pourront jamais rien.
On ne joue bien que son propre personnage; il faut avoir effectivement le caractère que l'on veut que le monde vous suppose; sans quoi celui qui pense abuser le public est lui-même la dupe.
Sixte-Quint, Philippe II, Cromwell, passèrent dans le monde pour des hommes hypocrites et entreprenants, mais jamais pour vertueux. Un prince, quelque habile qu'il soit, ne peut, quand même il suivrait toutes les maximes de Machiavel, donner le caractère de la vertu qu'il n'a pas aux crimes qui lui sont propres.
Machiavel ne raisonne pas mieux sur les raisons qui doivent porter les princes à la fourbe et à l'hypocrisie : l'application ingénieuse et fausse de la fable du centaure ne conclut rien; car, que ce centaure ait eu moitié figure humaine et moitié celle d'un cheval, s'ensuit-il que les princes doivent être rusés et féroces? Il faut avoir bien envie de dogmatiser le crime, lorsqu'on emploie des arguments aussi faibles, et qu'on les cherche d'aussi loin.
Mais voici un raisonnement plus faux que tout ce que nous avons vu. Le politique dit qu'un prince doit avoir les qualités du lion et du renard; du lion pour se défaire des loups, du renard pour être rusé; et il conclut : « Ce qui fait voir qu'un prince n'est pas obligé de garder sa parole. » Voilà une conclusion sans prémisses : le docteur du crime n'a-t-il pas honte de bégayer ainsi ses leçons d'impiété?
<135>Si l'on voulait prêter la probité et le bon sens aux pensées embrouillées de Machiavel, voici à peu près comme on pourrait les tourner. Le inonde est comme une partie de jeu où il se trouve des joueurs honnêtes, mais aussi des fourbes qui trichent; pour qu'un prince, donc, qui doit jouer à cette partie, n'y soit pas trompé, il faut qu'il sache de quelle manière l'on triche au jeu, non pas pour qu'il pratique jamais de pareilles leçons, mais pour qu'il ne soit pas la dupe des autres.
Retournons aux chutes de notre politique. « Parce que tous les hommes, dit-il, sont des scélérats, et qu'ils vous manquent à tous moments de parole, vous n'êtes point obligé non plus de leur garder la vôtre. » Voici premièrement une contradiction; car l'auteur dit, un moment après, que les hommes dissimulés trouveront toujours des hommes assez simples pour les abuser. Comment cela s'accorde-t-il? Tous les hommes sont des scélérats, et vous trouverez des hommes assez simples pour les abuser!
Il est encore très-faux que le monde ne soit composé que de scélérats. Il faut être bien misanthrope pour ne point voir que dans toute société il y a beaucoup d'honnêtes gens, et que le grand nombre n'est ni bon ni mauvais. Mais si Machiavel n'avait pas supposé le monde scélérat, sur quoi aurait-il fondé son abominable maxime? Quand même nous supposerions les hommes aussi méchants que le veut Machiavel, il ne s'ensuivrait pourtant point que nous dussions les imiter. Que Cartouche vole, pille, assassine, j'en conclus que Cartouche est un malheureux qu'on doit punir, et non pas que je dois régler ma conduite sur la sienne. S'il n'y avait plus d'honneur et de vertu dans le monde, disait Charles le Sage, ce serait chez les princes qu'on en devrait retrouver les traces.135-a
<136>Après que l'auteur a prouvé la nécessité du crime, il veut encourager ses disciples par la facilité de le commettre. « Ceux qui entendent bien l'art de dissimuler, dit-il, trouveront toujours des hommes assez simples pour être dupés : » ce qui se réduit à ceci : votre voisin est un sot, et vous avez de l'esprit; donc il faut que vous le dupiez, parce qu'il est un sot. Ce sont des syllogismes pour lesquels des écoliers de Machiavel ont été pendus et roués en Grève.
Le politique, non content d'avoir démontré, selon sa façon de raisonner, la facilité du crime, relève ensuite le bonheur de la perfidie; mais ce qu'il y a de fâcheux, c'est que ce César Borgia, le plus grand scélérat, le plus perfide des hommes, que ce César Borgia, le héros de Machiavel, a été effectivement très-malheureux. Machiavel se garde bien de parler de lui à cette occasion. Il lui fallait des exemples; mais d'où les aurait-il pris, que du registre des procès criminels, ou de l'histoire des mauvais papes et des Nérons? Il assure qu'Alexandre VI, l'homme le plus faux, le plus impie de son temps, réussit toujours dans ses fourberies, puisqu'il connaissait parfaitement la faiblesse des hommes sur la crédulité.
J'ose assurer que ce n'était pas tant la crédulité des hommes que de certains événements et de certaines circonstances qui firent réussir quelquefois les desseins de ce pape; surtout, le contraste de l'ambition française et espagnole, la désunion et la haine des familles d'Italie, les passions et la faiblesse de Louis XII n'y contribuèrent pas moins.
La fourberie est même un défaut en style de politique, lorsqu'on la pousse trop loin. Je cite l'autorité d'un grand politique : c'est don Louis de Haro, qui disait du cardinal Mazarin qu'il avait un grand défaut en politique, c'est qu'il était toujours fourbe. Ce même Mazarin voulant employer M. de Fabert à une négociation scabreuse, le maréchal de Fabert lui dit : « Souffrez, monseigneur, que<137> je refuse de tromper le duc de Savoie, d'autant plus qu'il n'y va que d'une bagatelle; on sait dans le monde que je suis honnête homme; réservez donc ma probité pour une occasion où il s'agira du salut de la France. »
Je ne parle point, dans ce moment, de l'honnêteté ni de la vertu; mais, ne considérant simplement que l'intérêt des princes, je dis que c'est une très-mauvaise politique de leur part d'être fourbes et de duper le monde : ils ne dupent qu'une fois, ce qui leur fait perdre la confiance de tous les princes.
Une certaine puissance,137-a en dernier lieu, déclara dans un manifeste les raisons de sa conduite, et agit ensuite d'une manière directement opposée. J'avoue que des traits aussi frappants que ceux-là aliènent entièrement la confiance; car, plus la contradiction se suit de près, et plus elle est grossière. L'Église romaine, pour éviter une contradiction pareille, a très-sagement fixé à ceux qu'elle place au nombre des saints le noviciat de cent années après leur mort; moyennant quoi la mémoire de leurs défauts et de leurs extravagances périt avec eux; les témoins de leur vie, et ceux qui pourraient déposer contre eux, ne subsistant plus, rien ne s'oppose à l'idée de sainteté qu'on veut donner au public.
Mais qu'on me pardonne cette digression. J'avoue, d'ailleurs, qu'il y a des nécessités fâcheuses où un prince ne saurait s'empêcher de rompre ses traités et ses alliances; mais il doit s'en séparer en honnête homme, en avertissant ses alliés à temps, et surtout n'en venir jamais à ces extrémités sans que le salut de ses peuples et une très-grande nécessité l'y oblige.
Je finirai ce chapitre par une seule réflexion. Qu'on remarque la fécondité dont les vices se propagent entre les mains de Machiavel.<138> Il veut qu'un roi incrédule couronne son incrédulité de l'hypocrisie; il pense que les peuples seront plus touchés de la dévotion d'un prince que révoltés des mauvais traitements qu'ils souffriront de lui. Il y a des personnes qui sont de son sentiment; pour moi, il me semble qu'on a toujours de l'indulgence pour des erreurs de spéculation, lorsqu'elles n'entraînent point la corruption du cœur à leur suite, et que le peuple aimera plus un prince incrédule, mais honnête homme et qui fait leur bonheur, qu'un orthodoxe scélérat et malfaisant. Ce ne sont pas les pensées des princes, ce sont leurs actions qui rendent les hommes heureux.
<139>CHAPITRE XIX.
La rage des systèmes n'a pas été la folie privilégiée des philosophes, elle l'est aussi devenue des politiques. Machiavel en est infecté plus que personne : il veut prouver qu'un prince doit être méchant et fourbe; ce sont là les paroles sacramentales de sa religion. Machiavel a toute la méchanceté des monstres que terrassa Hercule, mais il n'en a pas la force; aussi ne faut-il pas avoir la massue d'Hercule pour l'abattre; car, qu'y a-t-il de plus simple, de plus naturel, et de plus convenable aux princes que la justice et la bonté? Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de s'épuiser en arguments pour le prouver. Le politique doit donc perdre nécessairement en soutenant le contraire. Car, s'il soutient qu'un prince affermi sur le trône doit être cruel, fourbe, traître, etc., il le fera méchant à pure perte; et s'il veut revêtir de tous ces vices un prince qui s'élève sur le trône, pour affermir son usurpation, l'auteur lui donne des conseils qui soulèveront tous les souverains et toutes les républiques contre lui. Car, comment un particulier peut-il s'élever à la souveraineté, si ce n'est en dépossédant un prince souverain de ses États, ou en usurpant l'autorité d'une république? Ce n'est pas assurément ainsi que l'entendent les princes de l'Europe. Si Machiavel avait composé un recueil de fourberies à l'usage des voleurs, il n'aurait pas fait un ouvrage plus blâmable que celui-ci.
<140>Je dois cependant rendre compte de quelques faux raisonnements qui se trouvent dans ce chapitre. Machiavel prétend que ce qui rend un prince odieux, c'est lorsqu'il s'empare injustement du bien de ses sujets, et qu'il attente à la pudicité de leurs femmes. Il est sûr qu'un prince intéressé, injuste, violent et cruel ne pourra point manquer d'être haï et de se rendre odieux à ses peuples; mais il n'en est pas toutefois de même de la galanterie. Jules César, que l'on appelait à Rome le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris, Louis XIV, qui aimait beaucoup les femmes, Auguste Ier, roi de Pologne, qui les avait en commun avec ses sujets, ces princes ne furent point haïs à cause de leurs amours; et si César fut assassiné, si la liberté romaine enfonça tant de poignards dans son flanc, ce fut parce que César était un usurpateur, et non pas à cause que César était galant.
On m'objectera peut-être l'expulsion des rois de Rome au sujet de l'attentat commis contre la pudicité de Lucrèce, pour soutenir le sentiment de Machiavel; mais je réponds que, non pas l'amour du jeune Tarquin pour Lucrèce, mais la manière violente de faire cet amour donna lieu au soulèvement de Rome; et que, comme cette violence réveillait dans la mémoire du peuple l'idée d'autres violences commises par les Tarquins, ils songèrent alors sérieusement à s'en venger, si pourtant l'aventure de Lucrèce n'est pas un roman.
Je ne dis point ceci pour excuser la galanterie des princes, elle peut être moralement mauvaise; je ne me suis ici attaché à autre chose qu'à montrer qu'elle ne rendait point odieux les souverains. On regarde l'amour, dans les bons princes, comme une faiblesse pardonnable, pourvu qu'elle ne soit point accompagnée d'injustices. On peut faire l'amour comme Louis XIV, comme Charles II, roi d'Angleterre, comme le roi Auguste; mais il ne faut imiter ni Néron ni David.
Voici, ce me semble, une contradiction en forme. Le politique veut, « Qu'un prince se fasse aimer de ses sujets, pour éviter les con<141>spirations; » et dans le chapitre dix-sept il dit, « Qu'un prince doit songer principalement à se faire craindre, puisqu'il peut compter sur une chose qui dépend de lui, et qu'il n'en est pas de même de l'amour des peuples. » Lequel des deux est le véritable sentiment de l'auteur? Il parle le langage des oracles, on peut l'interpréter comme on le veut; mais ce langage des oracles, soit dit en passant, est celui des fourbes.
Je dois dire, en général, à cette occasion, que les conjurations et les assassinats ne se commettent plus guère dans le monde; les princes sont en sûreté de ce côté-là, ces crimes sont usés, ils sont sortis de mode, et les raisons qu'en allègue Machiavel sont très-bonnes; il n'y a tout au plus que le fanatisme de quelques ecclésiastiques qui puisse leur faire commettre un crime aussi épouvantable, par pur fanatisme. Parmi les bonnes choses que Machiavel dit à l'occasion des conspirations, il y en a une très-bonne, mais qui devient mauvaise dans sa bouche; la voici. « Un conjurateur, dit-il, est troublé par l'appréhension des châtiments qui le menacent, et les rois sont soutenus par la majesté de l'empire et par l'autorité des lois. » Il me semble que l'auteur politique n'a pas bonne grâce à parler des lois, lui qui n'insinue que l'intérêt, la cruauté, le despotisme et l'usurpation. Machiavel fait comme les protestants : ils se servent des arguments des incrédules pour combattre la transsubstantiation des catholiques, et ils se servent des mêmes arguments dont les catholiques soutiennent la transsubstantiation, pour combattre les incrédules.
Machiavel conseille donc aux princes de se faire aimer, de se ménager, pour cette raison, et de gagner également la bienveillance des grands et des peuples; il a raison de leur conseiller de se décharger sur d'autres de ce qui pourrait leur attirer la haine d'un de ces deux états, et d'établir, pour cet effet, des magistrats juges entre le peuple et les grands. Il allègue le gouvernement de France pour modèle. Cet ami outré du despotisme et de l'usurpation d'autorité approuve<142> la puissance que les parlements de France avaient autrefois. Il me semble, à moi, que, s'il y a un gouvernement dont on pourrait de nos jours proposer pour modèle la sagesse, c'est celui d'Angleterre : là, le parlement est l'arbitre du peuple et du Roi, et le Roi a tout le pouvoir de faire du bien, mais il n'en a point pour faire le mal.
Machiavel entre ensuite dans une grande discussion sur la vie des empereurs romains, depuis Marc-Aurèle jusqu'aux deux Gordiens. Il attribue la cause de ces changements fréquents à la vénalité de l'empire; mais ce n'en est pas la seule cause. Caligula, Claude, Néron, Galba, Othon, Vitellius, firent une fin funeste, sans avoir acheté Rome comme Didius Julianus. La vénalité fut enfin une raison de plus pour assassiner les empereurs; mais le fond véritable de ces révolutions était la forme du gouvernement. Les gardes prétoriennes devinrent ce qu'ont été, depuis, les mameluks en Égypte, les janissaires en Turquie, les strélitz en Moscovie. Constantin cassa les gardes prétoriennes habilement; mais enfin les malheurs de l'empire exposèrent encore ses maîtres à l'assassinat et à l'empoisonnement. Je remarquerai seulement que les mauvais empereurs périrent de morts violentes; mais un Théodose mourut dans son lit, et Justinien vécut heureux quatre-vingt-quatre ans. Voilà sur quoi j'insiste. Il n'y a presque point de méchants princes heureux, et Auguste ne fut paisible que quand il devint vertueux. Le tyran Commode, successeur du divin Marc-Aurèle, fut mis à mort malgré le respect qu'on avait pour son père. Caracalla ne put se soutenir, à cause de sa cruauté. Alexandre Sévère fut tué par la trahison de ce Maximin de Thrace qui passe pour un géant, et Maximin, ayant soulevé tout le monde par ses barbaries, fut assassiné à son tour. Machiavel prétend que celui-là périt par le mépris qu'on faisait de sa basse naissance; Machiavel a grand tort : un homme élevé à l'empire par son courage n'a plus de parents; on songe à son pouvoir, et non à son extraction. Pupien était fils d'un maréchal de village; Probus, d'un jardinier;<143> Dioclétien, d'un esclave; Valentinien, d'un cordier : ils furent tous respectés. Le Sforce qui conquit Milan était un paysan; Cromwell, qui assujettit l'Angleterre et fit trembler l'Europe, était fils d'un marchand; le grand Mahomet, fondateur de la religion la plus florissante de l'univers, était un garçon marchand; Samon, premier roi d'Esclavonie, était un marchand français; le fameux Piaste, dont le nom est encore révéré en Pologne, fut élu roi ayant encore aux pieds ses sabots, et il vécut respecté longues années. Que de généraux d'armée, que de ministres et de chanceliers roturiers! L'Europe en est pleine, et n'en est que plus heureuse, car ces places sont données au mérite. Je ne dis pas cela pour mépriser le sang des Witikind, des Charlemagne et des Ottoman;143-a je dois, au contraire, par plus d'une raison, aimer le sang des héros; mais j'aime encore plus le mérite.143-b
On ne doit pas ici oublier que Machiavel se trompe beaucoup lorsqu'il croit que du temps de Sévère il suffisait de ménager les soldats pour se soutenir; l'histoire des empereurs le contredit. Plus on ménageait les prétoriens indisciplinables, plus ils sentaient leur force; et il était également dangereux de les flatter, et de les vouloir réprimer. Les troupes, aujourd'hui, ne sont pas à craindre, parce qu'elles sont toutes divisées en petits corps qui veillent les uns sur les autres, parce que les rois nomment à tous les emplois, et que la force des lois est plus établie. Les empereurs turcs ne sont si exposés au cordeau que parce qu'ils n'ont pas su encore se servir de cette politique. Les Turcs sont esclaves du sultan, et le sultan est esclave des janissaires. Dans l'Europe chrétienne, il faut qu'un prince traite également bien tous les ordres de ceux à qui il commande, sans faire de différences qui causent des jalousies funestes à ses intérêts.
Le modèle de Sévère, proposé par Machiavel à ceux qui s'élèveront à l'empire, est donc tout aussi mauvais que celui de Marc-Aurèle<144> leur peut être avantageux. Mais comment peut-on proposer ensemble Sévère, César Borgia et Marc-Aurèle pour modèles? C'est vouloir réunir la sagesse et la vertu la plus pure avec la plus affreuse scélératesse.
Je ne puis finir sans insister encore que César Borgia, avec sa cruauté si habile, fit une fin très-malheureuse, et que Marc-Aurèle ce philosophe couronné, toujours bon, toujours vertueux, n'éprouva jusqu'à sa mort aucun revers de fortune.
<145>CHAPITRE XX.
Le paganisme représentait Janus avec deux visages, ce qui signifiait la connaissance parfaite qu'il avait du passé et de l'avenir. L'image de ce dieu, prise en un sens allégorique, peut très-bien s'appliquer aux princes. Ils doivent, comme Janus, voir derrière eux dans l'histoire de tous ces siècles qui se sont écoulés, et qui leur fournissent des leçons salutaires de conduite et de devoir; ils doivent, comme Janus, voir en avant par leur pénétration et par cet esprit de force et de jugement qui combine tous les rapports, et qui lit dans les conjonctures présentes celles qui doivent les suivre.
Machiavel propose cinq questions aux princes, tant à ceux qui auront fait de nouvelles conquêtes qu'à ceux dont la politique ne demande qu'à s'affermir dans leurs possessions. Voyons ce que la prudence pourra conseiller de meilleur, en combinant le passé avec le futur, et en se déterminant toujours par la raison et la justice.
Voici la première question : si un prince doit désarmer des peuples conquis, ou non.
Il faut toujours songer combien la manière de faire la guerre a changé depuis Machiavel. Ce sont toujours des armées disciplinées, plus ou moins fortes, qui défendent leur pays; on mépriserait beaucoup une troupe de paysans armés. Si quelquefois dans des siéges la bourgeoisie prend les armes, les assiégeants ne le souffrent pas, et,<146> pour les en empêcher, on les menace du bombardement et des boulets rouges. 11 paraît, d'ailleurs, qu'il est de la prudence de désarmer pour les premiers temps, les bourgeois d'une ville prise, principalement si l'on a quelque chose à craindre de leur part. Les Romains qui avaient conquis la Grande-Bretagne, et qui ne pouvaient la retenir en paix, à cause de l'humeur turbulente et belliqueuse de ces peuples, prirent le parti de les efféminer, afin de modérer en eux cet instinct belliqueux et farouche; ce qui réussit comme on le désirait à Rome. Les Corses sont une poignée d'hommes aussi braves et aussi délibérés que ces Anglais; on ne les domptera, je crois, que par la prudence et la bonté. Pour maintenir la souveraineté de cette île, il me paraît d'une nécessité indispensable de désarmer les habitants et d'adoucir leurs mœurs. Je dis, en passant, et à l'occasion des Corses, que l'on peut voir par leur exemple quel courage, quelle vertu donne aux hommes l'amour de la liberté, et qu'il est dangereux et injuste de l'opprimer.
La seconde question roule sur la confiance qu'un prince doit avoir, après s'être rendu maître d'un nouvel État, ou en ceux de ses nouveaux sujets qui lui ont aidé à s'en rendre le maître, ou en ceux qui ont été fidèles à leur prince légitime.
Lorsqu'on prend une ville par intelligence et par la trahison de quelques citoyens, il y aurait beaucoup d'imprudence à se fier aux traîtres, qui probablement vous trahiront; et on doit présumer que ceux qui ont été fidèles à leurs anciens maîtres le seront à leurs nouveaux souverains; car ce sont, d'ordinaire, des esprits sages, des hommes domiciliés, qui ont du bien dans le pays, qui aiment l'ordre, à qui tout changement est nuisible : cependant il ne faut se confier légèrement à personne.
Mais supposons un moment que des peuples opprimés et forcés à secouer le joug de leurs tyrans appelassent un autre prince pour les gouverner. Je crois que le prince doit répondre en tout à la confiance<147> qu'on lui témoigne, et que s'il en manquait, en cette occasion, envers ceux qui lui ont confié ce qu'ils avaient de plus précieux, ce serait le trait le plus indigne d'une ingratitude qui ne manquerait pas de flétrir sa mémoire. Guillaume, prince d'Orange, conserva jusqu'à la fin de sa vie son amitié et sa confiance à ceux qui lui avaient mis entre les mains les rênes du gouvernement d'Angleterre; et ceux qui lui étaient opposés abandonnèrent leur patrie, et suivirent le roi Jacques.
Dans les royaumes électifs, où la plupart des élections se font par brigues, et où le trône est vénal, quoi qu'on en dise, je crois que le nouveau souverain trouvera la facilité, après son élévation, d'acheter ceux qui lui ont été opposés, comme il s'est rendu favorables ceux qui l'ont élu. La Pologne nous en fournit des exemples : on y trafique si grossièrement du trône, qu'il semble que cet achat se fasse aux marchés publics. La libéralité d'un roi de Pologne écarte de son chemin toute opposition; il est le maître de gagner les grandes familles par des palatinats, des starosties et d'autres charges qu'il confère. Mais comme les Polonais ont sur le sujet des bienfaits la mémoire très-courte, il faut revenir souvent à la charge; en un mot, la république de Pologne est comme le tonneau des Danaïdes : le roi le plus généreux répandra vainement ses bienfaits sur eux, il ne les remplira jamais. Cependant, comme un roi de Pologne a beaucoup de grâces à faire, il peut se ménager des ressources fréquentes, en ne faisant ses libéralités que dans les occasions où il a besoin des familles qu'il enrichit.
La troisième question de Machiavel regarde proprement la sûreté d'un prince dans un royaume héréditaire : s'il vaut mieux qu'il entretienne l'union ou la mésintelligence parmi ses sujets.
Cette question pouvait peut-être avoir lieu du temps des ancêtres de Machiavel, à Florence; mais à présent, je ne pense pas qu'aucun politique l'adoptât toute crue et sans la mitiger. Je n'aurais qu'à citer le bel apologue si connu de Ménénius Agrippa, par lequel il réunit le<148> peuple romain. Les républiques, cependant, doivent en quelque façon entretenir de la jalousie entre leurs membres, car, si aucun parti ne veille sur l'autre, la forme du gouvernement se change en monarchie
Il y a des princes qui croient la désunion de leurs ministres nécessaire pour leur intérêt; ils pensent être moins trompés par des hommes qu'une haine mutuelle tient réciproquement en garde. Mais si ces haines produisent cet effet, elles en produisent aussi un fort dangereux; car, au lieu que ces ministres devraient concourir au service du prince, il arrive que, par des vues de se nuire, ils se contrecarrent continuellement, et qu'ils confondent dans leurs querelles particulières l'avantage du prince et le salut des peuples.
Rien ne contribue donc plus à la force d'une monarchie que l'union intime et inséparable de tous ses membres, et ce doit être le but d'un prince sage de l'établir.
Ce que je viens de répondre à la troisième question de Machiavel peut en quelque sorte servir de solution à son quatrième problème; examinons cependant et jugeons en deux mots si un prince doit fomenter des factions contre lui-même, ou s'il doit gagner l'amitié de ses sujets.
C'est forger des monstres pour les combattre que de se faire des ennemis pour les vaincre; il est plus naturel, plus raisonnable, plus humain de se faire des amis. Heureux sont les princes qui connaissent les douceurs de l'amitié!148-a plus heureux sont ceux qui méritent l'amour et l'affection des peuples!
Nous voici à la dernière question de Machiavel, savoir : si un prince doit avoir des forteresses et des citadelles, ou s'il doit les raser.
Je crois avoir dit mon sentiment dans le chapitre dixième pour ce qui regarde les petits princes; venons à présent à ce qui intéresse la conduite des rois.
Dans le temps de Machiavel, le inonde était dans une fermentation<149> générale; l'esprit de sédition et de révolte régnait partout; l'on ne voyait que des factions et des tyrans : les révolutions fréquentes et continuelles obligèrent les princes de bâtir des citadelles sur les hauteurs des villes, pour contenir, par ce moyen, l'esprit inquiet des habitants.
Depuis ce siècle barbare, soit que les hommes se soient lassés de s'entre-détruire, soit plutôt parce que les souverains ont dans leurs États un pouvoir plus despotique, on n'entend plus tant parler de séditions et de révoltes, et l'on dirait que cet esprit d'inquiétude, après avoir assez travaillé, s'est mis à présent dans une assiette tranquille; de sorte que l'on n'a plus besoin de citadelles pour répondre de la fidélité des villes et du pays. Il n'en est pas de même des fortifications pour se garantir des ennemis et pour assurer davantage le repos de l'État.
Les armées et les forteresses sont d'une utilité égale pour les princes; car, s'ils peuvent opposer leurs armées à leurs ennemis, ils peuvent sauver cette armée sous le canon de leurs forteresses, en cas de bataille perdue; et le siége que l'ennemi entreprend de cette forteresse leur donne le temps de se refaire et de ramasser de nouvelles forces, qu'ils peuvent encore, s'ils les amassent à temps, employer pour faire lever le siége à l'ennemi.
Les dernières guerres en Flandre, entre l'Empereur et la France, n'avançaient presque point, à cause de la multitude des places fortes; et des batailles de cent mille hommes, remportées sur cent mille hommes, n'étaient suivies que par la prise d'une ou de deux villes; la campagne d'après, l'adversaire, ayant eu le temps de réparer ses pertes, reparaissait de nouveau, et l'on remettait en dispute ce que l'on avait décidé l'année auparavant. Dans des pays où il y a beaucoup de places fortes, des armées qui couvrent deux milles de terre feront la guerre trente années, et gagneront, si elles sont heureuses, pour prix de vingt batailles dix milles de terrain.
<150>Dans des pays ouverts, le sort d'un combat ou de deux campagnes décide de la fortune du vainqueur, et lui soumet des royaumes entiers. Alexandre, César, Gengis-Kan, Charles XII, devaient leur gloire à ce qu'ils trouvèrent peu de places fortifiées dans les pays qu'ils conquirent; le vainqueur de l'Inde ne fit que deux siéges en ses glorieuses campagnes; l'arbitre de la Pologne n'en fit jamais davantage. Eugène, Villars, Marlborough, Luxembourg, étaient de grands capitaines; mais les forteresses émoussèrent en quelque façon le brillant de leurs succès. Les Français connaissent bien l'utilité des forteresses, car, depuis le Brabant jusqu'au Dauphiné, c'est comme une double chaîne de places fortes; la frontière de la France, du côté de l'Allemagne, est comme une gueule ouverte de lion, qui présente deux rangées de dents menaçantes, qui a l'air de vouloir tout engloutir.
Cela suffit pour faire voir le grand usage des villes fortifiées.
<151>CHAPITRE XXI.
Ce chapitre de Machiavel contient du bon et du mauvais. Je relèverai premièrement les fautes de Machiavel; je confirmerai ce qu'il dit de bon et de louable; et je hasarderai ensuite mon sentiment sur quelques sujets qui appartiennent naturellement à cette matière.
L'auteur propose la conduite de Ferdinand d'Aragon et de Bernard de Milan pour modèle à ceux qui veulent se distinguer par de grandes entreprises et par des actions rares et extraordinaires. Machiavel cherche ce merveilleux dans la hardiesse des entreprises et dans la rapidité de l'exécution. Cela est grand., j'en conviens; mais cela n'est louable qu'à proportion que l'entreprise du conquérant est juste. « Toi qui te vantes d'exterminer les voleurs, disaient les ambassadeurs scythes à Alexandre, tu es toi-même le plus grand voleur de la terre, car tu as pillé et saccagé toutes les nations que tu as vaincues. Si tu es un dieu, tu dois faire le bien des mortels, et non pas leur ravir ce qu'ils ont; si tu es un homme, songe toujours à ce que tu es. » 151-a
Ferdinand d'Aragon ne se contentait pas toujours de faire simplement la guerre, mais il se servait de la religion comme d'un voile pour couvrir ses desseins; il abusait de la foi des serments; il ne parlait que de justice, et ne commettait que des injustices. Machiavel loue en lui tout ce qu'on y blâme.
<152>Machiavel allègue, en second lieu, l'exemple de Bernard de Milan pour insinuer aux princes qu'ils doivent récompenser et punir d'une manière éclatante, afin que toutes leurs actions aient un caractère de grandeur imprimé en elles. Les princes généreux ne manqueront point de réputation, principalement lorsque leur libéralité est une suite de leur grandeur d'âme, et non de leur amour-propre.
La bonté de leurs cœurs peut les rendre plus grands que toutes les autres vertus. Cicéron152-a disait à César : « Vous n'avez rien de plus grand dans votre fortune que le pouvoir de sauver tant de citoyens, ni de plus digne de votre bonté que la volonté de le faire. » Il faudrait donc que les peines qu'un prince inflige fussent toujours au-dessous de l'offense, et que les récompenses qu'il donne fussent toujours au-dessus du service.
Mais voici une contradiction : le docteur de la politique veut, en ce chapitre, que ses princes tiennent leurs alliances, et dans le dix-huitième chapitre il les dégageait formellement de leur parole. Il fait comme ces diseurs de bonne aventure qui disent blanc aux uns et noir aux autres.
Si Machiavel raisonne mal sur tout ce que nous venons de dire, il parle bien sur la prudence que les princes doivent avoir de ne se point engager légèrement avec d'autres princes plus puissants qu'eux, qui, au lieu de les secourir, pourraient les abîmer.
C'est ce que savait un grand prince d'Allemagne, également estimé de ses amis et de ses ennemis. Les Suédois entrèrent dans ses États lorsqu'il en était éloigné avec toutes ses troupes pour secourir l'Empereur au Bas-Rhin, dans la guerre qu'il soutenait contre la France. Les ministres de ce prince lui conseillaient, à la nouvelle de cette irruption soudaine, d'appeler le czar de Russie à son secours. Mais ce prince, plus pénétrant qu'eux, leur répondit que les Moscovites étaient comme des ours qu'il ne fallait point déchaîner, de crainte de ne<153> pouvoir remettre leurs chaînes;153-a il prit généreusement sur lui les soins de la vengeance, et il n'eut pas lieu de s'en repentir.
Si je vivais dans le siècle futur, j'allongerais sûrement cet article par quelques réflexions qui pourraient y convenir; mais ce n'est pas à moi à juger de la conduite des princes modernes, et dans le monde il faut savoir parler et se taire à propos.
La matière de la neutralité est aussi bien traitée par Machiavel que celle des engagements des princes. L'expérience a démontré depuis longtemps qu'un prince neutre expose son pays aux injures des deux parties belligérantes, que ses États deviennent le théâtre de la guerre, et qu'il perd toujours par la neutralité, sans que jamais il ait rien de solide à y gagner.
Il y a deux manières par lesquelles un prince peut s'agrandir : l'une est celle de la conquête, lorsqu'un prince guerrier recule par la force de ses armes les limites de sa domination; l'autre est celle du bon gouvernement, lorsqu'un prince laborieux fait fleurir dans ses États tous les arts et toutes les sciences, qui les rendent plus puissants et plus policés.
Tout ce livre n'est rempli que de raisonnements sur cette première manière de s'agrandir : disons quelque chose de la seconde, plus innocente, plus juste et tout aussi utile que la première.
Les arts les plus nécessaires à la vie sont l'agriculture, le commerce et les manufactures; ceux qui font le plus d'honneur à l'esprit hu<154>main sont : la géométrie, la philosophie, l'astronomie, l'éloquence, la poésie, la peinture, la musique, la sculpture, l'architecture, la gravure, et ce qu'on entend sous le nom de beaux-arts.
Comme tous les pays sont très-différents, il y en a où le fort consiste dans l'agriculture, d'autres dans les vendanges, d'autres dans les manufactures, et d'autres dans le commerce; ces arts se trouvent même prospérer ensemble en quelques pays.
Les souverains qui choisiront cette manière douce et aimable de se rendre plus puissants seront obligés d'étudier principalement la constitution de leur pays, afin de savoir lesquels de ces arts seront les plus propres à y réussir, et par conséquent lesquels ils doivent le plus encourager. Les Français et les Espagnols se sont aperçus que le commerce leur manquait, et ils ont médité, par cette raison, sur le moyen de ruiner celui des Anglais. S'ils réussissent, la France augmentera sa puissance plus considérablement que la conquête de vingt villes et d'un millier de villages ne l'aurait pu faire, et l'Angleterre et la Hollande, ces deux plus beaux et plus riches pays du monde, dépériront insensiblement, comme un malade qui meurt de consomption.
Les pays dont les blés et les vignes font les richesses ont deux choses à observer : l'une est de défricher soigneusement toutes les terres, afin de mettre jusqu'au moindre terrain à profit; l'autre est de raffiner sur un plus grand, un plus vaste débit, sur les moyens de transporter ces marchandises à moins de frais, et de pouvoir les vendre à meilleur marché.
Quant aux manufactures de toutes espèces, c'est peut-être ce qu'il y a de plus utile et de plus profitable à un État, puisque, par elles, on suffit aux besoins et au luxe des habitants, et que les voisins sont même obligés de payer tribut à votre industrie; elles empêchent, d'un côté, que l'argent sorte du pays, et elles en font rentrer de l'autre.
Je me suis toujours persuadé que le défaut de manufactures avait<155> causé en partie ces prodigieuses émigrations des pays du Nord, de ces Goths, de ces Vandales qui inondèrent si souvent les pays méridionaux. On ne connaissait d'art, dans ces temps reculés, en Suède, en Danemark, et dans la plus grande partie de l'Allemagne, que l'agriculture ou la chasse; les terres labourables étaient partagées entre un certain nombre de propriétaires qui les cultivaient, et qu'elles pouvaient nourrir.
Mais comme la race humaine a de tout temps été très-féconde dans ces climats froids, il arrivait qu'il y avait deux fois plus d'habitants dans un pays qu'il n'en pouvait subsister par le labourage, et ces cadets de bonne maison s'attroupaient alors; ils étaient d'illustres brigands, par nécessité; ils ravageaient d'autres pays, et en dépossédaient les maîtres. Aussi voit-on, dans l'empire d'Orient et d'Occident, que ces barbares ne demandaient, pour l'ordinaire, que des champs pour cultiver, afin de fournir à leur subsistance. Les pays du Nord ne sont pas moins peuplés qu'ils l'étaient alors; mais comme le luxe a très-sagement multiplié nos besoins, il a donné lieu à des manufactures et à tous ces arts qui font subsister des peuples entiers, qui, autrement, seraient obligés de chercher leur subsistance ailleurs.
Ces manières donc de faire prospérer un État sont comme des talents confiés à la sagesse du souverain, qu'il doit mettre à usure et faire valoir. La marque la plus sûre qu'un pays est sous un gouvernement sage et heureux, c'est lorsque les beaux-arts naissent dans son sein : ce sont des fleurs qui viennent dans un terrain gras et sous un ciel heureux, mais que la sécheresse ou le souffle des aquilons fait mourir.
Rien n'illustre plus un règne que les arts qui fleurissent sous son abri. Le siècle de Périclès est aussi fameux par les grands génies qui vivaient à Athènes que par les batailles que les Athéniens donnèrent alors. Celui d'Auguste est mieux connu par Cicéron, Ovide, Horace, Virgile, etc. que par les proscriptions de ce cruel empereur, qui doit,<156> après tout, une grande partie de sa réputation à la lyre d'Horace Celui de Louis XIV est plus célèbre par les Corneille, les Racine les Molière, les Boileau, les Des Cartes, les Le Brun, les Girardon que par ce passage du Rhin tant exagéré, par les siéges où Louis se trouva en personne, et par la bataille de Turin, que M. de Marsin fit perdre au duc d'Orléans par ordre du cabinet.
Les rois honorent l'humanité lorsqu'ils distinguent et récompensent ceux qui lui font le plus d'honneur, et qu'ils encouragent ces esprits supérieurs qui s'emploient à perfectionner nos connaissances et qui se dévouent au culte de la vérité.
Heureux sont les souverains qui cultivent eux-mêmes ces sciences, qui pensent avec Cicéron, ce consul romain, libérateur de sa patrie et père de l'éloquence : « Les lettres forment la jeunesse, et font les charmes de l'âge avancé. La prospérité en est plus brillante; l'adversite en reçoit des consolations; et dans nos maisons, dans celles des autres, dans les voyages, dans la solitude, en tout temps, en tous lieux, elles font la douceur de notre vie. »156-a
Laurent de Médicis, le plus grand homme de sa nation, était le pacificateur de l'Italie et le restaurateur des sciences; sa probité lui concilia la confiance générale de tous les princes; et Marc-Aurèle, un des plus grands empereurs de Rome, était non moins heureux guerrier que sage philosophe, et joignait la pratique la plus sévère de la morale à la profession qu'il en faisait. Finissons par ces paroles : « Un roi que la justice conduit a l'univers pour son temple, et les gens de bien en sont les prêtres et les sacrificateurs. »
<157>CHAPITRE XXII.
Il y a deux espèces de princes dans le monde : ceux qui voient tout par leurs propres yeux, et gouvernent leurs États par eux-mêmes; et ceux qui se reposent sur la bonne foi de leurs ministres, et qui se laissent gouverner par ceux qui ont pris de l'ascendant sur leur esprit.
Les souverains de la première espèce sont comme l'âme de leurs États : le poids de leur gouvernement repose sur eux seuls, comme le monde sur le dos d'Atlas; ils règlent les affaires intérieures comme les étrangères; ils remplissent à la fois les postes de premier magistrat de la justice, de général des armées, de grand trésorier. Ils ont, à l'exemple de Dieu, qui se sert d'intelligences supérieures à l'homme pour opérer ses volontés, des esprits pénétrants et laborieux pour exécuter leurs desseins et pour remplir en détail ce qu'ils ont projeté en grand; leurs ministres sont proprement des instruments dans les mains d'un sage et habile maître.
Les souverains du second ordre sont comme plongés, par un défaut de génie ou une indolence naturelle, dans une indifférence léthargique. Si l'État, prêt de tomber en défaillance par la faiblesse du souverain, doit être soutenu par la sagesse et la vivacité d'un ministre, le prince alors n'est qu'un fantôme, mais un fantôme nécessaire, car<158> il représente l'État; tout ce qui est à souhaiter, c'est qu'il fasse un choix heureux.
Il n'est pas aussi facile qu'on le pense à un souverain de bien approfondir le caractère de ceux qu'il veut employer dans les affaires; car les particuliers ont autant de facilité à se déguiser devant leurs maîtres que les princes trouvent d'obstacles pour dissimuler leur intérieur aux yeux du public.
Après tout, si Sixte-Quint a pu tromper soixante-dix cardinaux qui devaient le connaître, combien, à plus forte raison, n'est-il pas plus facile à un particulier de surprendre la pénétration du souverain qui a manqué d'occasions pour le démêler!
Un prince d'esprit peut juger sans peine du génie et de la capacité de ceux qui le servent; mais il lui est presque impossible de bien juger de leur désintéressement et de leur fidélité.
On a vu souvent que des hommes paraissent vertueux, faute d'occasions pour se démentir, mais qui ont renoncé à l'honnêteté dès que leur vertu a été mise à l'épreuve. On ne parla point mal à Rome des Tibère, des Néron, des Caligula, avant qu'ils parvinssent au trône; peut-être que leur scélératesse serait restée sans effet, si elle n'avait été mise en œuvre par l'occasion, qui développa le germe de leur méchanceté.
Il se trouve des hommes qui joignent à beaucoup d'esprit, de souplesse et de talents l'âme la plus noire et la plus ingrate; il s'en trouve d'autres qui possèdent toutes les qualités du cœur.
Les princes prudents ont ordinairement donné la préférence à ceux chez qui les qualités du cœur prévalaient, pour les employer dans l'intérieur de leur pays. Ils leur ont préféré, au contraire, ceux qui avaient plus de souplesse, pour s'en servir dans des négociations. Car, puisqu'il ne s'agit que de maintenir l'ordre et la justice dans leurs États, il suffit de l'honnêteté; et s'il faut persuader les voisins et nouer<159> des intrigues, on sent bien que la probité n'y est pas tant requise que l'adresse et l'esprit.
Il me semble qu'un prince ne saurait assez récompenser la fidélité de ceux qui le servent avec zèle; il y a un certain sentiment de justice en nous, qui nous pousse à la reconnaissance, et qu'il faut suivre. Mais, d'ailleurs, les intérêts des grands demandent absolument qu'ils récompensent avec autant de générosité qu'ils punissent avec clémence; car les ministres qui s'aperçoivent que la vertu sera l'instrument de leur fortune n'auront point assurément recours au crime, et ils préféreront naturellement les bienfaits de leur maître aux corruptions étrangères.
La voie de la justice et la sagesse du monde s'accordent donc parfaitement sur ce sujet, et il est aussi imprudent que dur de mettre, faute de récompense et de générosité, l'attachement des ministres à une dangereuse épreuve.
Il se trouve des princes qui donnent dans un autre défaut aussi dangereux : ils changent de ministres avec une légèreté infinie, et ils punissent avec trop de rigueur la moindre irrégularité de leur conduite.
Les ministres qui travaillent immédiatement sous les yeux du prince, lorsqu'ils ont été quelque temps en place, ne sauraient pas tout à fait lui déguiser leurs défauts; plus le prince est pénétrant, et plus facilement il les saisit.
Les souverains qui ne sont pas philosophes s'impatientent bientôt; ils se révoltent contre les faiblesses de ceux qui les servent, ils les disgracient et les perdent.
Les princes qui raisonnent plus profondément connaissent mieux les hommes : ils savent qu'ils sont tous marqués au coin de l'humanité, qu'il n'y a rien de parfait en ce monde, que les grandes qualités sont, pour ainsi dire, mises en équilibre par de grands défauts, et<160> que l'homme de génie doit tirer parti de tout. C'est pourquoi, à moins de prévarication, ils conservent leurs ministres avec leurs bonnes et leurs mauvaises qualités, et ils préfèrent ceux qu'ils ont approfondis aux nouveaux qu'ils pourraient avoir, à peu près comme d'habiles musiciens qui aiment mieux jouer avec des instruments dont ils connaissent le fort et le faible qu'avec de nouveaux dont la bonté leur est inconnue.
<161>CHAPITRE XXIII.
Il n'y a pas un livre de morale, il n'y a pas un livre d'histoire, où la faiblesse des princes sur la flatterie ne soit rudement censurée. On veut que les rois aiment la vérité, on veut que leurs oreilles s'accoutument à l'entendre, et l'on a raison; mais on veut encore, selon la coutume des hommes, des choses un peu contradictoires : on veut que les princes aient assez d'amour-propre pour aimer la gloire, pour faire de grandes actions, et qu'en même temps ils soient assez indifférents pour renoncer de leur gré au salaire de leurs travaux; le même principe doit les pousser à mériter la louange et à la mépriser. C'est prétendre beaucoup de l'humanité; on leur fait bien de l'honneur de supposer qu'ils doivent avoir sur eux-mêmes plus de pouvoir encore que sur les autres.
Contemptus virtutis ex contemptu famae.161-a
Les princes insensibles à leur réputation n'ont été que des indolents ou des voluptueux abandonnés à la mollesse; c'étaient des masses d'une matière vile, qu'aucune vertu n'animait. Des tyrans très-cruels ont aimé, il est vrai, la louange; mais c'était en eux une vanité odieuse, un vice de plus; ils voulaient l'estime, en méritant l'opprobre.
Chez les princes vicieux, la flatterie est un poison mortel qui multiplie les semences de leur corruption; chez les princes de mérite, la<162> flatterie est comme une rouille qui s'attache à leur gloire, et qui en diminue l'éclat. Un homme d'esprit se révolte contre la flatterie grossière; il repousse l'adulateur maladroit. Il est une autre sorte de flatterie : elle est la sophiste des défauts, sa rhétorique les diminue; c'est celle qui fournit des arguments aux passions, qui donne à l'austérité le caractère de la justice, qui fait une ressemblance si parfaite de la libéralité à la profusion, qu'on s'y méprend, qui couvre les débauches du voile de l'amusement et du plaisir; elle amplifie surtout les vices des autres, pour en ériger un trophée à ceux de son héros. La plupart des hommes donnent dans cette flatterie qui justifie leurs goûts, et qui n'est pas tout à fait mensonge; ils ne sauraient avoir de la rigueur pour ceux qui leur disent un bien d'eux-mêmes dont ils sont convaincus. La flatterie qui se fonde sur une base solide est la plus subtile de toutes; il faut avoir le discernement très-fin pour apercevoir la nuance qu'elle ajoute à la vérité. Elle ne fera point accompagner un roi à la tranchée par des poëtes qui doivent être les historiens; elle ne composera point des prologues d'opéra remplis d'hyperboles, des préfaces fades et des épîtres rampantes; elle n'étourdira point un héros du récit ampoulé de ses victoires; mais elle prendra l'air du sentiment, elle se ménagera délicatement des entrées, elle paraîtra franche et naïve. Comment un grand homme, comment un héros, comment un prince spirituel peut-il se fâcher de s'entendre dire une vérité que la vivacité d'un ami semble laisser échapper? Comment Louis XIV, qui sentait que son air seul en imposait aux hommes, et qui se complaisait dans cette supériorité, pouvait-il se fâcher contre un vieil officier qui, en lui parlant, tremblait et bégayait, et qui, en s'arrêtant au milieu de son discours, lui dit : « Au moins, Sire, je ne tremble pas ainsi devant vos ennemis. »
Les princes qui ont été hommes avant de devenir rois, peuvent se ressouvenir de ce qu'ils ont été, et ne s'accoutument pas si facilement aux aliments de la flatterie. Ceux qui ont régné toute leur vie<163> ont toujours été nourris d'encens comme les dieux, et ils mourraient d'inanition, s'ils manquaient de louange.
Il serait donc plus juste, ce me semble, de plaindre les rois que de les condamner; ce sont les flatteurs, et plus queux encore les calomniateurs, qui méritent la condamnation et la haine du public, de même que tous ceux qui sont assez ennemis des princes pour leur déguiser la vérité. Mais que l'on distingue la flatterie de la louange : Trajan était encouragé à la vertu par le panégyrique de Pline; Tibère était confirmé dans le vice par les flatteries des sénateurs.
<164>CHAPITRE XXIV.
La fable de Cadmus, qui sema en terre les dents du serpent qu'il venait de vaincre, et dont naquit un peuple de guerriers qui se détruisirent, est l'emblème de ce qu'étaient les princes italiens du temps de Machiavel. Les perfidies et les trahisons qu'ils commettaient les uns envers les autres ruinèrent leurs affaires. Qu'on lise l'histoire d'Italie de la fin du quatorzième siècle jusqu'au commencement du quinzième : ce ne sont que cruautés, séditions, violences, ligues pour s'entre-détruire, usurpations, assassinats, en un mot, un assemblage énorme de crimes dont l'idée seule inspire de l'horreur.
Si, à l'exemple de Machiavel, on s'avisait de renverser la justice et l'humanité, on bouleverserait tout l'univers; l'inondation de crimes réduirait dans peu ce continent dans une vaste solitude. C'était l'iniquité et la barbarie des princes d'Italie qui leur firent perdre leurs États, ainsi que les faux principes de Machiavel perdront à coup sûr ceux qui auront la folie de les suivre.
Je ne déguise rien : la lâcheté de quelques-uns de ces princes d'Italie peut avoir également avec leur méchanceté concouru à leur perte; la faiblesse des rois de Naples, il est sûr, ruina leurs affaires. Mais qu'on me dise, d'ailleurs, en politique tout ce que l'on voudra,<165> argumentez, faites des systèmes, alléguez des exemples, employez toutes les subtilités, vous serez obligé d'en revenir à la justice malgré vous.
Je demande à Machiavel ce qu'il veut dire par ces paroles : « Si l'on remarque dans un souverain nouvellement élevé sur le trône, ce qui veut dire dans un usurpateur, de la prudence et du mérite, on s'attachera bien plus à lui qu'à ceux qui ne sont redevables de leur grandeur qu'à leur naissance. La raison de cela, c'est qu'on est bien plus touché du présent que du passé; et quand on y trouve de quoi se satisfaire, on ne va pas plus loin. »
Machiavel suppose-t-il que, de deux hommes également valeureux et sages, toute une nation préférera l'usurpateur au prince légitime? ou l'entend-il d'un souverain sans vertus, et d'un ravisseur vaillant et plein de capacité? Il ne se peut point que la première supposition soit celle de l'auteur; elle est opposée aux notions les plus ordinaires du bon sens : ce serait un effet sans cause que la prédilection d'un peuple en faveur d'un homme qui commet une action violente pour se rendre leur maître, et qui, d'ailleurs, n'aurait aucun mérite préférable à celui du souverain légitime.
Ce ne saurait être non plus la seconde supposition; car, quelque qualité qu'on donne à un usurpateur, on m'avouera que l'action violente par laquelle il élève sa puissance est une injustice.
A quoi peut-on s'attendre d'un homme qui débute par le crime, si ce n'est à un gouvernement violent et tyrannique? Il en est de même que d'un homme qui se marierait, et qui éprouverait une infidélité de sa femme le jour même de ses noces : je ne pense pas qu'il augurât bien de la vertu de sa nouvelle épouse pour le reste de sa vie.
Machiavel prononce sa condamnation en ce chapitre. Il dit clairement que, sans l'amour des peuples, sans l'affection des grands, et sans une armée bien disciplinée, il est impossible à un prince de se<166> soutenir sur le trône. La vérité semble le forcer de lui rendre cet hommage, à peu près comme les théologiens l'assurent des anges maudits, qui reconnaissent un Dieu, mais qui le blasphèment.
Voici en quoi consiste la contradiction : pour gagner l'affection des peuples et des grands, il faut avoir un fonds de vertu; il faut que le prince soit humain et bienfaisant, et qu'avec ces qualités du cœur on trouve en lui de la capacité pour s'acquitter des pénibles fonctions de sa charge.
Il en est de cette charge comme de toutes les autres : les hommes, quelque emploi qu'ils exercent, n'obtiennent jamais la confiance, s'ils ne sont justes et éclairés; les plus corrompus souhaitent toujours d'avoir affaire à un homme de bien, de même que les plus incapables de se gouverner s'en rapportent à celui qui passe pour le plus prudent. Quoi! le moindre bourgmestre, le moindre échevin d'une ville aura besoin d'être honnête homme et laborieux, s'il veut réussir, et la royauté serait le seul emploi où le vice serait autorisé! Il faut être tel que je viens de le dire pour gagner les cœurs, et non pas, comme Machiavel l'enseigne dans le cours de cet ouvrage, injuste, cruel, ambitieux, et uniquement occupé du soin de son agrandissement.
C'est ainsi qu'on peut voir démasqué ce politique que son siècle fit passer pour un grand homme, que beaucoup de ministres ont reconnu dangereux, mais qu'ils ont suivi, dont on a fait étudier les abominables maximes aux princes, à qui personne n'avait encore répondu en forme, et que beaucoup de politiques suivent, sans vouloir qu'on les en accuse.
Heureux serait celui qui pourrait détruire entièrement le machiavélisme dans le monde! J'en ai fait voir l'inconséquence; c'est à ceux qui gouvernent la terre à la convaincre par leurs exemples. Ils sont obligés de guérir le public de la fausse idée dans laquelle on se trouve sur la politique, qui ne doit être que le système de la sagesse, mais<167> que l'on soupçonne communément d'être le bréviaire de la fourberie. C'est à eux de bannir les subtilités et la mauvaise foi des traités, et de rendre la vigueur à l'honnêteté et à la candeur, qui, à dire vrai, ne se trouve guère entre les souverains. C'est à eux de montrer qu'ils sont aussi peu envieux des provinces de leurs voisins que jaloux de la conservation de leurs propres États. Le prince qui veut tout posséder est comme un estomac qui se surcharge de viandes sans songer qu'il ne pourra pas les digérer. Le prince qui se borne à bien gouverner est comme un homme qui mange sobrement, et dont l'estomac digère bien.
<168>CHAPITRE XXV.
La question sur la liberté de l'homme est un de ces problèmes qui pousse la raison des philosophes à bout, et qui a souvent tiré des anathèmes de la bouche des théologiens. Les partisans de la liberté disent que si les hommes ne sont pas libres, Dieu agit en eux; que c'est Dieu qui, par leur ministère, commet les meurtres, les vols et tous les crimes; ce qui est manifestement opposé à sa sainteté. En second lieu, que si l'Être suprême est le père des vices et l'auteur des iniquités qui se commettent, on ne pourra plus punir les coupables, et il n'y aura ni crimes ni vertus dans le monde. Or, comme on ne saurait penser à ce dogme affreux sans en apercevoir toutes les contradictions, on ne saurait prendre de meilleur parti qu'en se déclarant pour la liberté de l'homme.
Les partisans de la nécessité absolue disent, au contraire, que Dieu serait pire qu'un ouvrier aveugle et qui travaille dans l'obscurité, si, après avoir créé ce monde, il eût ignoré ce qui devait s'y faire. Un horloger, disent-ils, connaît l'action de la moindre roue d'une montre, puisqu'il sait le mouvement qu'il lui a imprimé, et à quelle destination il l'a faite; et Dieu, cet être infiniment sage, serait le spectateur curieux et impuissant des actions des hommes! Comment ce même Dieu, dont les ouvrages portent tous un caractère d'ordre, et qui sont tous asservis à de certaines lois immuables et constantes,<169> aurait-il laissé jouir l'homme seul de l'indépendance et de la liberté? Ce ne serait plus la Providence qui gouvernerait le monde, mais le caprice des hommes. Puis donc qu'il faut opter entre le Créateur et la créature, lequel des deux est l'automate, il est plus raisonnable de croire que c'est l'être en qui réside la faiblesse que l'être en qui réside la puissance. Ainsi la raison et les passions sont comme des chaînes invisibles par lesquelles la main de la Providence conduit le genre humain pour concourir aux événements que sa sagesse éternelle avait résolus, qui devaient arriver dans le monde, pour que chaque individu remplît sa destinée.
C'est ainsi que pour éviter Charybde on s'approche trop de Scylla, et que les philosophes se poussent mutuellement dans l'abîme de l'absurdité, tandis que les théologiens ferraillent dans l'obscurité, et se damnent dévotement par charité. Ces partis se font la guerre à peu près comme les Carthaginois et les Romains se la faisaient. Lorsqu'on appréhendait de voir les troupes romaines en Afrique, on portait le flambeau de la guerre en Italie; et lorsqu'à Rome on voulut se défaire d'Annibal, que l'on craignait, on envoya Scipion à la tête des légions assiéger Carthage. Les philosophes, les théologiens et la plupart des héros d'arguments ont le génie de la nation française : ils attaquent vigoureusement, mais ils sont perdus s'ils sont réduits à la guerre défensive. C'est ce qui fit dire à un bel esprit que Dieu était le père de toutes les sectes, puisqu'il leur avait donné à toutes des armes égales, de même qu'un bon côté et un revers. Cette question sur la liberté et sur la prédestination des hommes est transportée par Machiavel de la métaphysique dans la politique; c'est cependant un terrain qui lui est tout étranger, et qui ne saurait le nourrir; car, en politique, au lieu de raisonner si nous sommes libres ou si nous ne le sommes point, si la fortune et le hasard peuvent quelque chose ou s'ils ne peuvent rien, il ne faut proprement penser qu'à perfectionner sa pénétration et sa prudence.
<170>La fortune et le hasard sont des mots vides de sens qui, selon toute apparence, doivent leur origine à la profonde ignorance dans laquelle croupissait le monde lorsqu'on donna des noms vagues aux effets dont les causes étaient inconnues.
Ce qu'on appelle vulgairement la fortune de César signifie proprement toutes les conjonctures qui ont favorisé les desseins de cet ambitieux. Ce que l'on entend par l'infortune de Caton, ce sont les malheurs inopinés qui lui arrivèrent, ces contre-temps où les effets suivirent si subitement les causes, que sa prudence ne put ni les prévoir ni les combattre.
Ce qu'on entend par le hasard ne saurait mieux s'expliquer que par le jeu des dés. Le hasard, dit-on, a fait que mes dés ont porté plutôt douze que sept. Pour décomposer ce phénomène physiquement, il faudrait avoir les yeux assez bons pour voir la manière dont on a fait entrer les dés dans le cornet, les mouvements de la main plus ou moins forts, plus ou moins réitérés qui les font tourner, et qui impriment aux dés un mouvement plus vif ou plus lent. Ce sont ces causes qui, prises ensemble, s'appellent le hasard.
Tant que nous ne serons que des hommes, c'est-à-dire, des êtres très-bornés, nous ne serons jamais supérieurs à ce qu'on appelle les coups de la fortune. Nous devons ravir ce que nous pouvons au hasard, dès l'événement; mais notre vie est trop courte pour tout apercevoir, et notre esprit trop étroit pour tout combiner.
Voici des événements qui feront voir clairement qu'il est impossible à la sagesse humaine de tout prévoir. Le premier événement est celui de la surprise de Crémone par le prince Eugène, entreprise concertée avec toute la prudence imaginable, et exécutée avec une valeur infinie. Voici comment ce dessein échoua : le prince s'introduisit dans la ville, vers le matin, par un canal à immondices que lui ouvrit un curé avec lequel il était en intelligence; il se serait infailliblement rendu maître de la place, si deux choses inopinées ne fussent arri<171>vées. Premièrement, un régiment suisse qui devait faire l'exercice le même matin se trouva sous les armes plus tôt qu'il ne devait y être, et lui fit résistance jusqu'à ce que le reste de la garnison s'assemblât. En second lieu, le guide qui devait mener le prince de Vaudemont à une porte de la ville dont ce prince devait s'emparer, manqua le chemin, ce qui fit que ce détachement arriva trop tard.
Le second événement dont j'ai voulu parler est celui de la paix particulière que les Anglais firent avec la France vers la fin de la guerre de la succession d'Espagne. Ni les ministres de l'empereur Joseph, ni les plus grands philosophes, ni les plus habiles politiques n'auraient pu soupçonner qu'une paire de gants changerait le destin de l'Europe; cela arriva cependant au pied de la lettre.
La duchesse de Marlborough exerçait la charge de grande maîtresse de la reine Anne à Londres, tandis que son époux faisait dans les campagnes de Brabant une double moisson de lauriers et de richesses. Cette duchesse soutenait par sa faveur le parti du héros, et le héros soutenait le crédit de son épouse par ses victoires. Le parti des torys, qui leur était opposé, et qui souhaitait la paix, ne pouvait rien, tandis que cette duchesse était toute-puissante auprès de la Reine. Elle perdit cette faveur par une cause assez légère : la Reine avait commandé des gants, et la duchesse en avait commandé en même temps; l'impatience de les avoir lui fit presser la gantière de la servir avant la Reine. Cependant Anne voulut avoir ses gants; une dame171-11 qui était ennemie de mylady Marlborough, informa la Reine de tout ce qui s'était passé, et s'en prévalut avec tant de malignité, que la Reine, dès ce moment, regarda la duchesse comme une favorite dont elle ne pouvait plus supporter l'insolence. La gantière acheva d'aigrir cette princesse par l'histoire des gants, qu'elle lui conta avec toute la noirceur possible. Ce levain, quoique léger, fut suffisant pour mettre toutes les humeurs en fermentation, et pour assaisonner tout ce qui<172> doit accompagner une disgrâce. Les torys, et le maréchal de Tallard à leur tête, se prévalurent de cette affaire, qui devint un coup de partie pour eux. La duchesse de Marlborough fut disgraciée peu de temps après, et avec elle tomba le parti des whigs et celui des alliés de l'Empereur. Tel est le jeu des choses les plus graves du monde : la Providence se rit de la sagesse et des grandeurs humaines; des causes frivoles et quelquefois ridicules changent souvent la fortune des États et des monarchies entières. Dans cette occasion, de petites misères de femmes sauvèrent Louis XIV d'un pas dont sa sagesse, ses forces et sa puissance ne l'auraient peut-être pu tirer, et obligèrent les alliés à faire la paix malgré eux.
Ces sortes d'événements arrivent; mais j'avoue que c'est rarement, et que leur autorité n'est pas suffisante pour décréditer entièrement la prudence et la pénétration; il en est comme des maladies, qui altèrent quelquefois la santé des hommes, mais qui ne les empêchent pas de jouir la plupart du temps des avantages d'un tempérament robuste.
Il faut donc nécessairement que ceux qui doivent gouverner le monde cultivent leur pénétration et leur prudence; mais ce n'est pas tout; car, s'ils veulent captiver la fortune, il faut qu'ils apprennent à plier leur tempérament sous les conjonctures, ce qui est très-difficile.
Je ne parle, en général, que de deux sortes de tempéraments, celui d'une vivacité hardie, et celui d'une lenteur circonspecte; et comme ces causes morales ont une cause physique, il est presque impossible qu'un prince soit si fort maître de lui-même, qu'il prenne toutes les couleurs comme un caméléon. Il y a des siècles qui favorisent la gloire des conquérants et de ces hommes hardis et entreprenants qui semblent nés pour opérer des changements extraordinaires dans l'univers. Des révolutions, des guerres, et principalement je ne sais quels esprits de vertige et de défiance qui brouillent les sou<173>verains, fournissent à un conquérant des occasions de profiter de leurs querelles. Il n'y a pas jusqu'à Fernand Cortez qui, dans la conquête du Mexique, n'ait été favorisé par les guerres civiles des Américains.
Il y a d'autres temps où le monde, moins agité, ne paraît vouloir être régi que par la douceur, où il ne faut que de la prudence et de la circonspection; c'est une espèce de calme heureux dans la politique, qui succède ordinairement après l'orage; c'est alors que les négociations sont plus efficaces que les batailles, et qu'il faut gagner par la plume ce que l'on ne saurait acquérir par l'épée.
Afin qu'un souverain pût profiter de toutes les conjonctures, il faudrait qu'il apprît à se conformer au temps comme un habile pilote.
Si un général d'armée était hardi et circonspect à propos, il serait presque indomptable. Fabius minait Annibal par ses longueurs; ce Romain n'ignorait pas que les Carthaginois manquaient d'argent et de recrues, et que, sans combattre, il suffisait de voir tranquillement fondre cette armée pour la faire périr, pour ainsi dire, d'inanition. La politique d'Annibal était, au contraire, de combattre; sa puissance n'était qu'une force d'accident, dont il fallait tirer avec promptitude tous les avantages possibles, afin de lui donner de la solidité par la terreur qu'impriment les actions brillantes et vives, et par les ressources qu'on tire des conquêtes.
En l'an 1704, si l'électeur de Bavière et le maréchal de Tallard n'étaient point sortis de Bavière pour s'avancer jusqu'à Blenheim et Höchstädt, ils seraient restés les maîtres de toute la Souabe; car l'armée des alliés, ne pouvant subsister en Bavière faute de vivres, aurait été obligée de se retirer vers le Main, et de se séparer. Ce fut donc manque de circonspection, lorsqu'il en était temps, que l'Électeur confia au sort d'une bataille à jamais mémorable et glorieuse pour la nation allemande ce qu'il ne dépendait que de lui de conserver. Cette<174> imprudence fut punie par la défaite totale des Français et des Bavarois, et par la perte de la Bavière et de tout ce pays qui est entre le Haut-Palatinat et le Rhin.
On ne parle point, d'ordinaire, des téméraires qui ont péri; on ne parle que de ceux qui ont été secondés de la fortune. Il en est comme des rêves et des prophéties : entre mille qui ont été fausses et que l'on oublie, on ne se ressouvient que du très-petit nombre qui a été accompli. Le monde devrait juger des événements par leurs causes, et non pas des causes par l'événement
Je conclus donc qu'un peuple risque beaucoup avec un prince hardi; que c'est un danger continuel qui le menace; et que le souverain circonspect, s'il n'est pas propre pour les grands exploits, semble plus né pour le gouvernement. L'un hasarde, mais l'autre conserve.
Pour que les uns et les autres soient grands hommes, il faut qu'ils viennent à propos au monde, sans quoi leurs talents leur sont plus pernicieux que profitables. Tout homme raisonnable, et principalement ceux que le ciel a destinés pour gouverner les autres, devraient se faire un plan de conduite aussi bien raisonné et lié qu'une démonstration géométrique. En suivant en tout un pareil système, ce serait le moyen d'agir conséquemment, et de ne jamais s'écarter de son but; on pourrait ramener par là toutes les conjonctures et tous les événements à l'acheminement de ses desseins; tout concourrait pour exécuter les projets que l'on aurait médités.
Mais qui sont ces princes desquels nous prétendons tant de rares talents? Ce ne seront que des hommes, et il sera vrai de dire que, selon leur nature, il leur est impossible de satisfaire à tant de devoirs; on trouverait plutôt le phénix des poëtes et les unités des métaphysiciens que l'homme de Platon. Il est juste que les peuples se contentent des efforts que font les souverains pour parvenir à la perfection. Les plus accomplis d'entre eux seront ceux qui s'éloigneront plus que les autres du prince de Machiavel. Il est juste que l'on sup<175>porte leurs défauts, lorsqu'ils sont contre-balancés par des qualités de cœur et par de bonnes intentions; il faut nous souvenir sans cesse qu'il n'y a rien de parfait dans le monde, et que l'erreur et la faiblesse sont le partage de tous les hommes. Le pays le plus heureux est celui où une indulgence mutuelle du souverain et des sujets répand sur la société cette douceur sans laquelle la vie est un poids qui devient à charge, et le monde une vallée d'amertumes au lieu d'un théâtre de plaisirs.
<176>CHAPITRE XXVI.
Des différentes sortes de négociations, et des raisons qu'on peut appeler justes de faire la guerre.
Nous avons vu, dans cet ouvrage, la fausseté des raisonnements par lesquels Machiavel a prétendu nous donner le change, en nous présentant des scélérats sous le masque de grands hommes.
J'ai fait mes efforts pour arracher aux crimes le voile de la vertu, dont Machiavel l'avait enveloppé, et pour désabuser le monde de l'erreur où sont bien des personnes sur la politique des princes. J'ai dit aux rois que leur véritable politique consistait à surpasser leurs sujets en vertu, afin qu'ils ne se vissent point obligés de condamner en d'autres ce qu'ils autorisent en leur personne. J'ai dit qu'il ne suffisait point d'actions brillantes pour établir leur réputation, mais qu'il faut des actions qui tendent au bonheur du genre humain.
J'ajouterai à ceci deux considérations : l'une regarde les négociations, et l'autre, les sujets d'entreprendre la guerre qu'on peut avec fondement appeler justes.
Les ministres des princes aux cours étrangères sont des espions privilégiés qui veillent sur la conduite des souverains chez lesquels ils sont envoyés; ils doivent pénétrer leurs desseins, approfondir leurs démarches et prévoir leurs actions, afin d'en informer leurs<177> maîtres à temps. L'objet principal de leur mission est de resserrer les liens d'amitié entre les souverains; mais au lieu d'être les artisans de la paix, ils sont souvent les organes de la guerre. Ils emploient la flatterie, la ruse et la séduction pour arracher les secrets de l'État aux ministres; ils gagnent les faibles par leur adresse, les orgueilleux par leurs paroles, et les intéressés par leurs présents; en un mot, ils font quelquefois tout le mal qu'ils peuvent, car ils peuvent pécher par devoir, et ils sont sûrs de l'impunité.
C'est contre les artifices de ces espions que les princes doivent prendre de justes mesures. Lorsque le sujet de la négociation devient plus important, c'est alors que les princes ont lieu d'examiner à la rigueur la conduite de leurs ministres, afin d'approfondir si quelque pluie de Danaé n'aurait point amolli l'austérité de leur vertu.
Dans ces temps de crise où l'on traite d'alliances, il faut que la prudence des souverains soit plus vigilante encore qu'à l'ordinaire. Il est nécessaire qu'ils dissèquent avec attention la nature des choses qu'ils doivent promettre, pour qu'ils puissent remplir leurs engagements.
Un traité envisagé sous toutes ses faces, déduit avec toutes ses conséquences, est tout autre chose que lorsqu'on se contente de le considérer en gros. Ce qui paraissait un avantage réel ne se trouve, lorsqu'on l'examine de près, qu'un misérable palliatif qui tend à la ruine de l'État. Il faut ajouter à ces précautions le soin de bien éclaircir les termes d'un traité, et le grammairien pointilleux doit toujours précéder le politique habile, afin que cette distinction frauduleuse de la parole et de l'esprit du traité ne puisse point avoir lieu.
En politique, on devrait faire un recueil de toutes les fautes que les princes ont faites par précipitation, pour l'usage de ceux qui veulent faire des traités ou des alliances : le temps qu'il leur faudrait pour le lire leur donnerait celui de faire des réflexions qui ne sauraient que leur être salutaires.
Les négociations ne se font pas toutes par des ministres accrédités;<178> on envoie souvent des personnes sans caractère dans des lieux tiers où ils font des propositions avec d'autant plus de liberté, qu'ils commettent moins la personne de leur maître. Les préliminaires de la dernière paix entre l'Empereur et la France furent conclus de cette manière, à l'insu de l'Empire et des puissances maritimes; cet accommodement se fit chez un comte178-12 dont les terres sont au bord du Rhin.
Victor-Amédée, le prince le plus habile et le plus artificieux de son temps, savait mieux que personne l'art de dissimuler ses desseins. L'Europe fut abusée plus d'une fois par la finesse de ses ruses, entre autres, lorsque le maréchal de Catinat, dans le froc d'un moine et sous prétexte de travailler au salut de cette âme royale, retira ce prince du parti de l'Empereur, et en fit un prosélyte à la France. Cette négociation entre le Roi et le général fut conduite avec tant de dextérité, que l'alliance de la France et de la Savoie qui s'ensuivit parut aux yeux de l'Europe comme un phénomène de politique inopiné et extraordinaire.
Ce n'est point pour justifier la conduite de Victor-Amédée que j'ai proposé son exemple aux rois, il s'en faut de beaucoup; je n'ai prétendu louer en sa conduite que l'habileté et la discrétion, qui, lorsqu'on s'en sert pour une fin honnête, sont des qualités absolument requises dans un souverain.
C'est une règle générale qu'il faut choisir les esprits les plus transcendants pour les employer à des négociations difficiles; qu'il faut non seulement des sujets rusés pour l'intrigue, souples pour s'insinuer, mais qui aient encore le coup d'œil assez fin pour lire sur la physionomie des autres les secrets de leur cœur, afin que rien n'échappe à leur pénétration, et que tout se découvre par la force de leur raisonnement.
Il ne faut point abuser de la ruse et de la finesse; il en est comme<179> des épiceries, dont l'usage trop fréquent dans les ragoûts émousse le goût, et leur fait à la fin perdre ce piquant qu'un palais qui s'y accoutume ne sent à la fin plus.
La probité, au contraire, est pour tous les temps; elle est semblable à ces aliments simples et naturels qui conviennent à tous les tempéraments, et qui rendent le corps robuste sans l'échauffer.
Un prince dont la candeur sera connue se conciliera infailliblement la confiance de l'Europe; il sera heureux sans fourberie, et puissant par sa seule vertu. La paix et le bonheur de l'État sont comme un centre où tous les chemins de la politique doivent se réunir, et ce doit être le but de toutes ses négociations.
La tranquillité de l'Europe se fonde principalement sur le maintien de ce sage équilibre par lequel la force supérieure d'une monarchie est contre-balancée par la puissance réunie de quelques autres souverains. Si cet équilibre venait à manquer, il serait à craindre qu'il n'arrivât une révolution universelle, et qu'une nouvelle monarchie ne s'établît sur les débris des princes que leur désunion rendrait trop faibles.
La politique des princes de l'Europe semble donc exiger d'eux qu'ils ne négligent jamais les alliances et les traités par lesquels ils peuvent égaler les forces d'une puissance ambitieuse; et ils doivent se méfier de ceux qui veulent semer parmi eux la désunion et la zizanie. Qu'on se souvienne de ce consul qui, pour montrer combien l'union était nécessaire, prit un cheval par la queue, et fit d'inutiles efforts pour la lui arracher; mais lorsqu'il la prit crin à crin, en les séparant, il en vint facilement à bout.179-a Cette leçon est aussi propre pour certains souverains de nos jours que pour les légionnaires romains : il n'y a que leur réunion qui puisse les rendre formidables, et maintenir en Europe la paix et la tranquillité.
<180>Le monde serait bien heureux, s'il n'y avait d'autres moyens que celui de la négociation pour maintenir la justice et pour rétablir la paix et la bonne harmonie entre les nations. L'on emploierait les raisons au lieu d'armes, et l'on s'entre-disputerait seulement au lieu de s'entr'égorger. Une fâcheuse nécessité oblige les princes d'avoir recours à une voie beaucoup plus cruelle; il y a des occasions où il faut défendre par les armes la liberté des peuples qu'on veut opprimer par injustice, où il faut obtenir par violence ce que l'iniquité refuse à la douceur, où les souverains doivent commettre la cause de leur nation au sort des batailles. C'est dans un des cas pareils que ce paradoxe devient véritable, qu'une bonne guerre donne et affermit une bonne paix.
C'est le sujet de la guerre qui la rend juste ou injuste. Les passions et l'ambition des princes leur offusquent souvent les yeux, et leur peignent avec des couleurs avantageuses les actions les plus violentes. La guerre est une ressource dans l'extrémité; ainsi il ne faut s'en servir qu'avec précaution et dans des cas désespérés, et bien examiner si l'on y est porté par une illusion d'orgueil ou par une raison solide et indispensable.
Il y a des guerres défensives, et ce sont sans contredit les plus justes.
Il y a des guerres d'intérêt, que les rois sont obligés de faire pour maintenir eux-mêmes les droits qu'on leur conteste; ils plaident, les armes à la main, et les combats décident de la validité de leurs raisons.
Il y a des guerres de précaution, que les princes font sagement d'entreprendre. Elles sont offensives, à la vérité, mais elles n'en sont pas moins justes. Lorsque la grandeur excessive d'une puissance semble prête à se déborder, et menace d'engloutir l'univers, il est de la prudence de lui opposer des digues, et d'arrêter le cours orageux d'un torrent, lors encore qu'on en est le maître. On voit des nuages qui s'assemblent, un orage qui se forme, les éclairs qui<181> l'annoncent; et ce souverain que ce danger menace, ne pouvant tout seul conjurer la tempête, se réunira, s'il est sage, avec tous ceux que le même péril met dans les mêmes intérêts. Si les rois d'Égypte, de Syrie, de Macédoine se fussent ligués contre la puissance romaine, jamais elle n'aurait pu bouleverser ces empires; une alliance sagement concertée et une guerre vivement entreprise aurait fait avorter ces desseins ambitieux dont l'accomplissement enchaîna l'univers.
Il est de la prudence de préférer les moindres maux aux plus grands, ainsi que de choisir le parti le plus sûr à l'exclusion de celui qui est incertain. Il vaut donc mieux qu'un prince s'engage dans une guerre offensive lorsqu'il est le maître d'opter entre la branche d'olive et la branche de laurier, que s'il attendait à des temps désespérés où une déclaration de guerre ne pourrait retarder que de quelques moments son esclavage et sa ruine. C'est une maxime certaine qu'il vaut mieux prévenir que d'être prévenu; les grands hommes s'en sont toujours bien trouvés, en faisant usage de leurs forces avant que leurs ennemis aient pris des arrangements capables de leur lier les mains et de détruire leur pouvoir.
Beaucoup de princes ont été engagés dans les guerres de leurs alliés par des traités en conséquence desquels ils ont été obligés de leur fournir un nombre de troupes auxiliaires. Comme les souverains ne sauraient se passer d'alliances, puisqu'il n'y en a aucun en Europe qui puisse se soutenir par ses propres forces, ils s'engagent à se donner un secours mutuel en cas de besoin; ce qui contribue à leur sûreté, à leur conservation. L'événement décide lequel des alliés retire les fruits de l'alliance, une heureuse occasion favorise une des parties en un temps, une conjoncture favorable seconde l'autre partie contractante dans un temps différent. L'honnêteté et la sagesse du monde exigent donc également la foi des princes, qu'ils observent religieusement la foi des traités, et qu'ils les accomplissent même avec<182> scrupule; d'autant plus que, par les alliances, ils rendent leur protection plus efficace à leurs peuples.
Toutes les guerres donc qui n'auront pour but que de repousser les usurpateurs, de maintenir des droits légitimes, de garantir la liberté de l'univers, et d'éviter les oppressions et les violences des ambitieux, seront conformes à la justice. Les souverains qui en entreprennent de pareilles n'ont point à se reprocher le sang répandu : la nécessité les fait agir; et dans de pareilles circonstances, la guerre est un moindre malheur que la paix.
Ce sujet me conduit naturellement à parler des princes qui, par un négoce inouï dans l'antiquité, trafiquent du sang de leurs peuples; leur cour est comme un encan où leurs troupes sont vendues à ceux qui offrent le plus de subsides.182-a
L'institution du soldat est pour la défense de la patrie; les louer à d'autres, comme on vend des dogues et des taureaux pour le combat, c'est, ce me semble, pervertir à la fois le but du négoce et de la guerre. On dit qu'il n'est pas permis de vendre les choses saintes : eh! qu'y a-t-il de plus sacré que le sang des hommes?
Pour les guerres de religion, si ce sont des guerres civiles, elles sont presque toujours la suite de l'imprudence du souverain, qui a mal à propos favorisé une secte aux dépens d'une autre, qui a trop resserré ou trop étendu l'exercice public de certaines religions, qui surtout a donné du poids à des querelles de parti, lesquelles ne sont que des étincelles passagères quand le souverain ne s'en mêle pas, et qui deviennent des embrasements quand il les fomente.
Maintenir le gouvernement civil avec vigueur et laisser à chacun la liberté de conscience, être toujours roi et ne jamais faire le prêtre, est le sûr moyen de préserver son État des tempêtes que l'esprit dogmatique des théologiens cherche toujours à exciter.
Les guerres étrangères de religion sont le comble de l'injustice et<183> de l'absurdité. Partir d'Aix-la-Chapelle pour aller convertir les Saxons le fer à la main, comme Charlemagne, ou équiper une flotte pour aller proposer au Soudan d'Égypte de se faire chrétien, sont des entreprises bien étranges. La fureur des croisades est passée; fasse le ciel qu'elle ne revienne jamais!
La guerre, en général, est si féconde en malheurs, l'issue en est si peu certaine, et les suites en sont si ruineuses pour un pays, que les princes ne sauraient assez réfléchir avant que de s'y engager. Les violences que les troupes commettent dans un pays ennemi ne sont rien en comparaison des malheurs qui rejaillissent directement sur les États des princes qui entrent en guerre; c'est un acte si grave et de si grande importance de l'entreprendre, qu'il est étonnant que tant de rois en aient pris si facilement la résolution.
Je me persuade que si les monarques voyaient un tableau vrai et fidèle des misères qu'attire sur les peuples une seule déclaration de guerre, ils n'y seraient point insensibles. Leur imagination n'est pas assez vive pour leur représenter au naturel des maux qu'ils n'ont point connus, et desquels leur condition les met à l'abri. Comment sentiront-ils ces impôts qui accablent les peuples, la privation de la jeunesse du pays, que les recrues emportent, ces maladies contagieuses qui désolent les armées, l'horreur des batailles et ces siéges plus meurtriers encore, la désolation des blessés que le fer ennemi a privés de quelques-uns de leurs membres, uniques instruments de leur industrie et de leur subsistance, la douleur des orphelins qui ont perdu, par la mort de leur père, l'unique soutien de leur faiblesse, la perte de tant d'hommes utiles à l'État, que la mort moissonne avant le temps?
Les princes, qui ne sont dans le monde que pour rendre les hommes heureux, devraient bien y penser avant que de les exposer, pour des causes frivoles et vaines, à tout ce que l'humanité a de plus à redouter.
<184>Les souverains qui regardent leurs sujets comme leurs esclaves les hasardent sans pitié, et les voient périr sans regret; mais les princes qui considèrent les hommes comme leurs égaux, et qui envisagent le peuple comme le corps dont ils sont l'âme, sont économes du sang de leurs sujets.
Je prie les souverains, en finissant cet ouvrage, de ne se point offenser de la liberté avec laquelle je leur parle; mon but est de dire la vérité, d'exciter à la vertu, et de ne flatter personne. La bonne opinion que j'ai des princes qui règnent à présent dans le monde me les fait juger dignes d'entendre la vérité. C'est aux Nérons, aux Alexandre VI, aux César Borgia, aux Louis XI, qu'on n'oserait la dire. Grâces au ciel, nous ne comptons point de tels hommes parmi les princes de l'Europe, et c'est faire leur plus bel éloge que de dire qu'on ose hardiment blâmer devant eux tous les vices qui dégradent la royauté, et qui sont contraires aux sentiments d'humanité et de justice.
105-a L'autographe de l'Auteur porte « un certain prince d'Allemagne. »
105-b Ce passage ne peut se rapporter qu'au duc Ernest-Auguste de Saxe-Weimar, qui entretenait un bataillon de sept cents hommes, un escadron de cent quatre-vingts maîtres, et une compagnie de cadets à cheval. Frédéric vit ces troupes au camp de Mühlberg, en 1730. Voici ce que le baron de Pöllnitz en dit, entre autres, dans le premier volume de ses Lettres et Mémoires contenant les observations qu'il a faites dans ses voyages : « Véritablement elles doivent être à charge au duc, dont on dit que les revenus n'excèdent pas quatre cent mille écus. »
107-a Salmonée, roi d'Élide.
112-a Voyez, t. II, p. 1 et 2.
113-a Voyez t. II, p. 22.
117-a I Samuel, XVII, v. 38 et 39.
123-a François-Étienne, duc de Lorraine, chassant en 1737 près de Kolar, en Servie, s'égara au point que le maréchal comte de Seckendorff dut le faire remettre sur la route du camp par des trompettes placés de distance en distance. Voyez Versuch einer Lebensbeschreibung des Feldmarschalls Grafen von Seckendorff (par le baron Thérésius de Seckendorff. Sans lieu d'impression), 1792, t. II, p. 98.
133-a Un seul mot, un soupir, un coup d'œil nous trahit.
Voltaire. Œdipe, acte III, scène Ier.
135-a Mézeray et le père Daniel attribuent ces belles paroles à Jean II, dit le Bon, roi de France et père de Charles le Sage. Voyez t. IV, p. 124.
137-a L'Auteur veut parler de l'empereur Charles VI. Voyez t. I, p. 191-194; voyez aussi Journal secret du baron de Seckendorff. A Tubingue, 1811, p. 138 et 139.
143-a Probablement des Othon.
143-b Voyez t. I, p. 1.
148-a Voyez ci-dessus, p. 58.
151-a Quinte-Corce, livre VII, chap. 8.
152-a Pro Ligario, chap. XII.
153-a Il y a ici une erreur. Le Grand Électeur mit tout en œuvre pour obtenir l'appui de la cour de Moscou : il écrivit, il fit faire des démarches par ses alliés et par son envoyé Joachim Scultetus. Mais le czar Alexei préféra rester en paix avec la Suède. Voyez Archives royales de l'État; Jean Magirus, p. 215 de son ouvrage (manuscrit) composé en 1682 et intitulé, Die Heldenthaten Friedrich Wilhelms, Kurfürsten von Brandenburg, vom Jahre 1670-1680. (Ms. boruss. in-fol., no 99, de la bibliothèque royale de Berlin) : voyez enfin Pufendorf, De rebus gestis Friderici! Wilhelmi Magni, lib. XIII, §. 61. Ce fut sur l'ordre exprès de son souverain, ordre daté de Clèves, le 3 (13 nouv. st.) avril 1675, que Scultetus se rendit auprès du Czar. Il partit de Cüstrin pour Moscou le 1er (11) juillet, et quitta cette capitale le 17 (27) octobre de la même année. Dans ses Mémoires de Brandebourg, Frédéric ne fait aucune mention de troupes auxiliaires demandées ou refusées par son bisaïeul.
156-a Pro Archia poeta, chap. VII, d'après la traduction que Voltaire donne de ce passage dans l'Épître à madame du Châtelet placée en tête d'Alzire.
161-a Contemptu famae contemni virtutes. Tacite, Annales, livre IV, chap. 38.
171-11 Madame Masham. [Voyez t. I, p. 140]
178-12 Le comte de Neuwied. [ Voyez t. I, p. 193 et 194; voyez aussi Journal secret du baron de Seckendorff, p. 129-138.]
179-a Le trait dont le Roi parle ici est rapporté un peu différemment par Plutarque, Vie de Sertorius. chap. XVI.
182-a Voyez t. VI, p. 132.
72-a Voyez t. I, p. 142.
74-a Léopold-Joseph-Charles, duc de Lorraine, né en 1679, rentra, à la paix de Ryswyk (t. I, p. 121), en possession des États de son père Charles V. 11 était marié depuis 1698 avec Élisabeth-Charlotte d'Orléans, décédée en 1744. Il mourut le 7 mars 1729. Son fils et successeur François-Étienne, qui fut, depuis, empereur d'Allemagne sous le nom de François Ier, échangea la Lorraine contre le grand-duché de Toscane. Voyez t. II, p. 13.
79-a Voyez t. II, p. 5.
97-a Voyez Arioste, Roland furieux, chant XVIII, st. 165; XIX, st. 20; XXIII, st. 103.
97-b Voyez t. VII, p. 84.