<76>Il faut avoir fait soi-même beaucoup de vers pour sentir tout le mérite de la difficulté vaincue; mais qu'est-ce que des vers pour des despotes du firmament? Ces mêmes despotes ont observé, à ce qu'il paraît, par un tube défectueux, que les vrais poëtes dédaignaient les idées riantes; ils n'en ont point eux-mêmes, les pauvres gens, et ils l'avouent assez naturellement, quand ils nous assurent qu'ils s'ennuient de tout. Laissons-les bâiller tout à leur aise, fût-ce au troisième ciel, et ne renonçons aux idées riantes que dans les tragédies et les élégies. Ils ne s'en tiennent pas là, tout en bâillant; ils veulent nous enlever la province de la mythologie; mais nous les accablerons des foudres du redoutable Despréaux :

Bientôt ils défendront de peindre la Prudence,
De donner à Thémis ni bandeau, ni balance, etc.a

Ils veulent bannir l'ancienne mythologie pour que nous en imaginions une nouvelle, pour nous mettre aux prises avec ces bourreaux sacrés dans les mains desquels leur Galilée a pensé périr. N'en faisons rien, mes frères, et conservons nos possessions. Qu'importe quel ancien a inventé ces ingénieuses allégories? Servons-nous-en avec jugement et dans les endroits convenables; il n'y a qu'à savoir les mettre en œuvre. S'imaginent-ils qu'on a de nouvelles pensées? Ils se trompent : la sphère de nos idées n'est pas aussi étendue qu'on veut le croire; la plupart des pensées ne paraissent nouvelles que par le tour et la manière dont on les présente; nous resserrer dans nos possessions, c'est nous appauvrir, et notre art veut de la profusion et de l'abondance. Cicéronb veut qu'il y ait du superflu à élaguer à un jeune orateur. Il a raison, et nous l'en croirons plutôt qu'Euclide, tout Euclide qu'il est. Salomon l'avait déjà pensé, que tout était dit de son temps. Il ne s'est pas trompé, à l'exception de quelques absur-


a Boileau, L'Art poétique, chant III, v. 227 et 228.

b De Oratore, livre II, chap. 21.