<241>

XVI. LETTRES SUR L'AMOUR DE LA PATRIE, OU CORRESPONDANCE D'ANAPISTÉMON ET DE PHILOPATROS.[Titelblatt]

<242><243>

LETTRES SUR L'AMOUR DE LA PATRIE.

I. LETTRE D'ANAPISTÉMON.

Je suis trop touché de la bonne réception que vous m'avez faite à votre campagne pour ne pas vous en témoigner ma reconnaissance. J'ai trouvé dans votre compagnie les plus grands biens que puissent posséder les hommes, la liberté et l'amitié. De crainte d'abuser de votre complaisance, je vous ai quitté, en regrettant de me séparer de vous. Le souvenir des jours heureux que j'ai passés dans votre terre ne s'effacera jamais de ma mémoire. Les biens qui nous arrivent sont passagers, et les maux ne sont que trop durables; mais la réminiscence du bonheur dont nous avons joui en perpétue la durée. Ma mémoire est encore tout occupée de ce que j'ai vu, surtout de ce que j'ai entendu, principalement de cette dernière conversation que nous eûmes ensemble le soir, après souper; mais je regrette que vous vous soyez borné à des idées générales, en parlant des devoirs des citoyens, et que vous ne soyez descendu en aucun détail. Vous me<244> feriez un plaisir sensible, si vous vouliez vous étendre davantage sur cette matière importante : elle intéresse tous les hommes, et mérite par conséquent d'être profondément discutée. Je vous confesse qu'une vie tranquille, plus tournée à la jouissance qu'à la méditation, m'avait détourné de réfléchir sur les liens de la société et sur les devoirs de ceux qui la composent. Je pensais qu'il suffisait d'être honnête homme et de respecter les lois, et je ne présumais pas qu'il en fallût davantage. La confiance que j'ai en vous est si grande, que je ne crois personne aussi capable que vous de m'éclairer sur cette matière. Il en est encore tant d'autres sur lesquelles vous pourriez m'instruire! Mais je me borne à celle-ci. Daignez donc me communiquer tout ce que vos études ou vos réflexions vous ont fourni de connaissances sur ce sujet. Tout le monde agit, peu de personnes pensent; loin d'être du nombre de ces inconsidérés, vous examinez attentivement les matières, vous pesez les raisons pour et contre, et vous n'acquiescez qu'aux vérités évidentes; vous ne vivez, pour ainsi dire, qu'avec les auteurs anciens et modernes, vous vous êtes approprié toutes leurs connaissances; ce qui rend votre conversation si agréable et si intéressante, que, lorsque l'absence empêche de vous entendre, on veut au moins vous lire pour s'en consoler. Si vous daignez contenter ma curiosité en me communiquant vos réflexions, ce sera ajouter les sentiments de la reconnaissance à ceux de l'estime et de l'amitié que j'ai pour vous. Vale.

<245>

II. LETTRE DE PHILOPATROS.

Je suis sensiblement flatté des expressions obligeantes dont vous vous servez à mon égard; je les dois à votre politesse, et non à la réception que je vous ai faite. Vous rendez justice à mon intention, quoique les effets n'y aient pas autant répondu que je l'aurais désiré. Au lieu de vous amuser, comme il aurait été séant, par des propos vifs et enjoués, la conversation a tourné sur des matières graves et sérieuses. J'en suis l'unique cause : je mène une vie sédentaire; accablé d'infirmités, exclu du tourbillon du grand monde, la lecture a tourné insensiblement mon esprit du côté des réflexions; ma gaieté s'est perdue, une triste raison l'a remplacée.

Il m'est échappé de vous parler comme je pense lorsque je suis seul, renfermé dans mon cabinet. J'avais l'esprit occupé des républiques de Sparte et d'Athènes, dont j'avais lu l'histoire, et des devoirs d'un bon citoyen, dont vous voulez que je vous fasse une plus ample explication. Vous me faites trop d'honneur. Vous me prenez pour un Lycurgue, pour un Solon, moi, qui n'ai jamais promulgué de lois, et qui ne me suis mêlé d'autre gouvernement que de celui de mes terres, où je vis depuis bien des années dans la plus profonde retraite. Puis donc que vous voulez que je vous expose en quoi je fais consister les devoirs d'un bon citoyen, soyez persuadé que je m'en acquitterai uniquement dans l'intention de vous obéir, et non dans celle de vous instruire.

La nouvelle philosophie veut avec raison que l'on commence par définir les termes et les choses, pour éviter les mésentendus et pour<246> fixer les idées sur des objets déterminés. Voici donc comme je définis le bon citoyen : c'est un homme qui s'est fait une règle invariable d'être utile, autant qu'il dépend de lui, à la société dont il est membre. Voici les causes qui amènent ces devoirs. L'espèce humaine ne saurait subsister isolée; les nations les plus barbares même forment de petites communautés. Les peuples civilisés que le pacte social246-a réunit se doivent mutuellement des secours; leur propre intérêt le veut, le bien général l'exige, et sitôt qu'ils cesseraient de s'entr'aider et de s'assister, il s'ensuivrait d'une façon ou d'une autre une confusion totale, qui entraînerait la perte de chaque individu. Ces maximes ne sont pas nouvelles; elles ont servi de base à toutes les républiques dont l'antiquité nous a transmis la mémoire. Les républiques grecques étaient fondées sur de pareilles lois; celle des Romains avait les mêmes principes. Si nous les avons vues par la suite du temps détruites, c'est que les Grecs, d'un esprit inquiet, et jaloux les uns des autres, s'attirèrent eux-mêmes les malheurs qui les accablèrent, et que quelques citoyens romains, trop puissants pour des républicains, bouleversèrent leur gouvernement par une ambition désordonnée; c'est qu'enfin rien n'est stable dans ce monde. Si vous résumez ce que l'histoire rapporte sur ce sujet, vous trouverez qu'on ne peut attribuer la chute de ces républiques qu'à des citoyens aveuglés par leurs passions, qui, préférant leur bien particulier à l'intérêt de leur patrie, ont rompu le pacte social, et ont agi comme ennemis de la communauté à laquelle ils appartenaient.

Je me souviens que vous étiez d'opinion qu'on pouvait s'attendre à trouver des citoyens dans les républiques, mais que vous ne croyiez pas qu'il y en eût dans les monarchies : souffrez que je vous désabuse de cette erreur. Les bonnes monarchies, dont l'administration est sage et pleine de douceur, forment de nos jours un gouvernement qui approche plus de l'oligarchie que du despotisme; ce sont les lois<247> seules qui règnent. Entrons dans quelque détail. Représentez-vous le nombre des personnes employées dans les conseils, à l'administration de la justice, à celle des finances, dans les missions étrangères, dans le commerce, dans les armées, dans la police intérieure; ajoutez-y celles qui ont leur voix dans les provinces d'états : toutes, vous dis-je, participent à l'autorité souveraine. Le prince n'est donc pas un despote qui n'a pour règle que son caprice. On doit l'envisager comme étant le point central où aboutissent toutes les lignes de la circonférence. Ce gouvernement procure dans ses délibérations le secret qui manque aux républiques, et les différentes branches de l'administration, étant réunies, se mènent de front, comme les quadriges des Romains, et coopèrent mutuellement au bien général du public. De plus, vous trouverez toujours moins d'esprit de parti et de faction dans les monarchies, si elles ont à leur tête un souverain ferme, que dans les républiques, qui sont souvent déchirées par des citoyens qui briguent et cabalent pour se culbuter les uns les autres. S'il y a en Europe quelque exception à faire à ce que je viens de dire, ce peut être à l'égard de l'empire ottoman ou de quelque autre gouvernement qui, méconnaissant ses véritables intérêts, n'ait pas lié assez étroitement l'intérêt des particuliers à ceux des souverains. Un royaume bien gouverné doit être comme une famille, dont le souverain est le père, et les citoyens, ses enfants; les biens et les maux sont communs entre eux, car le monarque ne saurait être heureux quand ses peuples sont misérables. Quand cette union est bien cimentée, le devoir de la reconnaissance produit de bons citoyens, parce que leur union avec l'État est trop intime pour qu'ils puissent s'en séparer; ils auraient tout à perdre et rien à gagner. Voulez-vous des exemples? Le gouvernement de Sparte était oligarchique, et il a produit une multitude de grands hommes dévoués à la patrie. Rome, après qu'elle eut perdu sa liberté, vous fournit des Agrippa, des Thraséa Pétus, des Helvidius Priscus, un Corbulon, un Agricola, des empereurs Tite,<248> Marc-Aurèle, Trajan, Julien, enfin une quantité de ces âmes mâles et viriles qui préféraient les intérêts et l'avantage du public au leur propre. Mais je ne sais comment imperceptiblement je m'égare; je voulais vous écrire une lettre, et si je ne m'arrête, je vais composer un traité. Je vous en fais mille excuses. Le plaisir de m'entretenir avec vous m'entraîne, et je crains de vous importuner. Soyez toutefois persuadé qu'entre tous ceux qui forment le corps politique auquel je tiens, il n'en est aucun, mon cher ami, que je sois plus porté de servir que vous, étant avec toute l'estime possible, etc.

III. LETTRE D'ANAPISTÉMON.

Je vous fais mille remercîments de la peine que vous vous donnez pour m'expliquer une matière dont je n'avais que des idées fort vagues, et que j'avais peu examinée. Au lieu d'avoir trouvé votre lettre trop longue, elle m'a paru trop courte, parce que j'entrevois qu'il vous reste encore quantité de choses à m'expliquer; cependant ne trouvez pas étrange que je vous fasse quelques objections. Éclairez mon ignorance, détruisez mes préjugés, ou bien fortifiez-moi dans mes idées, si elles sont justes.

Est-il possible qu'on aime véritablement sa patrie? Ce soi-disant amour n'aurait-il pas été inventé par quelque philosophe ou par quelque rêve-creux de législateur, pour exiger des hommes une perfection qui n'est pas à leur portée? Comment voulez-vous qu'on aime<249> le peuple? Comment se sacrifier pour le salut d'une province appartenant à notre monarchie, lors même qu'on n'a jamais vu cette province? Tout cela se réduit à m'expliquer comment il est possible d'aimer avec ferveur et avec enthousiasme ce que l'on ne connaît pas du tout. Ces réflexions, qui se présentent si naturellement à l'esprit, m'ont persuadé que le parti le plus convenable pour un homme sensé était de végéter tranquillement, sans soins, sans inquiétude, pour descendre au tombeau, où nous allons tous, en se donnant le moins de peine qu'il est possible. J'ai toujours dirigé ma vie conformément à ce plan-là. Il m'arriva un jour de rencontrer M. le professeur Garbojos, dont le mérite vous est connu. Nous nous entretînmes sur ce sujet, et il me repartit avec cette vivacité qui lui est propre : Je vous félicite, monsieur, d'être un aussi grand philosophe. - Moi! point du tout, lui dis-je; je n'ai connu aucun de ces gens-là, et je n'ai rien lu de leur façon; toute ma bibliothèque, voyez-vous, est composée de peu de livres; vous n'y trouverez que le Parfait agriculteur, les gazettes et l'almanach courant, c'en est bien assez. - Cependant, poursuivit-il, vous êtes rempli des maximes d'Épicure, et je croirais, à vous entendre, que vous avez fréquenté ses jardins. - Je ne connais ni Épicure ni ses jardins, lui dis-je; mais qu'enseigne donc cet Épicure? De grâce, daignez m'en instruire. Alors mon professeur, prenant un air de dignité, me parla ainsi : Je vois que les beaux esprits se rencontrent, puisque M. le baron pense de même qu'un grand philosophe. Épicure avait prescrit à son sage de ne se mêler jamais ni des affaires ni du gouvernement. Ses raisons étaient telles : pour que l'âme du sage conserve cette tranquillité dans laquelle il fait consister le bonheur, il ne faut pas qu'elle s'expose à pouvoir être agitée par le chagrin, par la colère ou par d'autres passions que les soins et les affaires amènent nécessairement après elles. Il vaut donc mieux éviter tout embarras, tout travail désagréable, et, laissant aller le monde comme il va, réunir ses soins sur sa propre conservation. <250>Bon Dieu, lui dis-je, que cet Épicure me charme! De grâce, prêtez-moi son livre. - Nous n'avons de lui, reprit l'autre, point de corps de doctrine complet, mais seulement quelques fragments épars. Lucrèce a mis une partie de son système en beaux vers. Nous trouvons des lambeaux des opinions de notre philosophe dans les ouvrages de Cicéron, qui, étant d'une secte différente, réfute et détruit toutes ses assertions.

Vous ne sauriez croire combien je m'applaudis d'avoir trouvé dans moi-même ce qu'un vieux philosophe grec a pensé il y a près de trois mille ans. Cela me confirme de plus en plus dans mes sentiments. Je me félicite de mon indépendance, je suis libre, je suis mon maître, mon souverain, mon roi; j'abandonne à des fous turbulents le songe des grandeurs trompeuses après lesquelles ils courent; je ris de l'avidité des avares, qui accumulent de vains trésors qu'ils sont forcés de quitter en mourant; et, fier des avantages que je possède, je m'élève au-dessus de tout l'univers. Je me flatte de votre approbation, puisque je pense comme un philosophe que je n'ai jamais ni vu ni lu; il faut que la nature seule ait produit cette conformité d'opinions; il faut donc qu'elles soient vraies. Ayez la bonté de me dire ce que vous en pensez; peut-être nous nous rencontrerons; mais, quoi qu'il en soit, rien n'affaiblira les sentiments d'estime et d'amitié avec lesquels je suis, etc.

<251>

IV. LETTRE DE PHILOPATROS.

Je croyais, mon cher ami, avoir satisfait votre curiosité en vous exposant dans leur liaison mes opinions touchant les devoirs des citoyens; mais en voici bien d'une autre. Je vois que vous voulez me mettre aux prises avec Épicure. Ce n'est pas un rude adversaire; aussi je ne refuse pas le combat, et puisque vous m'avez introduit dans la lice, je ferai de mon mieux pour fournir ma carrière. Cependant, pour ne point embrouiller les choses, je suivrai vos objections selon l'ordre dans lequel vous les rapportez dans votre lettre.

Je commencerai donc par vous faire remarquer qu'il ne suffit pas à un honnête homme de ne point être criminel; il doit être vertueux. S'il ne transgresse pas les lois, il évite les punitions; mais s'il n'est ni serviable, ni officieux, ni utile, il est sans mérite, et par conséquent il faut qu'il renonce à l'estime du public. Vous conviendrez donc que vous êtes engagé par votre propre avantage à ne vous pas séparer de la société, et même à travailler avec zèle à tout ce qui lui peut être bon et utile. Quoi! vous croiriez que l'amour de la patrie est une vertu idéale, quand tant d'exemples dans tant d'histoires témoignent combien cet amour a produit de grandes choses, en élevant des hommes véritablement sublimes au-dessus de l'humanité, et en leur inspirant les plus nobles et les plus fameuses entreprises! Le bien de la société est le vôtre. Vous êtes si fortement lié avec votre patrie, sans le savoir, que vous ne pouvez ni vous isoler ni vous séparer d'elle sans vous ressentir vous-même de votre faute. Si le gouvernement est heureux, vous prospérerez; s'il souffre, le contre<252>coup de son infortune rejaillira sur vous; de même, si les citoyens jouissent d'une opulence honnête, le souverain est dans la prospérité, et si les citoyens sont accablés de misère, la situation du souverain sera digne de compassion. L'amour de la patrie n'est donc pas un être de raison, il existe réellement. Ce ne sont pas ces maisons, ces murailles, ces bois, ces champs, que j'appelle votre patrie, mais vos parents, votre femme, vos enfants, vos amis, et ceux qui travaillent pour votre bien dans les différentes branches de l'administration et qui vous rendent des services journaliers, sans que vous vous donniez seulement la peine de vous informer de leurs travaux. Ce sont là, voyez-vous, les liens qui vous unissent à la société : l'intérêt des personnes que vous devez aimer, le vôtre et celui du gouvernement, qui, indissolublement unis ensemble, composent ce qu'on appelle le bien général de toute la communauté.

Vous dites qu'on ne saurait aimer la populace, ni les habitants d'une province qu'on ne connaît pas. Vous avez raison, si vous entendez qu'il s'agisse d'une union intime comme entre amis; mais il n'est question envers le peuple que de cette bienveillance que nous devons à tout le monde, plus encore à ceux qui habitent avec nous le même sol, et qui nous sont associés; et pour les provinces qui tiennent à notre monarchie, ne devons-nous pas au moins leur rendre les devoirs qu'on doit à des alliés? Supposé que dans votre présence un inconnu tombât dans une rivière, ne l'assisteriez-vous pas pour l'empêcher de se noyer? Et si vous rencontriez un passant qu'un assassin serait prêt d'égorger, ne vous verrait-on pas voler au secours du premier, et ne tâcheriez-vous pas de le sauver? Ce sont ces sentiments de pitié et de compassion que la nature a imprimés dans nos âmes, qui nous portent, comme par instinct, à nous assister mutuellement et à nous animer aux devoirs que les hommes ont à remplir les uns envers les autres. Je conclus donc que si nous devons des secours aux inconnus même, à plus forte raison les de<253>vons-nous aux citoyens auxquels nous lie le pacte social. Souffrez que je touche encore un mot des provinces de notre monarchie, envers lesquelles vous me paraissez si tiède. Ne comprenez-vous donc pas que si le gouvernement perdait ces provinces, il en serait affaibli, et que par conséquent, les ressources qu'il en a tirées venant à lui manquer, il serait moins en état de vous assister, si vous en aviez besoin, qu'il ne l'est à présent?

Vous voyez, mon cher ami, par ce que je vous expose, que les combinaisons de l'état politique sont très-étendues, et qu'on ne s'en fait point d'idée juste à moins de les approfondir; mais voici une nouvelle assertion que je ne saurais vous passer. Quoi! vous, qui êtes doué d'esprit et de talents, vous osez avancer que la végétation des plantes a de l'avantage sur l'activité animale! Se peut-il qu'un homme sensé préfère un lâche repos à un travail honorable, une vie molle, efféminée autant qu'inutile, à des actions vertueuses qui rendent immortel le nom de celui qui les a faites? Oui, nous allons tous nous acheminer vers notre tombeau, c'est une loi commune; mais la différence qu'on met entre les morts, c'est que les uns sont oubliés aussitôt qu'enterrés, et que ceux qui se sont souillés de crimes laissent une mémoire odieuse; au lieu que les hommes vertueux dont les services ont été utiles à la patrie, comblés de louanges et de bénédictions, sont cités pour servir d'exemple à la postérité, et laissent un souvenir qui ne périt jamais. Dans laquelle de ces trois classes voulez-vous être compris? Sans doute dans la dernière.

Après avoir détruit tant de faux raisonnements, vous ne devez vraiment pas vous attendre que votre Épicure, tout Grec qu'il est, m'en impose. Agréez que pour le réfuter solidement je commente ses propres paroles. « Le sage ne doit se mêler ni d'affaires ni de gouvernement. » Oui, s'il habite une île déserte. « Son âme impassible ne doit être exposée à aucune passion, ni à la mauvaise humeur, ni à la jalousie, ni à la colère. » Voilà donc Épicure, le docteur de la vo<254>lupté, qui recommande l'impassibilité stoïque. Ce n'était pas ce qu'il devait dire, c'était tout le contraire. Le plus noble effort du sage ne consiste pas à éviter les occasions, mais, quand elles se présentent, à conserver la tranquillité de son âme dans des moments où tout ce qui l'environne soulève et irrite ces différentes passions. Un pilote n'a point de mérite à conduire son vaisseau quand la mer est calme; il en a beaucoup lorsque, après avoir été ballotté longtemps par des ouragans et des vents contraires, il conduit heureusement son navire dans le port. Personne ne fait attention aux choses aisées et faciles, il n'y a que les difficultés vaincues dont on vous tienne compte. « Il vaut donc bien mieux laisser aller le monde comme il va, et ne penser qu'à soi-même. » Ah! monsieur Épicure, sont-ce là des sentiments dignes d'un philosophe? La première chose à laquelle vous devriez penser, n'est-ce pas le bien de l'humanité? Vous osez annoncer qu'un chacun ne doit aimer que soi-même! Un homme qui par malheur suivrait vos maximes ne serait-il pas détesté universellement et avec raison? Si je n'aime personne, comment puis-je prétendre qu'on m'aime? Ne comprenez-vous pas qu'on m'envisagera comme un monstre dangereux, dont il est loisible de se défaire pour maintenir la sûreté publique? Et si l'amitié disparaît, quelle consolation reste-t-il à notre pauvre espèce? Recourons à une allégorie pour nous expliquer plus intelligiblement; comparons un État quelconque avec le corps humain. C'est de l'activité et du concours unanime de toutes ses parties que résultent sa santé, sa force et sa vigueur; les veines, les artères et jusqu'aux nerfs les plus déliés coopèrent à son existence animale. Si l'estomac ralentissait son mouvement péristaltique, si les boyaux ne renforçaient leur mouvement vermiculaire, les poumons leur aspiration, le cœur sa diastole et sa systole, si enfin chaque soupape des artères ne s'ouvrait et ne se fermait selon les besoins de la circulation du sang, si les sucs nerveux ne se portaient aux parties de la contraction nécessaire au mouvement, le corps tomberait en lan<255>gueur, il dépérirait insensiblement, et l'inactivité de ses parties occasionnerait sa destruction totale. Ce corps, c'est l'État; ses membres, c'est vous et tous les citoyens qui lui appartiennent. Vous voyez donc qu'il faut que chaque individu remplisse sa tâche pour que la masse générale prospère. Dès lors que devient cette heureuse indépendance dont vous vous faites le panégyriste, si ce n'est qu'elle vous rend un membre paralytique du corps auquel vous appartenez? Observez encore, s'il vous plaît, que votre philosophe confond les idées les plus claires : il recommande la paresse et la fainéantise, comme si c'étaient des vertus; mais tout le monde convient que ce sont des vices. Est-il digne d'un philosophe de nous exciter à perdre le temps, qui est ce que nous avons de plus précieux, qui fuit toujours, et qui ne revient jamais? Faut-il nous encourager à nous abandonner à l'oisiveté, à négliger nos devoirs, à devenir inutiles à tout le monde et à charge à nous-mêmes? Un ancien proverbe dit : L'oisiveté est la mère de tous les vices; on pourrait y ajouter : et le travail est le père des vertus Ceci est une vérité constante, attestée par l'expérience de tous les temps et de tous les lieux.

En voilà, je crois, assez pour Épicure; reste à examiner maintenant vos propres opinions. Condamnez les ambitieux, j'y consens; censurez les avares, j'y souscris; mais faut-il pour cela que des idées mal digérées et des préjugés pitoyables vous induisent à refuser vos soins pour contribuer comme tous les autres citoyens à l'utilité publique? Vous possédez tous les matériaux propres pour un tel ouvrage, l'esprit, la droiture, les talents; et puisque la nature ne vous a rien refusé de ce qui peut vous donner de la réputation, vous êtes inexcusable, si vous laissez inutiles les faveurs dont elle vous a comblé. Vous exaltez votre indépendance, votre prétendue royauté, et cette liberté dont vous prétendez jouir et qui vous élève au-dessus de tout l'univers. Oui, je vous applaudis, si vous entendez par votre indépendance l'empire que vous avez sur vous-même, par votre royauté<256> le joug que vous avez imposé à vos passions; et vous pouvez vous élever sur beaucoup de ceux de votre espèce, si un amour ardent pour la vertu vous anime, et si vous lui dévouez tous les jours, que dis-je? tous les moments de votre vie. Sans ces correctifs, l'indépendance dont vous vous glorifiez n'est qu'un goût pour la fainéantise ennobli par de belles épithètes; et cette paresse dont vous faites sans cesse l'éloge, en vous rendant inutile à tout, engendre l'ennui, qui en est une suite nécessaire. Ajoutez à ceci le jugement d'un public malin et toujours porté à médire : on appréciera votre oisiveté à sa juste valeur, et Dieu sait quels sarcasmes on ne lancera pas de toutes parts pour se venger de l'indolence avec laquelle vous envisagez le bien public.

Si tout ceci ne suffit pas pour vous persuader, faudra-t-il que je vous cite un passage de l'Écriture? « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton corps. » Nous sommes dans le monde pour travailler; cela est si vrai, que sur cent personnes il y en a quatre-vingt-dix-huit qui travaillent, pour deux qui se targuent de leur inutilité; et s'il y a des hommes assez fous pour mettre leur vanité à ne rien faire et à demeurer tout un jour les bras croisés, ceux qui s'occupent sont plus heureux que les autres, parce que l'esprit veut quelque chose qui l'attache et qui le distraie; il lui faut des objets qui fixent son attention, ou l'ennui s'empare de lui et lui rend son existence autant à charge qu'insupportable. Je vous parle ici sans retenue, parce que vous êtes fait pour la vérité; vous êtes digne de l'entendre, et je vous aime trop pour vous rien déguiser. L'unique but où j'aspire est de vous rendre à la patrie, et de lui procurer en votre personne un instrument utile et dont elle pourra tirer des services. Voilà ce qui dirige ma plume, et m'engage à vous exposer tout ce que l'amour patriotique m'inspire. Le zèle pour le bien public a servi de principe à tous les bons gouvernements anciens et modernes, il a fait la base de leur grandeur et de leur prospérité; les conséquences incontestables qui en dérivent<257> ont produit de bons citoyens et de ces âmes magnanimes et vertueuses qui ont été la gloire et le soutien de leurs compatriotes.

Excusez la longueur de cette lettre. L'abondance de la matière fournirait maint et maint volume sans être épuisée; mais il suffit qu'on vous montre la vérité pour dissiper l'erreur et les préjugés, qui sont étrangers à un esprit tel que le vôtre. Je suis, etc.

V. LETTRE D'ANAPISTÉMON.

J'ai lu votre lettre avec toute l'attention qu'elle mérite. J'ai été surpris de la multitude de raisons dont vous m'accablez. Vous avez résolu de me vaincre et de mener mes opinions enchaînées à votre char de triomphe. Je confesse qu'il y a beaucoup de force dans les motifs que vous employez pour me persuader, et que j'aurai de la peine à vous réfuter solidement. Pour me terrasser plus vite, vous dites que mon cœur est la dupe de mon esprit, que je plaide la cause de la paresse, que j'ennoblis ce vice en lui prêtant les apparences séduisantes de la modération ou de quelque vertu semblable. Eh bien, je conviens donc avec vous que l'oisiveté est un défaut, qu'il faut être serviable et officieux envers tout le monde, que, sans aimer le peuple comme on aime ses proches, on doit non seulement s'intéresser à son bien-être, mais encore lui être utile autant que l'on peut. Je comprends qu'il ne saurait arriver de malheur à la masse générale à laquelle j'appartiens, sans que les effets en rejaillissent sur moi, ni que les particuliers souffrent, sans que l'État y perde.

<258>Je vous donne gain de cause sur tous ces articles; je vous accorde encore en sus que ceux qui ont part à l'administration publique jouissent d'une partie de l'autorité souveraine; mais que m'importe tout cela? Je suis sans vanité et sans ambition. Quel motif aurais-je pour me charger d'un fardeau que je n'ai pas envie de porter, et pour m'ingérer dans les affaires, quand je vis heureux sans que la pensée de m'en mêler me vienne dans l'esprit? Vous avouez que l'ambition outrée est vicieuse. Vous devez donc m'applaudir de ce que je n'y donne pas, et ne point exiger que j'abandonne ma douce tranquillité pour m'exposer de gaieté de cœur à tous les caprices de la fortune. Ah! mon cher ami, à quoi pensez-vous en me donnant de tels conseils? Représentez-vous des plus vives couleurs la dureté du joug que vous voulez m'imposer, quel désagrément il entraîne, et quelles en sont les suites fâcheuses. Dans l'état où je me trouve, je ne suis comptable de ma conduite qu'à moi-même, je suis le seul juge de mes actions, je jouis d'un revenu honnête, je n'ai pas besoin de gagner ma vie à la sueur de mon corps, comme vous assurez qu'il a été ordonné à nos premiers parents. Par quelle folie, jouissant de la liberté, me rendrai-je donc responsable de ma conduite envers d'autres? Sera-ce par vanité? Je ne la connais pas. Sera-ce pour tirer des gages? Je n'en ai pas besoin. J'irai donc sans raison quelconque me mêler d'affaires qui ne me regardent point, désagréables, pénibles, fatigantes, et qui demandent une activité laborieuse; et j'entreprendrais tous ces travaux, pourquoi? Pour me soumettre au jugement de quelque supérieur dont je n'ai ni l'envie ni la volonté de dépendre? Et ne voyez-vous pas la multitude des personnes qui sollicitent des emplois? Pourquoi voulez-vous me mettre de leur nombre? Que je serve ou que je ne serve pas, les choses en iront également leur train. Mais de grâce souffrez qu'à ces raisons j'en ajoute une plus forte encore. Enseignez-moi le pays de l'Europe où le mérite est toujours sûr d'être récompensé. Montrez-moi celui où ce mérite est<259> connu, où on lui rend justice. Ah! qu'il est fâcheux, après avoir sacrifié son temps, son repos, sa santé dans les emplois, d'être mis de côté, ou d'essuyer des disgrâces encore plus révoltantes! Les exemples de pareilles infortunes se présentent en foule à ma mémoire. Si vos éperons m'encouragent aux travaux, cette bride m'arrête sur-le-champ. Vous devez juger par ce langage sincère que je ne vous déguise rien; je vous ouvre mon cœur en ami, je vous expose toutes les raisons qui ont fait impression sur mon esprit, d'autant plus que ce n'est pas nous qui disputons : chacun expose son opinion, c'est à la plus solide à l'emporter. Je m'attends bien que vous ne demeurerez point en reste, et que dans peu vous me donnerez matière à de nouvelles réflexions; ce qui vous vaudra une nouvelle réponse de ma part. Je suis avec une tendre estime, etc.

VI. LETTRE DE PHILOPATROS.

Je me glorifie, mon cher ami, d'avoir sapé quelques-uns de vos préjugés; ils sont tous également nuisibles, on ne saurait assez les détruire. Vous avez raison de dire que la dispute dont il s'agit n'est pas réellement entre nous, mais entre des arguments dont les plus solides et les plus forts doivent l'emporter sur les plus faibles. Nous ne faisons autre chose que discuter entre nous une matière pour découvrir où se trouve la vérité, afin de nous ranger du côté de l'évidence. Ne croyez pas cependant que mes raisons soient épuisées. En relisant vos lettres, une foule de nouvelles idées s'est présentée à mon esprit;<260> il ne me reste qu'à vous les exposer le plus nettement et le plus succinctement que je pourrai.

Je commencerai donc, avec votre permission, par vous expliquer ce que j'entends par le pacte social, qui est proprement une convention tacite de tous les citoyens d'un même gouvernement, qui les engage à concourir avec une ardeur égale au bien général de la communauté. De là dérivent les devoirs des individus, qui, chacun selon leurs moyens, leurs talents et leur naissance, doivent s'intéresser et contribuer au bien de leur patrie commune. La nécessité de subsister, et l'intérêt, qui opèrent sur l'esprit du peuple, l'obligent, pour son propre avantage, à travailler pour le bien de ses concitoyens. De là la culture des terres, des vignes, des jardins, le soin des bestiaux, les manufactures, le négoce; de là ce nombre de vaillants défenseurs de la patrie, qui lui dévouent leur repos, leur santé et leurs jours. Mais si en partie l'intérêt personnel est le ressort principal d'une si noble activité, n'y a-t-il pas des motifs bien plus puissants pour la réveiller et l'exciter dans ceux qu'une naissance plus illustre et des sentiments élevés doivent attacher à leur patrie? L'attachement aux devoirs, l'amour de l'honneur et de la gloire, sont les ressorts les plus puissants qui opèrent sur les âmes vraiment vertueuses. Peut-on imaginer que la richesse puisse servir d'égide à la fainéantise, et que plus on possède, moins l'on tienne au gouvernement? Ces assertions erronées sont insoutenables; elles ne peuvent partir que d'un cœur de bronze, d'un homme insensible, qui, concentré dans lui-même, n'aime que lui, et se tient isolé, autant qu'il le peut, de ceux avec lesquels son devoir, son intérêt et son honneur le lient. Hercule, tout Hercule que la Fable nous le représente, seul, n'est pas formidable; il ne le devient que lorsque ses associés l'assistent et le secourent.

Mais peut-être que le raisonnement vous fatigue : employons des exemples. Je vais vous en rapporter de l'antiquité, et principalement des républiques, pour lesquelles je me suis aperçu que vous avez une<261> prédilection singulière. Je commencerai donc par vous citer quelques traits choisis des harangues de Démosthène connues sous le nom de Philippiques : « On dit, Athéniens, que Philippe est mort; mais qu'importe qu'il soit mort ou qu'il vive? Je vous dis, Athéniens, oui, je vous le dis, que vous vous ferez bientôt un autre Philippe par votre négligence, par votre indolence, et par le peu d'attention que vous avez aux affaires les plus importantes. »261-a Vous voilà au moins convaincu que cet orateur pensait comme moi; mais je ne me borne pas à ce seul passage; en voici un autre où, après que Démosthène a dit en parlant du roi de Macédoine : « On s'attache toujours à celui qu'on voit toujours plein d'ardeur et d'activité, » il ajoute : « Si donc, Athéniens, vous pensez de même, du moins à présent, puisque vous ne l'avez pas fait encore; si chacun de vous, lorsqu'il en sera besoin et qu'il pourra se rendre utile, laissant à part tout mauvais prétexte, est disposé à servir la république, les riches en contribuant de leurs biens, les jeunes en payant de leurs personnes; si chacun veut agir comme pour soi, cessant de se flatter que d'autres agiront pour lui tandis qu'il restera oisif, vous rétablirez vos affaires à l'aide des dieux, et vous recouvrerez ce que la négligence vous a fait perdre. » Voici un autre passage, qui contient à peu près les mêmes choses, pris d'une harangue pour le gouvernement : « Écoutez, Athéniens, les deniers publics qui se perdent en dépenses superflues, vous devez les partager également, en vous rendant utiles, à savoir : ceux d'entre vous qui sont en âge de porter les armes, par les services militaires; ceux de vous qui ont passé cet âge, par des emplois de judicature et de police, ou enfin de quelque autre façon. Vous devez servir vous-mêmes, ne céder à personne cette fonction de citoyen, et composer vous-mêmes une armée qu'on puisse appeler celle de la république; par là vous ferez ce que la patrie exige de vous. » Voilà ce que Démosthène demandait des citoyens d'Athènes; voilà comme<262> on pensait à Sparte, quoique le genre de gouvernement y fût oligarchique. Cette conformité de sentiments avait une raison toute simple : c'est qu'un État, de quelque nature qu'il soit, ne peut subsister, si tous les citoyens ne travaillent pas d'un commun accord au soutien de leur commune patrie. Repassons maintenant les exemples que nous fournit la république romaine; leur grand nombre m'embarrasse sur le choix. Je ne vous parlerai ni de Mucius Scévola, ni de Décius, ni de l'ancien Brutus, qui souscrivit l'arrêt de mort de son propre fils pour sauver la liberté publique; mais oublierai-je Atilius Régulus et la générosité avec laquelle il sacrifia son intérêt à celui de la république en retournant à Carthage pour y souffrir le dernier supplice? Voilà ensuite Scipion l'Africain qui se présente. Cette guerre qu'Annibal faisait en Italie, Scipion la transporte en Afrique, et il la termine glorieusement par une victoire décisive qu'il remporte sur les Carthaginois. Ensuite paraît Caton le censeur, un Paul-Émile, qui triomphe de Persée; là, c'est Caton d'Utique, ce zélé défenseur du gouvernement. Oublierai-je Cicéron, qui sauva sa patrie prête à succomber par les entreprises meurtrières de Catilina, ce Cicéron, qui défendit la liberté expirante de la république et qui périt avec elle? Voilà ce que peut l'amour de la patrie sur l'âme énergique et généreuse d'un bon citoyen. Le génie plein de cet heureux enthousiasme ne trouve rien d'impossible, et il s'élève rapidement à l'héroïsme. La mémoire de ces grands hommes a été comblée de louanges; tant de siècles écoulés jusqu'à nos temps n'ont pu l'affaiblir; leurs noms sont encore cités avec vénération. Voilà des modèles dignes d'être imités chez tous les peuples et dans tous les gouvernements. Mais il semble que l'espèce de ces âmes mâles, de ces hommes remplis de nerf et de vertu, soit épuisée. La mollesse a remplacé l'amour de la gloire, la fainéantise a succédé à la vigilance, et un misérable intérêt personnel a détruit l'amour de la patrie.

Ne pensez pas que je me borne aux exemples que fournissent les<263> républiques; il faut que je vous en produise de semblables tirés de fastes d'États monarchiques. La France peut s'applaudir des grands hommes qu'elle a portés : les Bayard, les Bertrand Du Guesclin, un cardinal d'Amboise, un duc de Guise, qui sauva la Picardie, un Henri IV, un cardinal de Richelieu, un Sully, avant ce temps un président de L'Hôpital, excellent et vertueux citoyen, ensuite Turenne, Condé, Colbert, Luxembourg, Villars; enfin une multitude d'hommes célèbres, dont les noms ne sauraient tenir tous dans une lettre. Passons à l'Angleterre, où, sans parler d'un Alfred ni des grands hommes des siècles reculés, je passe rapidement aux temps modernes, qui me fournissent un Marlborough, un Stanhope, un Chesterfield, un Bolingbroke et un chevalier Pitt, dont les noms ne périront jamais. L'Allemagne fit paraître de l'énergie durant la guerre de trente ans; un Bernard de Weimar, un duc de Brunswic et d'autres princes y signalèrent leur courage, une landgrave de Hesse, régente du pays, sa fermeté. Il faut l'avouer, nous vivons dans le siècle des petitesses; les siècles des génies et des vertus se sont écoulés. Mais si, dans ce temps glorieux à l'humanité, les hommes de mérite ont eu la noble émulation de se rendre utiles à leur patrie, vous, qui avez du mérite comme eux, pourquoi ne suivez-vous pas leur illustre exemple? Renoncez généreusement aux excuses révoltantes que l'indolence vous suggère; et si votre cœur est susceptible d'attendrissement, témoignez par vos services que vous aimez la patrie à laquelle vous devez votre reconnaissance. Vous n'êtes point ambitieux, dites-vous. Je l'approuve; mais je vous blâme, si vous êtes sans émulation, car c'est une vertu de vouloir surpasser en nobles actions ceux avec lesquels nous courons la même carrière. Un homme que sa paresse empêche d'agir est semblable à une statue de marbre ou de bronze, qui conserve à perpétuité l'attitude que le sculpteur lui a donnée. L'action nous distingue et nous élève au-dessus des végétaux, et la fainéantise nous en rapproche.

<264>Mais allons encore plus au fait, et attaquons directement les motifs par lesquels vous pensez justifier votre inutilité et votre indifférence pour le bien public. Vous dites que vous craignez de vous rendre responsable d'une administration quelconque. En vérité, cette excuse ne saurait vous convenir; elle serait mieux placée dans la bouche d'un homme qui se défie de son peu de talents, qui sent son ineptie, ou qui craint que son peu de bonne foi ne l'expose à perdre sa réputation. Vous, qui avez de l'esprit, des connaissances et des mœurs, pouvez-vous vous exprimer ainsi? Et quel mauvais jugement le public n'en ferait-il pas, si d'aussi mauvaises défaites lui étaient connues? Vous poursuivez; vous dites que vous n'êtes maintenant comptable de votre conduite à personne. Ne l'êtes-vous pas à ce public à l'œil pénétrant duquel rien n'échappe? Il vous accusera ou de paresse ou d'insensibilité; il dira que vous rendez votre capacité inutile, que vous enfouissez vos talents, et que, indifférent pour tout le reste du monde, vous avez concentré votre attachement uniquement sur votre personne. Vous ajoutez que vous n'avez pas besoin de servir, parce que vous êtes riche. Je vous accorde que vous n'avez pas besoin de faire le métier de manœuvre pour subsister; mais c'est précisément parce que vous êtes riche que vous êtes plus obligé qu'un autre d'en témoigner votre attachement et votre reconnaissance à votre patrie, en la servant avec zèle et avec ardeur. Moins vous avez de besoins, plus vous avez de mérite : le service des uns dérive de l'indigence; les travaux des autres sont gratuits.

Vous me rebattez ensuite les oreilles de vieilles phrases usées : que le mérite est peu connu, et qu'il est encore plus rarement récompensé, qu'après avoir longtemps prodigué dans les emplois vos peines et vos soins, vous n'en risquez pas moins d'être négligé, même d'encourir quelque disgrâce, sans qu'il y ait de votre faute. Ma réponse à cet article est bien aisée. Je suis convaincu que vous avez du mérite : faites-le connaître. Sachez que dans notre siècle, ainsi que dans<265> les précédents, quand il se fait de belles actions, on y applaudit. Tout l'univers n'a eu qu'une voix au sujet du prince Eugène; on admire encore ses talents, ses vertus et ses grands exploits. Lorsque le comte de Saxe eut terminé la glorieuse campagne de Laeffelt,265-a tout Paris lui témoigna sa reconnaissance. La France n'oublie point les obligations qu'elle doit au ministère de Colbert; la mémoire de ce grand homme durera plus longtemps que le Louvre. L'Angleterre se glorifie de Newton, l'Allemagne, de Leibniz. Voulez-vous des exemples plus modernes? La Prusse honore et vénère le nom de son grand chancelier Cocceji, qui réforma ses lois avec tant de sagesse.265-b Et que vous dirai-je de tant de grands hommes qui ont mérité qu'on érigeât leur statue dans les places publiques de Berlin?265-c Si ces illustres morts avaient pensé comme vous, la postérité ignorerait à jamais leur existence.

Vous ajoutez que tant de personnes sollicitent des emplois, qu'il serait inutile de vous mettre sur les rangs. Voici en quoi consiste le défaut de votre raisonnement. Si tout le monde pensait comme vous, il en résulterait nécessairement que toutes les places demeureraient vides, et par conséquent tous les emplois vacants. Vos principes ne tendent donc, s'ils étaient généralement reçus, qu'à introduire des abus intolérables dans la société. Enfin, supposons que par une injustice criante, après vous être acquitté de votre charge, il vous arrivât quelque disgrâce : ne vous reste-t-il pas une grande consolation dans le bon témoignage de votre conscience, qui seule peut vous tenir lieu de tout, outre que la voix publique vous rendra également justice? Si vous le voulez, je vous citerai une foule d'exemples de grands<266> hommes dont le malheur loin de diminuer a augmenté la réputation. En voici pris des républiques. Dans la guerre que Xerxès fit aux Grecs, Thémistocle sauva doublement les Athéniens, en leur faisant abandonner leurs murailles, et en gagnant la fameuse bataille de Salamine; il releva ensuite les murs de sa patrie, et construisit le port du Pirée. Cela n'empêcha pas qu'il ne fût banni par le ban de l'ostracisme. Il soutint son infortune avec grandeur d'âme, et loin que sa réputation en souffrît, elle s'en augmenta plutôt, et son nom est souvent cité dans l'histoire avec celui des plus grands hommes qu'ait portés la Grèce. Aristide, nommé le Vertueux, essuya un sort à peu près semblable : il fut banni, puis rappelé, toujours également estimé pour sa sagesse, ce qui fut cause qu'après sa mort les Athéniens accordèrent une pension à ses filles, qui manquaient de subsistance. Vous rappellerai-je encore l'immortel Cicéron, qui fut exilé par une cabale pour avoir sauvé sa patrie? Vous rappellerai-je toutes les violences que Clodius, son ennemi, exerça contre ce consul et contre ses proches? Cependant la voix unanime du peuple romain le rappela; il s'en exprime lui-même ainsi : « Je ne fus pas simplement rappelé; mes concitoyens me rapportèrent à Rome comme sur leurs épaules, et mon retour dans ma patrie fut un véritable triomphe. »266-a Le malheur ne saurait avilir le sage, parce qu'il peut tomber également sur les bons comme sur les mauvais citoyens; il n'y a que les crimes, si nous en commettons, qui nous diffament. Ainsi, bien loin que les exemples de la vertu persécutée vous servent de bride et vous empêchent de vous signaler, laissez-vous plutôt exciter par mes éperons. Je vous encourage à remplir vos devoirs, à mettre vos bonnes qualités au jour, à témoigner par des effets que votre cœur est reconnaissant envers la patrie, enfin à courir la carrière de la gloire, dans laquelle vous êtes digne de paraître. Je perdrai mon temps et mes peines, ou je vous persuaderai que mes sentiments sont plus justes<267> que les vôtres, et les seuls qui soient convenables à un homme de votre naissance. J'aime ma patrie de cœur et d'âme; mon éducation, mes biens, mon existence, je tiens tout d'elle; aussi quand même j'aurais mille vies, je les lui sacrifierais toutes avec plaisir, si je pouvais par là lui rendre service et lui témoigner ma reconnaissance. Mon ami Cicéron dit dans une de ses lettres : « Je ne crois jamais pouvoir être trop reconnaissant. » J'ai l'honneur de penser et de sentir comme lui, et j'ose espérer qu'après que vous aurez mûrement réfléchi à toutes les raisons que je viens de vous détailler, au lieu d'avoir des opinions différentes sur la conduite qu'il convient à un honnête homme de tenir, nous nous encouragerons mutuellement à remplir les devoirs d'un bon citoyen, tendrement attaché à sa patrie et brûlant de zèle pour elle. Vous m'avez présenté des objections, j'ai été obligé de les résoudre; il m'a été impossible de resserrer tant de choses en moins de paroles. Si vous trouvez ma lettre trop longue, je vous en demande excuse; vous m'accorderez, j'espère, mon pardon, en faveur du sincère attachement avec lequel je suis, etc.

VII. LETTRE D'ANAPISTÉMON.

Il faut avouer, mon cher ami, que vous êtes bien pressant. Vous ne me faites pas grâce sur la moindre bagatelle. Pour détruire quelque petit raisonnement que je fortifie de mon mieux, vous dressez contre moi une violente batterie qui bat mes pauvres arguments en brèche, et qui ne cesse de tirer que lorsque mes défenses ruinées et entière<268>ment bouleversées ne lui offrent plus de but sur lequel elle puisse diriger ses coups. Oui, vous l'avez résolu, vous voulez à toute force que j'aime, que je serve, que je sois attaché à ma patrie, et vous me pressez de telle sorte, que je ne sais presque plus comment vous échapper. Cependant on m'a parlé de je ne sais quel encyclopédiste qui a dit que la terre est l'habitation commune des êtres de notre espèce, que le sage est citoyen du monde, et qu'il est partout également bien. J'entendis, il y a quelque temps, un homme de lettres disserter sur ce sujet; je me plaisais à l'écouter; tout ce qu'il disait s'insinuait avec tant de facilité dans mon esprit, qu'il me semblait l'avoir imaginé moi-même. Ces idées élevaient mon âme; ma vanité se complaisait quand je pensais que, cessant d'être le sujet obscur d'un petit État, je pouvais m'envisager désormais comme citoyen de l'univers; je devenais incontinent Chinois, Anglais, Turc, Français, Grec, selon qu'il plaisait à ma fantaisie. Mon imagination parcourait toutes ces nations en idée. Je me transportais tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre, et je m'arrêtais auprès de celle où je me plaisais le plus. Mais il me semble déjà vous entendre. Vous voudrez encore faire évanouir ce rêve agréable dont je m'occupe. Il sera facile de le dissiper, mais qu'y gagnerai-je? Les illusions qui nous charment ne valent-elles pas mieux que de tristes vérités qui nous répugnent? Je sais combien il est difficile de vous faire changer d'opinions; elles tiennent à des raisons si profondes, elles sont cramponnées dans votre esprit par tant d'arguments qui les y attachent, que j'essayerais en vain de les en arracher. Votre vie est une méditation continuelle; la mienne coule doucement, je me contente de jouir, j'abandonne les réflexions aux autres, je suis satisfait si je parviens à m'amuser et à me distraire. Voilà ce qui vous donne tant d'avantages sur moi, principalement lorsqu'il s'agit de traiter de matières graves qui exigent beaucoup de combinaisons. Je me prépare donc à vous voir armé de toutes pièces pour me forcer dans mes derniers retranchements. Je prévois qu'il<269> faudra que je renonce au système d'indépendance que je m'étais si commodément arrangé, et que vos arguments vainqueurs m'obligeront de me tracer un nouveau plan de conduite plus conforme aux devoirs de ma condition que celui que j'avais suivi jusqu'à présent.

Mais il s'élève sans cesse de nouveaux doutes en mon esprit. Vous êtes le médecin auquel je confie les maux de mon âme; c'est à vous à les guérir. Vous m'avez parlé d'un pacte social; personne ne me l'a fait connaître. Si ce contrat existe, jamais je ne l'ai signé. Selon vous, je suis engagé avec la société; je l'ignore. Je dois acquitter selon vous une dette; à qui? A la patrie. Pour quel capital? Je n'en sais rien. Qui m'a prêté ce capital? quand? où est-il? D'ailleurs je conviens avec vous que si tout le monde demeurait oisif et désœuvré, notre espèce périrait nécessairement; c'est toutefois ce qu'on n'a pas à craindre, parce que le besoin contraint le pauvre au travail, et que si quelque riche s'en dispense, cela ne tire guère à conséquence. Selon vos principes, tout serait en action dans la société, tout agirait, tout travaillerait. Un État de cette espèce serait pareil à ces ruches d'abeilles où chaque mouche est occupée, l'une à distiller le suc des fleurs, l'autre à pétrir le miel dans les alvéoles, et une troisième à la propagation de l'espèce, et où l'on ne connaît de crime irrémissible que l'oisiveté. Vous voyez que j'y procède de bonne foi. Je ne vous cache rien, je vous expose tous mes doutes. J'ai de la peine à me défaire si promptement de mes préjugés, s'ils sont tels. La coutume, cette maîtresse impérieuse des hommes, m'a façonné à certain genre de vie auquel je suis attaché; peut-être qu'il faudra me familiariser davantage avec les idées nouvelles que vous me présentez; je vous avoue que j'ai encore quelque répugnance à plier sous le joug que vous m'imposez. Renoncer à ma tranquillité, vaincre ma paresse, cela demande de terribles efforts; m'occuper sans cesse des affaires d'autrui, me tracasser pour le bien public, cela m'effarouche. Aristide, Thémistocle, Cicéron, Régulus, me présentent sans doute<270> de grands exemples de magnanimité, de grandeur d'âme, auxquels le public a rendu justice; mais que de peine pour acheter un peu de gloire! On rapporte qu'Alexandre le Grand, après une de ses victoires, s'écria : « O Athéniens, si vous saviez ce qu'il en coûte pour être loué de vous! »270-a Vous ne me passerez pas ces réflexions; vous les trouverez trop molles, trop efféminées. Vous voulez un gouvernement dont tous les citoyens ne soient que nerf et qu'énergie, où tout soit force et action; et je me doute que vous ne tolérez le repos que pour les imbéciles, les infirmes, les aveugles et les vieillards. Comme je ne me trouve pas de leur nombre, je m'attends à subir condamnation. Je ne saurais vous cacher que la matière que nous dissertons est beaucoup plus étendue que je ne me l'étais figuré. Que de différentes branches y concourent, que de combinaisons infinies pour former un corps de tant de parties qui constituent un gouvernement régulier! Nous avons peu de livres sur ce sujet, ou ceux qui existent sont d'une pédanterie assommante. Vous avez tout approfondi, et vous mettez vos connaissances à ma portée. Je vous ai l'obligation de m'avoir instruit, jusqu'aux difficultés près que je viens de vous expliquer. Continuez, je vous prie, comme vous avez commencé. Je vous regarde comme mon maître, je me fais gloire d'être votre disciple. Le rapport que les citoyens ont les uns avec les autres, les liens divers qui unissent la société, ce qu'exigent nos devoirs, toutes ces idées bouillonnent et fermentent sans cesse dans ma tête; je ne pense presque plus à autre chose. Quand je rencontre un agriculteur, je le bénis des travaux qu'il endure pour me nourrir; si j'aperçois un cordonnier, je le remercie intérieurement de la peine qu'il se donne de me chausser; passe-t-il un soldat, je fais des vœux pour ce vaillant défenseur de ma patrie. Vous avez rendu mon cœur sensible; j'étends maintenant les sentiments de ma reconnaissance sur tous mes concitoyens, mais principalement sur vous, qui, m'ayant développé la<271> nature de mes obligations, m'avez procuré un plaisir nouveau; vous avez parlé, et l'amour du prochain a rempli mon âme d'une sensation divine. C'est avec la plus haute estime et la plus parfaite reconnaissance que je suis, etc.

VIII. LETTRE DE PHILOPATROS.

Non, mon cher ami, je ne vous fais point la guerre, je vous honore et vous estime. Vous séparant de la matière que nous traitons, j'attaque uniquement des préjugés et des erreurs qui se propageraient de génération en génération, si la vérité ne se donnait la peine de les démasquer pour en détromper le public. Je vois avec une satisfaction extrême que vous commencez à vous familiariser avec quelques-unes de mes opinions. Mon système tend uniquement au bien général de la société, et il ne vise qu'à resserrer les liens des citoyens, pour les rendre plus durables; j'exige ce que leur intérêt bien entendu demande également d'eux, c'est qu'ils soient attachés véritablement à leur patrie, qu'ils concourent avec un même zèle à l'avantage de la société; car plus ils y travaillent, et mieux ils y réussissent.

Mais avant de continuer ce que j'ai à vous dire, il est nécessaire que j'écarte une nouvelle difficulté que vous faites naître sur le sujet dont nous traitons. Vous dites que vous ignorez en quoi consiste le pacte social. Le voici : il a été formé par le besoin mutuel qu'ont les hommes de s'assister; et parce qu'aucune communauté ne peut subsister sans mœurs vertueuses, il fallait donc que chaque citoyen sacri<272>fiât une partie de son intérêt à celui de son semblable. Il en résulte que si vous ne voulez pas qu'on vous trompe, vous ne devez tromper personne; vous ne voulez pas qu'on vous vole, ne volez point vous-même; vous voulez qu'on vous assiste dans vos besoins, soyez toujours prêt à servir les autres; vous ne voulez pas qu'on soit inutile, travaillez; vous voulez que l'État vous défende, contribuez-y de votre argent, mieux encore de votre personne; vous désirez la sûreté publique, ne troublez pas vous-même son repos; et si vous voulez que votre patrie prospère, évertuez-vous, servez-la de tout votre pouvoir. Vous ajoutez que personne ne vous a instruit ni parlé de ce pacte social : c'est la faute de vos parents; ceux qui ont présidé à votre éducation n'auraient pas dû négliger un article aussi important. Mais pour peu que vous y eussiez réfléchi, vous l'auriez deviné sans peine.

Vous poursuivez ainsi : Je ne sais quelle dette je dois acquitter envers la société, et je ne sais où trouver le capital dont elle exige les intérêts. Ce capital, c'est vous, votre éducation, vos parents, vos biens; voilà le capital dont vous êtes en possession. Les intérêts que vous lui devez, c'est d'aimer votre patrie comme votre mère, de lui consacrer vos talents; en vous rendant utile, vous vous acquittez de tout ce qu'elle a droit d'exiger de vous. J'ajoute à ceci qu'il est égal sous quel genre de gouvernement se trouve votre patrie; ils sont tous l'ouvrage des hommes, il n'en est aucun de parfait. Vos devoirs sont donc égaux; soit monarchie, ou république, cela revient au même.

Allons plus en avant. Je me souviens que votre lettre fait mention de quelque idée des encyclopédistes272-a dont on vous a parlé. Il y a quelques années que nous étions inondés de leurs ouvrages. Parmi un petit nombre de bonnes choses et un petit nombre de vérités qu'on y trouve, le reste m'a paru un ramas de paradoxes et d'idées légèrement avancées qu'on aurait dû revoir et corriger avant de les<273> exposer au jugement du public. Dans un sens il est vrai que la terre est l'habitation des hommes, comme l'air l'est des oiseaux, l'eau, des poissons, et le feu, des salamandres, s'il y en avait. Mais ce n'était pas la peine d'annoncer avec tant d'emphase une vérité aussi triviale. Vous dites encore, d'après des encyclopédistes, que le sage est citoyen de l'univers. Je vous l'accorde, si l'auteur entend par là que les hommes sont tous frères et qu'ils doivent tous s'aimer; mais je cesse d'être de son avis, si son intention est de former des vagabonds, des gens qui, ne tenant à rien, courent le monde par ennui, deviennent fripons par nécessité, et finissent, soit dans un lieu, soit dans un autre, par être punis de la vie désordonnée qu'ils ont menée. De semblables idées entrent et s'inculquent facilement dans des têtes légères; les suites qu'elles produisent sont toujours opposées au bien de la société, parce qu'elles mènent à dissoudre l'union sociale, en déracinant insensiblement de l'esprit des citoyens le zèle et l'attachement qu'ils doivent à leur patrie. Ces mêmes encyclopédistes ont de même jeté tout le ridicule qu'ils ont pu sur l'amour de la patrie tant recommandé par l'antiquité, et qui de tout temps a été le principe des plus belles actions. Ils raisonnent aussi pitoyablement sur ce sujet que sur bien d'autres : ils vous disent doctoralement qu'il n'y a point d'être qui s'appelle patrie, que c'est une idée creuse de quelque législateur qui a créé ce mot pour gouverner des citoyens, et que par conséquent ce qui n'existe pas réellement ne saurait mériter notre amour. Cela s'appelle pitoyablement argumenter; ils ne distinguent pas ce qu'on nomme selon le langage de l'école ens per se, d'avec ens per aggregationem. L'un signifie un être seul et unique : tel homme, tel cheval, tel éléphant; l'autre joint plusieurs corps ensemble, dont il forme une masse : la ville de Paris, en sous-entendant ses habitants; une armée, c'est une quantité de soldats; un empire, c'est une nombreuse association d'hommes. Ainsi le pays où nous avons reçu la lumière s'appelle notre patrie. Cette patrie existe donc réellement,<274> et ce n'est point un être de raison; elle est composée d'une multitude de citoyens qui tous vivent dans la même société, sous les mêmes lois et avec les mêmes coutumes; et comme nos intérêts et les siens sont étroitement unis, nous lui devons notre attachement, notre amour et nos services. Que pourraient répondre ces cœurs tièdes et lâches, que pourraient répondre tous les encyclopédistes de l'univers, si la patrie personnifiée se présentait subitement devant eux, et leur tenait à peu près ce langage : « Enfants dénaturés autant qu'ingrats auxquels j'ai donné le jour, serez-vous toujours insensibles aux bienfaits dont je vous comble? D'où tenez-vous vos aïeux? c'est moi qui les ai produits. D'où ont-ils tiré leur nourriture? de ma fécondité inépuisable; leur éducation? ils me la doivent; leurs biens et leurs possessions? c'est mon sol qui les leur fournit. Vous-mêmes, vous êtes nés dans mon sein. Enfin vous, vos parents, vos amis, tout ce que vous avez de plus cher au monde, c'est moi qui vous donnai l'être. Mes tribunaux de justice vous protégent contre l'iniquité, ils défendent vos droits, ils garantissent vos possessions; la police que j'ai établie veille à votre sûreté; vous parcourez les villes et les campagnes également à l'abri des surprises des voleurs et du poignard des assassins; et les troupes que j'entretiens vous défendent contre la violence, la rapacité et les invasions de nos ennemis communs. Je ne me borne pas à contenter vos besoins urgents; mes soins vous procurent les aisances et toutes les commodités de la vie. Enfin, si vous voulez vous instruire, vous trouvez des maîtres en tout genre; désirez-vous de vous rendre utiles, les emplois vous attendent; êtes-vous infirmes ou malheureux, ma tendresse pour vous a ménagé des secours que vous trouvez tout préparés; et pour tant de faveurs que je vous prodigue journellement, je ne vous demande d'autre reconnaissance si ce n'est d'aimer cordialement vos concitoyens, et de vous intéresser avec un attachement véritable à ce qui leur est avantageux; ils sont mes membres, ils sont moi-même, vous ne<275> pouvez les aimer sans aimer votre patrie. Mais vos cœurs endurcis et farouches n'estiment pas le prix de mes bienfaits. Une folie effrénée qui s'est emparée de vos sens vous dirige. Vous désirez de vous séparer de la société, de vous isoler, de rompre tous les nœuds qui vous doivent attacher à moi. Quand la patrie fait tout pour vous, ne ferez-vous rien pour elle? Rebelles à tous mes soins, sourds à toutes mes représentations, rien ne pourra-t-il ni fléchir ni amollir vos cœurs de bronze? Rentrez en vous-mêmes; que l'avantage de vos parents, que vos véritables intérêts vous touchent; que le devoir et la reconnaissance s'y joignent, et conduisez-vous désormais envers moi selon que l'exige de vous la vertu, le soin de votre honneur et de la gloire. » Pour moi, je lui répondrais, en m'élançant vers elle : « Mon cœur, vivement touché de tendresse et de reconnaissance, n'avait pas besoin de vous voir et de vous entendre pour vous aimer. Oui, je confesse que je vous dois tout; aussi vous suis-je aussi indissolublement que tendrement attaché; mon amour et ma reconnaissance n'auront de fin qu'avec ma vie; cette vie même est votre bien; quand vous me la redemanderez, je vous la sacrifierai avec plaisir. Mourir pour vous, c'est vivre éternellement dans la mémoire des hommes; je ne puis vous servir sans me combler de gloire. »

Pardonnez, mon cher ami, ce mouvement d'enthousiasme où mon zèle m'emporte. Vous voyez mon âme toute nue. Et comment vous cacherais-je ce que je sens si vivement? Pesez mes paroles, examinez tout ce que je vous ai dit, et je crois que vous conviendrez avec moi qu'il n'est rien de plus sage ni de plus vertueux que d'aimer véritablement sa patrie. Laissons à part les imbéciles et les aveugles, dont l'impuissance saute aux yeux. A l'égard des vieillards et des personnes infirmes, quoiqu'elles ne puissent pas agir pour le bien de la société, elles doivent pourtant conserver pour leur patrie ce tendre attachement que des fils ont pour leur père, partager ses pertes et ses succès, et faire au moins des vœux pour sa prospérité. Si notre<276> condition d'hommes nous engage à faire du bien à tout le monde, à plus forte raison notre condition de citoyens nous oblige-t-elle à servir nos compatriotes de tout notre pouvoir : ils nous touchent de plus près que des peuples étrangers dont nous n'avons que peu ou point de connaissance. Nous vivons avec nos compatriotes; nos mœurs, nos usages, nos lois sont les mêmes; nous ne partageons pas seulement avec eux l'air que nous respirons, mais également l'infortune et la prospérité; et si la patrie a le droit d'exiger que nous nous immolions pour elle, à plus forte raison peut-elle prétendre que par nos services nous lui devenions utiles : l'homme de lettres, en instruisant le public; le philosophe, en lui enseignant la vérité; le financier, en administrant fidèlement ses revenus; le jurisconsulte, en sacrifiant la forme à l'équité; le soldat, en défendant sa patrie avec zèle et courage; le politique, en combinant sagement et en raisonnant juste; l'ecclésiastique, en prêchant la pure morale; l'agriculteur, l'artisan, les manufacturiers, les négociants, en perfectionnant chacun la partie à laquelle il s'est voué. Tout citoyen pensant ainsi travaille alors pour le bien public. Ces différentes branches réunies et conspirant au même but font naître la félicité des États, le bonheur, la durée et la gloire des empires.

Voilà, mon cher ami, ce que mon cœur a dicté à ma plume. Je n'ai point écrit sur cette matière en professeur, parce que je n'ai pas l'honneur d'être un docteur en us, et que je m'entretiens simplement et uniquement avec vous pour vous rendre compte de ce que j'entends par les devoirs qu'un honnête et fidèle citoyen doit remplir envers sa patrie. Cette légère esquisse est suffisante pour vous, qui pénétrez et saisissez promptement les choses. Je vous assure que je n'aurais jamais tant barbouillé de papier, si ce n'était dans l'intention de vous complaire et de vous obéir. Je suis avec le plus sincère attachement, etc.

<277>

IX. LETTRE D'ANAPISTÉMON.

Votre dernière lettre, mon cher ami, me réduit au silence; je suis forcé à me rendre. J'abjure dès ce moment mon indolence et ma paresse; je renonce aux encyclopédistes comme aux principes d'Épicure, et je dévoue tous les jours de ma vie à ma patrie; je veux être désormais citoyen, et suivre en tout votre louable exemple. Je vous confesse franchement mes fautes; je me suis contenté d'idées vagues, je n'ai ni assez réfléchi, ni assez mûrement approfondi cette matière. Ma coupable ignorance m'a empêché jusqu'ici de remplir mes devoirs. Vous faites briller à mes yeux le flambeau de la vérité, et mes erreurs disparaissent. Je veux réparer le temps que j'ai perdu, en surpassant tout le monde par mon ardeur pour le bien public. Je me propose pour exemple les plus grands hommes de l'antiquité, qui se sont signalés pour le service de leur patrie, et je n'oublierai jamais que c'est vous dont le bras vertueux m'a ouvert la carrière où je m'élance sur vos pas. Comment et par quel moyen pourrai-je m'acquitter de tout ce que je vous dois? Comptez au moins que si quelque chose peut surpasser l'amitié et l'estime que j'ai pour vous, ce sont les sentiments de reconnaissance avec lesquels je serai jusqu'à la fin de ma vie, etc.

<278>

X. LETTRE DE PHILOPATROS.

Vous me comblez de joie, mon cher ami; je suis enchanté de votre dernière lettre. Je n'ai jamais douté qu'une âme honnête comme la vôtre ne soit un terrain propre à recevoir les semences de toutes les vertus; je suis sûr que la patrie en recueillera les plus abondantes moissons. La nature avait tout fait en vous; il ne fallait que développer vos sentiments. Si j'ai pu y contribuer, je m'en glorifie, car enrichir la patrie d'un bon citoyen, c'est plus que d'étendre ses frontières. Je suis, etc.


246-a Voyez ci-dessus, p. 224.

261-a Voyez t. VIII, p. 23 et 24.

265-a Voyez t. IV, p. 14.

265-b Voyez t. IV, p. 2, et ci-dessus, p. 33 et 34.

265-c La statue du Grand Électeur a été élevée en 1703, celle du maréchal de Schwerin en 1769, celle du général de Winterfeldt en 1777, celle du général de Seydlitz en 1784, celle du maréchal Keith en 1786, celle du général de Zieten en 1794, et celle du prince Léopold d'Anhalt-Dessau en 1800.

266-a Oratio post reditum in senatu, chap. XI et XV.

270-a Plutarque, Vie d'Alexandre, chap. 60.

272-a D'Alembert prend la défense des véritables encyclopédistes dans deux de ses lettres au Roi, celles du 19 novembre et du 27 décembre 1779.