CHAPITRE Ier.
Lorsqu'on veut raisonner juste, il faut commencer par approfondir la nature du sujet dont on veut parler, il faut remonter jusqu'à l'origine des choses pour en connaître, autant que l'on peut, les premiers principes; il est facile alors d'en déduire les progrès et toutes les conséquences qui peuvent s'ensuivre. Avant de marquer les différences des États, Machiavel aurait dû, ce me semble, examiner l'origine des princes, et discuter les raisons qui ont pu engager des hommes libres à se donner des maîtres.
Peut-être qu'il n'aurait pas convenu, dans un livre où l'on se proposait de dogmatiser le crime et la tyrannie, de faire mention de ce qui devrait la détruire; il y aurait eu mauvaise grâce à Machiavel de dire que les peuples ont trouvé nécessaire, pour leur repos et leur conservation, d'avoir des juges pour régler leurs différends, des protecteurs pour les maintenir contre leurs ennemis dans la possession de leurs biens, des souverains pour réunir tous leurs différents intérêts en un seul intérêt commun; qu'ils ont d'abord choisi, d'entre eux, ceux qu'ils ont crus les plus sages, les plus équitables, les plus désintéressés, les plus humains, les plus vaillants, pour les gouverner.
C'est donc la justice, aurait-on dit, qui doit faire le principal objet d'un souverain; c'est donc le bien des peuples qu'il gouverne qu'il doit préférer à tout autre intérêt. Que deviennent alors ces idées<72> d'intérêt, de grandeur, d'ambition et de despotisme? Il se trouve que le souverain, bien loin d'être le maître absolu des peuples qui sont sous sa domination, n'en est lui-même que le premier domestique.72-a
Comme je me suis proposé de réfuter ces principes pernicieux en détail, je me réserve d'en parler à mesure que la matière de chaque chapitre m'en fournira l'occasion.
Je dois cependant dire, en général, que ce que j'ai rapporté de l'origine des souverains rend l'action des usurpateurs plus atroce qu'elle ne le serait en ne considérant simplement que leur violence, puisqu'ils contreviennent entièrement à l'intention des peuples, qui se sont donné des souverains pour qu'ils les protégent, et qui ne se sont soumis qu'à cette condition; au lieu qu'en obéissant à l'usurpateur, ils se sacrifient, eux et tous leurs biens, pour assouvir l'avarice et tous les caprices d'un tyran. Il n'y a donc que trois manières légitimes pour devenir maître d'un pays : ou par succession, ou par l'élection des peuples qui en ont le pouvoir, ou lorsque, par une guerre justement entreprise, on fait la conquête de quelques provinces sur l'ennemi.
Je prie ceux pour qui je destine cet ouvrage de ne point oublier ces remarques sur le premier chapitre de Machiavel, puisqu'elles sont comme un pivot sur lequel rouleront toutes mes réflexions suivantes.
72-a Voyez t. I, p. 142.