VIII. ESSAI SUR L'AMOUR-PROPRE ENVISAGÉ COMME PRINCIPE DE MORALE.[Titelblatt]
<100><101>ESSAI SUR L'AMOUR-PROPRE ENVISAGÉ COMME PRINCIPE DE MORALE101-a
La vertu est le lien le plus ferme de la société et la source de la tranquillité publique : sans elle les hommes, semblables aux bêtes féroces, seraient plus sanguinaires que les lions, plus cruels et plus perfides que les tigres, ou des espèces de monstres dont il faudrait éviter la fréquentation.
Ce fut pour adoucir des mœurs aussi barbares que les législateurs promulguèrent des lois, que les sages enseignèrent la morale, et, en démontrant les avantages de la vertu, firent connaître le prix qu'il y fallait attacher.
Les sectes de philosophes, chez les nations orientales ainsi que chez les Grecs, en s'accordant en général sur le fond de la doctrine, ne différaient proprement que par les motifs que chacune d'elles adoptait pour déterminer ses disciples à mener une vie vertueuse. Les stoïciens, selon leurs principes, insistaient sur la beauté inhérente à la vertu; d'où ils concluaient qu'il fallait l'aimer pour elle-même, et plaçaient le souverain bonheur de l'homme à la posséder inaltérablement. Les platoniciens disaient que c'était approcher des dieux<102> immortels, que c'était leur ressembler que de pratiquer les vertus à leur exemple. Les épicuriens attribuaient une volupté supérieure à l'accomplissement des devoirs moraux; leurs principes bien entendus trouvaient dans la jouissance de la vertu la plus pure le sentiment d'un délice et d'une félicité ineffable. Moïse, pour encourager ses Juifs à des actions bonnes et louables, leur annonça des bénédictions ou des peines temporelles. La religion chrétienne, qui s'éleva sur les ruines de la judaïque, atterra les crimes par des punitions éternelles, et encouragea à la vertu par l'espérance d'une béatitude infinie; non contente de ces ressorts, se proposant d'atteindre au dernier degré de perfection possible, elle prétendit que l'amour de Dieu devait seul servir de principe aux bonnes actions des hommes, quand même il n'y aurait ni peines ni récompenses à attendre dans une autre vie.
Nous devons convenir que les sectes des philosophes ont formé des hommes du plus grand mérite; nous convenons de même que du sein du christianisme il est sorti des âmes pures et remplies de sainteté. Néanmoins, par une suite du relâchement des philosophes et des théologiens, et par la perversité du cœur humain, il est arrivé que ces différents motifs d'encouragement à la vertu n'ont pas continué de produire les bons effets auxquels on s'attendait. Combien de philosophes qui ne l'étaient que de nom, chez les païens! Il n'y a qu'à jeter les yeux sur Lucien pour se convaincre du peu de réputation où ils étaient de son temps. Que de chrétiens qui dégénérèrent, et qui corrompirent l'ancienne pureté des mœurs! La cupidité, l'ambition, le fanatisme remplirent des cœurs qui faisaient profession de renoncer au monde, et pervertirent ce que la simple vertu avait établi. De pareils exemples fourmillent dans l'histoire. Enfin, si l'on excepte quelques reclus aussi pieux qu'inutiles à la société, les chrétiens de nos jours ne sont pas préférables aux Romains du temps des Marius et des Sylla; bien entendu que je borne uniquement ce parallèle à la comparaison des mœurs.
<103>Ces réflexions et de semblables m'ont conduit à rechercher les causes qui ont influé sur cette étrange dépravation du genre humain. Je ne sais s'il m'est permis de hasarder mes conjectures sur des matières aussi importantes; mais il me paraît qu'on s'est peut-être trompé dans le choix des motifs qui devaient porter les hommes à la vertu. Ces motifs, ce me semble, avaient le défaut de n'être point à la portée du vulgaire. Les stoïciens ne s'aperçurent pas que l'admiration est un sentiment forcé dont l'impression s'efface bien vite; l'amour-propre n'applaudit qu'avec répugnance. L'on convient sans peine de la beauté de la vertu, parce que cet aveu ne coûte rien; mais cet acte de complaisance plutôt que de conviction ne détermine point à se corriger soi-même, à vaincre ses mauvais penchants, à dompter ses passions. Les platoniciens auraient dû se rappeler l'espace immense qu'il y a entre l'Être des êtres et la créature fragile. Comment proposer à cette créature d'imiter son Créateur, dont par son état circonscrit et borné elle ne peut se former qu'une idée vague et indéterminée? Notre esprit est assujetti à l'empire des sens; notre raison n'agit que sur les choses où notre expérience nous éclaire. Lui proposer des matières abstraites, c'est l'égarer dans un labyrinthe dont elle ne trouvera jamais l'issue; mais lui présenter des objets palpables de la nature, c'est le moyen de la frapper et de la convaincre. Il est peu de grands génies capables de conserver le bon sens en se précipitant dans les ténèbres de la métaphysique. L'homme, en général, est né plus sensible que raisonnable. Les épicuriens, abusant du terme de volupté, énervèrent sans y penser la bonté de leurs principes, et fournirent, par cette équivoque même, des armes à leurs disciples pour dénaturer leur doctrine.
La religion chrétienne, en respectant ce qu'on y suppose de divin, et n'en parlant que philosophiquement, la religion chrétienne, dis-je, présentait à l'esprit des idées si abstraites, qu'il aurait fallu changer chaque catéchumène en métaphysicien pour les concevoir,<104> et ne choisir que des hommes nés avec une imagination forte pour s'en pénétrer : peu d'hommes sont nés avec des têtes ainsi organisées. L'expérience prouve que chez le vulgaire l'objet présent l'emporte, parce qu'il frappe ses sens, sur l'objet éloigné, qui l'affecte plus faiblement; et par conséquent les biens de ce monde, à la jouissance desquels il touche, auront sans contredit la préférence sur des biens imaginaires dont il se représente confusément la possession dans une perspective éloignée. Mais que dirons-nous des motifs qu'on tire de l'amour de Dieu pour rendre l'homme vertueux, de cet amour que les quiétistes exigent dégagé des craintes de l'enfer et des espérances du paradis? Cet amour est-il dans la possibilité des choses? Le fini ne peut concevoir l'infini; par conséquent nous ne pouvons nous former aucune idée exacte de la Divinité; nous pouvons nous convaincre en général de son existence, et voilà tout. Comment exiger d'une âme agreste qu'elle aime un être qu'elle ne peut connaître en aucune façon? Contentons-nous d'adorer dans le silence, et de borner les mouvements de nos cœurs aux sentiments d'une profonde reconnaissance pour l'Être des êtres, en qui et par lequel tous les êtres existent.
Plus on examine cette matière, plus on la discute, et plus il paraît évident qu'il faudrait employer un principe plus général et plus simple pour rendre les hommes vertueux. Ceux qui se sont appliqués à la connaissance du cœur humain auront sans doute découvert le ressort qu'il faudrait mettre en jeu. Ce ressort si puissant, c'est l'amour-propre, ce gardien de notre conservation, cet artisan de notre bonheur, cette source intarissable de nos vices et de nos vertus, ce principe caché de toutes les actions des hommes. Il se trouve en un degré éminent dans l'homme d'esprit, et il éclaire le plus stupide sur ses intérêts. Qu'y a-t-il de plus beau et de plus admirable que de tirer, même d'un principe qui peut mener au vice, la source du bien, du bonheur et de la félicité publique? Cela arriverait, si cette matière<105> était maniée par les mains d'un habile philosophe : il réglerait l'amour-propre, il le dirigerait au bien, il saurait opposer les passions aux passions, et, en démontrant aux hommes que leur intérêt est d'être vertueux, il les rendrait tels.
Le duc de La Rochefoucauld,105-a qui, en fouillant dans le cœur humain, a si bien dévoilé ce ressort de l'amour-propre, s'en est servi pour calomnier nos vertus, dont il n'admet que l'apparence. Je voudrais qu'on employât ce ressort pour prouver aux hommes que leur véritable intérêt est d'être bons citoyens, bons pères, bons amis, en un mot, de posséder toutes les vertus morales; et comme effectivement cela est véritable, il ne serait pas difficile de les en convaincre.
Pourquoi tâche-t-on de prendre les hommes par leur intérêt quand on veut les engager à suivre de certains partis, si ce n'est que l'intérêt propre est de tous les arguments le plus fort et le plus convaincant? Servons-nous donc de ce même argument pour la morale; qu'on représente aux hommes les malheurs qu'ils s'attireront par une conduite vicieuse, et les biens qui sont inséparables des bonnes actions. Lorsque les Crétois maudissaient leurs ennemis, ils leur souhaitaient de se livrer à des passions vicieuses; c'était leur souhaiter qu'ils se précipitassent eux-mêmes dans des malheurs et dans l'opprobre.105-11 Ces vérités aisées sont susceptibles de démonstration, et se trouvent également à la portée des sages, des gens d'esprit, et de la plus vile populace.
On m'objectera sans doute que mon hypothèse trouvera quelque difficulté à concilier avec le bonheur que j'attache aux bonnes actions ces persécutions qu'éprouve la vertu et ces espèces de prospérités dont jouissent tant d'âmes perverses. Cette difficulté est facile à lever, si nous voulons nous borner à n'entendre par le mot de bon<106>heur qu'une parfaite tranquillité de l'âme. Cette tranquillité de l'âme se fonde sur le contentement de nous-mêmes, sur ce que notre conscience nous permet d'applaudir à nos actions, et sur ce que nous n'avons point de reproches à nous faire. Or, il est clair que ce sentiment peut exister dans une personne d'ailleurs malheureuse; mais jamais il n'existera dans un cœur barbare et atroce, qui ne peut que se détester lui-même, s'il se considère, quelles que soient les prospérités apparentes dont il paraît environné.
Nous ne combattons point l'expérience; nous avouons qu'il y a une multitude d'exemples de crimes impunis et de scélérats qui jouissent de ces grandeurs que les idiots admirent. Mais ces criminels ne craignent-ils pas que le temps ne dévoile enfin cette vérité si terrible pour eux, et ne découvre leur opprobre? Et ces monstres couronnés, un Néron, un Caligula, un Domitien, un Louis XI, les grandeurs vaines dont ils jouissaient les empêchaient-elles d'entendre la voix secrète de la conscience qui les condamnait, d'être dévorés de remords, et de sentir ce fouet vengeur qui, quoique invisible, les déchirait en les fustigeant? Quelle âme peut être tranquille dans une telle situation? N'éprouve-t-elle pas plutôt dans cette vie tout ce que les tourments des enfers peuvent avoir de plus affreux? D'ailleurs, c'est mal raisonner que de juger du bonheur des autres par les apparences. Ce bonheur ne peut être évalué que sur la façon de penser de celui qui l'éprouve; cette façon de penser varie si fort, que l'un aime la gloire, cet autre des objets de plaisir; celui-ci s'attache à des bagatelles, celui-là à des choses qu'on juge importantes; et même les uns dédaignent et méprisent ce que les autres désirent ou regardent comme le souverain bien.
Il n'y a donc point de règle certaine pour juger de ce qui dépend d'un goût arbitraire et souvent fantasque; d'où il arrive qu'on se récrie souvent sur le bonheur et la prospérité de ceux qui gémissent amèrement en secret du poids de leurs afflictions. Puis donc que ce<107> n'est pas dans des objets extérieurs, ni dans ces fortunes que la scène mouvante du monde produit et détruit tour à tour, que nous pouvons trouver la félicité, il faut la chercher en nous-mêmes. Il n'y en a point d'autre, je le répète, que la tranquillité de l'âme; c'est pourquoi notre intérêt doit nous porter à rechercher un bien aussi précieux; et si les passions le troublent, c'est elles qu'il faut dompter.
Ainsi qu'un État ne saurait être heureux tandis qu'il est déchiré par une guerre civile, de même l'homme ne saurait jouir du bonheur lorsque ses passions révoltées combattent l'empire de la raison. Toutes les passions portent avec elles un châtiment qui leur semble attaché; celles même qui flattent le plus nos sens n'en sont pas exemptes : chez celles-ci, c'est la ruine de la santé; chez celles-là, ce sont des soins et des inquiétudes renaissantes; ou c'est le chagrin de ne pas réussir dans des projets vastes que l'on a imaginés; ou c'est le dégoût de n'avoir pas toute la considération que l'on croit mériter, ou la rage de ne pouvoir se venger de ceux qui vous ont outragé, ou le remords d'un ressentiment trop barbare, ou la crainte d'être démasqué après cent fourberies consécutives.
Par exemple, la soif d'amasser des richesses travaille sans cesse l'avare; les moyens lui sont égaux, pourvu qu'il se contente; mais la crainte de voir échapper ce qui lui a coûté tant de peines à ramasser lui ôte la jouissance de ce qu'il possède. L'ambitieux perd le présent de vue pour se précipiter aveuglément dans l'avenir; il enfante sans cesse de nouveaux projets; il foule impérieusement à ses pieds tout ce qu'il y a de plus sacré, pour arriver à ses fins; les obstacles qu'il rencontre l'aigrissent et l'irritent; toujours incertain entre la crainte et l'espérance, il est en effet malheureux; et la possession même de ce qu'il désire est accompagnée de satiété et de dégoût. Cet état d'insipidité lui fait naître de nouveaux projets de fortune, et ce bonheur qu'il cherche, il ne le trouve jamais. Faut-il dans une aussi courte vie former d'aussi longs projets? Le prodigue qui dépense le<108> double de ce qu'il amasse est comme le tonneau des Danaïdes, qui ne se remplissait jamais : il en est toujours aux expédients, et ses nombreux désirs, qui multiplient sans cesse ses besoins, font à la fin dégénérer ses vices en crimes. L'amoureux tendre devient le jouet des femmes qui le trompent, l'amoureux volage ne séduit que parce qu'il est parjure, et le débauché perd sa santé, en abrégeant ses jours.
Mais l'homme dur, l'injuste, l'ingrat, quels reproches n'ont-ils pas à se faire! Celui qui est dur cesse d'être homme, parce qu'il ne respecte plus les priviléges de son espèce, et méconnaît ses frères dans ses semblables; il n'a ni cœur ni entrailles, et, ne sentant pas de compassion, il renonce en effet à celle qu'on doit avoir pour lui. L'injuste rompt l'accord social; il détruit, autant qu'il est en lui, les lois sous la protection desquelles il existe; il se révolterait contre l'oppression qu'il aurait à souffrir, pour s'arroger le privilége exclusif d'opprimer ceux qui sont plus faibles que lui; il pèche par une mauvaise logique, ses principes se trouvent en contradiction, et d'ailleurs les sentiments d'équité que la nature a gravés dans tous les cœurs ne doivent-ils pas se soulever contre ses prévarications? Mais le vice le plus abominable de tous, le plus noir, le plus infâme, c'est l'ingratitude. L'ingrat, insensible aux bienfaits, commet un crime de lèse-majesté contre la société, parce qu'il corrompt, qu'il empoisonne, qu'il détruit les douceurs de l'amitié; il sent les offenses, il ne sent pas les services; il met le comble à la perfidie en rendant le mal pour le bien : mais cette âme dénaturée et dégradée de l'humanité agit contre ses intérêts, parce que tout individu, faible de sa nature, quelque élevé qu'il soit, ne peut se passer du secours de ses semblables, et qu'un ingrat, excommunié de la société, s'est rendu indigne par sa férocité d'éprouver désormais de nouveaux bienfaits. Il faudrait dire sans cesse aux hommes : « Soyez doux et humains, parce que vous êtes faibles et que vous avez besoin d'assistance; soyez justes envers les autres, afin qu'à votre tour les lois puissent vous protéger contre<109> toute violence étrangère; en un mot, ne faites point à d'autres ce que vous ne voudriez pas que l'on vous fît. »
Je n'entreprends point de détailler dans cette légère esquisse tous les arguments que l'amour-propre fournit aux hommes pour vaincre leurs mauvais penchants et les inciter à mener une vie plus vertueuse. Les bornes de ce discours ne permettent pas que cette matière y soit épuisée; je me contente d'avancer que tous ceux qui trouveront de nouveaux motifs propres à réformer les mœurs rendront un service important à la société, j'ose même dire à la religion.
Rien de plus vrai, de plus évident que la société ne saurait subsister ni se maintenir sans la vertu et les bonnes mœurs de ceux qui la composent. Des mœurs dépravées, une effronterie scandaleuse dans le vice, un mépris pour la vertu et pour ceux qui l'honorent, de la mauvaise foi dans le commerce, des parjures, des perfidies, un intérêt particulier qui succède à celui de la patrie, sont les avant-coureurs de la chute des États et de la ruine des empires, parce que, aussitôt que les idées du bien et du mal sont confondues, il n'y a plus ni blâme ni louange, ni punition ni récompense.
Cet objet si important des mœurs n'intéresse pas moins la religion que l'État. Les religions chrétiennes, la juive, la mahométane et la chinoise ont à peu près la même morale. La religion chrétienne, accréditée depuis longtemps, a cependant encore deux sortes d'ennemis à combattre. Les uns sont de ces philosophes qui, n'admettant que le bon sens et des raisonnements rigoureusement exacts selon les principes de la logique, rejettent les idées et les systèmes qui ne se trouvent pas conformes aux règles de la dialectique; nous ne parlons pas actuellement de ceux-là. Les autres sont des libertins dont les mœurs corrompues par une longue habitude du vice se révoltent contre la dureté du joug que la religion veut imposer à leurs passions; ils rejettent ces entraves, ils renoncent tacitement à une loi qui les gêne, et cherchent un asile dans une incrédulité parfaite. Je soutiens donc<110> que tous les motifs qui peuvent être employés pour réformer des personnes de ce caractère tournent évidemment au plus grand avantage de la religion chrétienne, et j'ose croire que l'intérêt propre des hommes est le motif le plus puissant que l'on puisse employer pour les retirer de leurs égarements. Dès qu'une fois l'homme sera bien persuadé que son propre bien demande qu'il soit vertueux, il se portera à des actions louables; et comme effectivement il se trouvera vivre conformément à la morale de l'Évangile, il sera facile de le déterminer à faire pour l'amour de Dieu ce qu'il pratiquera déjà pour l'amour de lui-même; c'est ce que les théologiens appellent changer des vertus païennes en des vertus sanctifiées par le christianisme.
Mais voici une nouvelle objection qui se présente. On me dira sans doute : « Vous êtes en contradiction avec vous-même; vous ne pensez donc pas qu'on définit la vertu : une disposition de l'âme qui la porte au plus parfait désintéressement. Comment pouvez-vous donc imaginer qu'on peut arriver à ce parfait désintéressement par l'intérêt propre, ce qui est précisément la disposition de l'âme qui lui est la plus opposée? » Quelque forte que soit cette objection, elle est facile à résoudre, pourvu que l'on considère les différents ressorts qui font mouvoir l'amour-propre. Si l'amour-propre ne consistait que dans le désir de posséder des biens et des honneurs, je n'aurais rien à répondre; mais ses prétentions ne se bornent pas à si peu d'objets : premièrement, c'est l'amour de la vie et de sa propre conservation, ensuite l'envie d'être heureux, la crainte du blâme et de la honte, le désir de la considération et de la gloire, enfin une passion pour tout ce qu'on juge être avantageux, ajoutez-y une horreur pour tout ce qu'on croit nuisible à sa conservation. Il n'y a donc qu'à rectifier le jugement des hommes. Que dois-je rechercher, que dois-je fuir, pour rendre cet amour-propre, de brut et nuisible qu'il était, utile et louable?
Les exemples du plus grand désintéressement que nous ayons<111> nous sont fournis par des principes de l'amour-propre. Le dévouement généreux des deux Décius, qui sacrifièrent volontairement leur propre vie pour procurer la victoire à leur patrie, d'où provenait-il, si ce n'est qu'ils estimaient moins leur existence que la gloire? Pourquoi Scipion, dans sa première jeunesse, dans cet âge où les passions sont si dangereuses, résiste-t-il aux tentations que lui donne la beauté de sa captive? Pourquoi la rend-il vierge à son fiancé, en les comblant tous deux de présents? Pouvons-nous douter que ce héros n'ait jugé que son procédé noble et généreux lui ferait plus d'honneur que s'il avait brutalement assouvi ses désirs? Il préférait donc la réputation à la volupté.
Que de traits de vertu, que d'actions à jamais glorieuses ne sont effectivement dues qu'à l'instinct de l'amour-propre! Par un sentiment secret et presque imperceptible, les hommes ramènent tout à eux-mêmes; ils se placent dans un centre où aboutissent toutes les lignes de la circonférence. Quelque bien qu'ils fassent, ils en sont eux-mêmes l'objet caché; la sensation la plus vive l'emporte chez eux sur la plus faible; souvent un syllogisme vicieux dont ils ne sentent pas les défauts les détermine. Il ne faut donc que leur présenter les vrais biens, leur eh faire connaître la valeur, et savoir manier leurs passions en opposant un penchant à l'autre, pour en tirer avantage en faveur de la vertu.
S'agit-il d'arrêter le crime prêt à se commettre, vous trouvez le principe réprimant dans la crainte des lois qui le punissent. C'est alors qu'il faut exciter cet amour que chaque homme a pour sa conservation, pour l'opposer aux desseins pervers qui l'exposeront aux plus rigoureux châtiments, à la mort même. Cet amour de sa conservation peut servir également pour ramener des débauchés dont les débordements ruinent la santé et abrégent les jours; de même contre ceux qui sont sujets aux emportements de la colère, car il y a des exemples que ces mouvements ont donné des accès d'épilepsie à ceux<112> qui en étaient violemment agités. La crainte du blâme produit à peu près des effets semblables à ceux de l'amour de sa conservation. Combien de femmes ne doivent leur pudeur, à laquelle on applaudit, qu'au désir de conserver leur réputation à l'abri de la médisance! Combien d'hommes ne doivent leur désintéressement qu'à l'appréhension de passer dans le monde, s'ils agissaient autrement, pour des fripons et pour des malheureux! Enfin, manier adroitement les différents ressorts de l'amour-propre, ramener tous les avantages des bonnes actions à celui qui en est l'auteur, c'est le moyen de faire de ce ressort du bien et du mal l'agent principal du mérite et de la vertu.
Je ne puis m'empêcher d'avouer à notre honte qu'on s'aperçoit dans ce siècle d'un refroidissement étrange pour ce qui concerne la réforme du cœur humain et des mœurs. On dit publiquement, on imprime même que la morale est autant ennuyeuse qu'inutile; on soutient que la nature de l'homme est un composé de bien et de mal, que l'on ne change point cet être, que les plus fortes raisons cèdent à la violence des passions, et qu'il faut laisser aller le monde comme il va.
Mais si l'on en usait ainsi à l'égard de la terre, si on ne la cultivait pas, elle porterait sans doute des ronces et des épines, et jamais elle ne donnerait ces abondantes moissons si utiles et qui nous servent d'aliments. J'avoue, quelque attention que l'on porte à corriger les mœurs, qu'il y aura toujours des vices et des crimes sur la terre; mais il y en aura moins, et c'est beaucoup gagner : il y aura, de plus, des esprits rectifiés et développés, qui excelleront par leurs éminentes qualités. N'a-t-on pas vu sortir des écoles des philosophes des âmes sublimes, des hommes presque divins, qui ont poussé la vertu aux plus hauts degrés de perfection où l'humanité puisse atteindre? Les noms des Socrate, des Aristide, des Caton, des Brutus, des Antonin, des Marc-Aurèle subsisteront dans les annales du genre humain, tant qu'il restera des âmes vertueuses dans le monde. La religion n'a pas laissé de produire quelques hommes éminents, qui ont excellé par<113> l'humanité et la bienfaisance. Je ne compte pas de ce nombre ces reclus atrabilaires et fanatiques qui ont enseveli dans des cachots religieux des vertus qui pouvaient devenir utiles à leur prochain, et qui ont mieux aimé vivre à la charge de la société que de la servir.
Il faudrait commencer aujourd'hui par imiter l'exemple des anciens, employer tous les encouragements qui peuvent rendre l'espèce humaine meilleure, préférer dans les écoles l'étude de la morale à toute autre connaissance, prendre une méthode aisée pour l'enseigner. Peut-être ne serait-ce pas un petit acheminement à ce but que de composer des catéchismes où les enfants apprendraient, dès leur plus tendre jeunesse, que pour être heureux la vertu leur est indispensablement nécessaire. Je voudrais que les philosophes, moins appliqués à des recherches aussi curieuses que vaines, exerçassent davantage leurs talents sur la morale, surtout que leur vie servît en tout d'exemple à leurs disciples; alors ils mériteraient avec justice le titre de précepteurs du genre humain. Il faudrait que les théologiens s'occupassent moins à expliquer des dogmes inintelligibles, et que, désabusés de la fureur de vouloir démontrer des choses qui nous sont annoncées comme des mystères d'un ordre supérieur à la raison, ils s'appliquassent davantage à prêcher la morale pratique, et qu'au lieu de prononcer des discours fleuris, ils fissent des discours utiles, simples, clairs et à la portée de leur auditoire. Les hommes s'endorment à la suite d'un raisonnement alambiqué, ils s'éveillent quand il est question de leur intérêt; de sorte que, par des discours adroits et pleins de sagesse, on rendrait l'amour-propre le coryphée de la vertu. Des exemples récents et analogues à ceux qu'on veut persuader peuvent être employés avec succès, comme, s'il s'agissait d'animer un laboureur paresseux à mieux cultiver son champ, on l'encouragerait sans doute en lui montrant son voisin qui s'est enrichi par son activité laborieuse; il ne dépend que de lui de prospérer de même. Mais les modèles doivent être choisis à la portée de ceux qui doivent les imiter,<114> dans leur genre et non pas dans des conditions trop disproportionnées. Les trophées de Miltiade empêchaient Thémistocle de dormir.
Si les grands exemples ont fait de si fortes impressions sur les anciens, pourquoi de nos jours en feraient-ils de moindres? L'amour de la gloire est inné dans les belles âmes; il n'y a qu'à l'animer, il n'y a qu'à l'exciter, et des hommes qui végétaient jusqu'alors, enflammés par cet heureux instinct, vous paraîtront changés en demi-dieux. Il me semble enfin que si la méthode que je propose n'est pas suffisante pour extirper les vices de la terre, du moins pourra-t-elle faire quelques prosélytes aux bonnes mœurs, et féconder des vertus qui sans son secours seraient demeurées dans l'engourdissement. C'est toujours rendre service à la société, et c'est le but de cet ouvrage.
101-a « L'amour-propre est le principe de nos vertus, et par conséquent du bonheur du monde. »Réfutation du Prince de Machiavel, t. VIII, p. 311. Voyez encore ci-dessus, p. 92 et 93.
105-11 Valère Maxime, livre VII, chap. 2.
105-a Voyez ses Pensées, maximes et réflexions, publiées pour la première fois en 1665. Le Roi en fait l'éloge t. VII, p. 119.