<104> et ne choisir que des hommes nés avec une imagination forte pour s'en pénétrer : peu d'hommes sont nés avec des têtes ainsi organisées. L'expérience prouve que chez le vulgaire l'objet présent l'emporte, parce qu'il frappe ses sens, sur l'objet éloigné, qui l'affecte plus faiblement; et par conséquent les biens de ce monde, à la jouissance desquels il touche, auront sans contredit la préférence sur des biens imaginaires dont il se représente confusément la possession dans une perspective éloignée. Mais que dirons-nous des motifs qu'on tire de l'amour de Dieu pour rendre l'homme vertueux, de cet amour que les quiétistes exigent dégagé des craintes de l'enfer et des espérances du paradis? Cet amour est-il dans la possibilité des choses? Le fini ne peut concevoir l'infini; par conséquent nous ne pouvons nous former aucune idée exacte de la Divinité; nous pouvons nous convaincre en général de son existence, et voilà tout. Comment exiger d'une âme agreste qu'elle aime un être qu'elle ne peut connaître en aucune façon? Contentons-nous d'adorer dans le silence, et de borner les mouvements de nos cœurs aux sentiments d'une profonde reconnaissance pour l'Être des êtres, en qui et par lequel tous les êtres existent.
Plus on examine cette matière, plus on la discute, et plus il paraît évident qu'il faudrait employer un principe plus général et plus simple pour rendre les hommes vertueux. Ceux qui se sont appliqués à la connaissance du cœur humain auront sans doute découvert le ressort qu'il faudrait mettre en jeu. Ce ressort si puissant, c'est l'amour-propre, ce gardien de notre conservation, cet artisan de notre bonheur, cette source intarissable de nos vices et de nos vertus, ce principe caché de toutes les actions des hommes. Il se trouve en un degré éminent dans l'homme d'esprit, et il éclaire le plus stupide sur ses intérêts. Qu'y a-t-il de plus beau et de plus admirable que de tirer, même d'un principe qui peut mener au vice, la source du bien, du bonheur et de la félicité publique? Cela arriverait, si cette matière