VIII. LETTRE DE PHILOPATROS.
Non, mon cher ami, je ne vous fais point la guerre, je vous honore et vous estime. Vous séparant de la matière que nous traitons, j'attaque uniquement des préjugés et des erreurs qui se propageraient de génération en génération, si la vérité ne se donnait la peine de les démasquer pour en détromper le public. Je vois avec une satisfaction extrême que vous commencez à vous familiariser avec quelques-unes de mes opinions. Mon système tend uniquement au bien général de la société, et il ne vise qu'à resserrer les liens des citoyens, pour les rendre plus durables; j'exige ce que leur intérêt bien entendu demande également d'eux, c'est qu'ils soient attachés véritablement à leur patrie, qu'ils concourent avec un même zèle à l'avantage de la société; car plus ils y travaillent, et mieux ils y réussissent.
Mais avant de continuer ce que j'ai à vous dire, il est nécessaire que j'écarte une nouvelle difficulté que vous faites naître sur le sujet dont nous traitons. Vous dites que vous ignorez en quoi consiste le pacte social. Le voici : il a été formé par le besoin mutuel qu'ont les hommes de s'assister; et parce qu'aucune communauté ne peut subsister sans mœurs vertueuses, il fallait donc que chaque citoyen sacri<272>fiât une partie de son intérêt à celui de son semblable. Il en résulte que si vous ne voulez pas qu'on vous trompe, vous ne devez tromper personne; vous ne voulez pas qu'on vous vole, ne volez point vous-même; vous voulez qu'on vous assiste dans vos besoins, soyez toujours prêt à servir les autres; vous ne voulez pas qu'on soit inutile, travaillez; vous voulez que l'État vous défende, contribuez-y de votre argent, mieux encore de votre personne; vous désirez la sûreté publique, ne troublez pas vous-même son repos; et si vous voulez que votre patrie prospère, évertuez-vous, servez-la de tout votre pouvoir. Vous ajoutez que personne ne vous a instruit ni parlé de ce pacte social : c'est la faute de vos parents; ceux qui ont présidé à votre éducation n'auraient pas dû négliger un article aussi important. Mais pour peu que vous y eussiez réfléchi, vous l'auriez deviné sans peine.
Vous poursuivez ainsi : Je ne sais quelle dette je dois acquitter envers la société, et je ne sais où trouver le capital dont elle exige les intérêts. Ce capital, c'est vous, votre éducation, vos parents, vos biens; voilà le capital dont vous êtes en possession. Les intérêts que vous lui devez, c'est d'aimer votre patrie comme votre mère, de lui consacrer vos talents; en vous rendant utile, vous vous acquittez de tout ce qu'elle a droit d'exiger de vous. J'ajoute à ceci qu'il est égal sous quel genre de gouvernement se trouve votre patrie; ils sont tous l'ouvrage des hommes, il n'en est aucun de parfait. Vos devoirs sont donc égaux; soit monarchie, ou république, cela revient au même.
Allons plus en avant. Je me souviens que votre lettre fait mention de quelque idée des encyclopédistes272-a dont on vous a parlé. Il y a quelques années que nous étions inondés de leurs ouvrages. Parmi un petit nombre de bonnes choses et un petit nombre de vérités qu'on y trouve, le reste m'a paru un ramas de paradoxes et d'idées légèrement avancées qu'on aurait dû revoir et corriger avant de les<273> exposer au jugement du public. Dans un sens il est vrai que la terre est l'habitation des hommes, comme l'air l'est des oiseaux, l'eau, des poissons, et le feu, des salamandres, s'il y en avait. Mais ce n'était pas la peine d'annoncer avec tant d'emphase une vérité aussi triviale. Vous dites encore, d'après des encyclopédistes, que le sage est citoyen de l'univers. Je vous l'accorde, si l'auteur entend par là que les hommes sont tous frères et qu'ils doivent tous s'aimer; mais je cesse d'être de son avis, si son intention est de former des vagabonds, des gens qui, ne tenant à rien, courent le monde par ennui, deviennent fripons par nécessité, et finissent, soit dans un lieu, soit dans un autre, par être punis de la vie désordonnée qu'ils ont menée. De semblables idées entrent et s'inculquent facilement dans des têtes légères; les suites qu'elles produisent sont toujours opposées au bien de la société, parce qu'elles mènent à dissoudre l'union sociale, en déracinant insensiblement de l'esprit des citoyens le zèle et l'attachement qu'ils doivent à leur patrie. Ces mêmes encyclopédistes ont de même jeté tout le ridicule qu'ils ont pu sur l'amour de la patrie tant recommandé par l'antiquité, et qui de tout temps a été le principe des plus belles actions. Ils raisonnent aussi pitoyablement sur ce sujet que sur bien d'autres : ils vous disent doctoralement qu'il n'y a point d'être qui s'appelle patrie, que c'est une idée creuse de quelque législateur qui a créé ce mot pour gouverner des citoyens, et que par conséquent ce qui n'existe pas réellement ne saurait mériter notre amour. Cela s'appelle pitoyablement argumenter; ils ne distinguent pas ce qu'on nomme selon le langage de l'école ens per se, d'avec ens per aggregationem. L'un signifie un être seul et unique : tel homme, tel cheval, tel éléphant; l'autre joint plusieurs corps ensemble, dont il forme une masse : la ville de Paris, en sous-entendant ses habitants; une armée, c'est une quantité de soldats; un empire, c'est une nombreuse association d'hommes. Ainsi le pays où nous avons reçu la lumière s'appelle notre patrie. Cette patrie existe donc réellement,<274> et ce n'est point un être de raison; elle est composée d'une multitude de citoyens qui tous vivent dans la même société, sous les mêmes lois et avec les mêmes coutumes; et comme nos intérêts et les siens sont étroitement unis, nous lui devons notre attachement, notre amour et nos services. Que pourraient répondre ces cœurs tièdes et lâches, que pourraient répondre tous les encyclopédistes de l'univers, si la patrie personnifiée se présentait subitement devant eux, et leur tenait à peu près ce langage : « Enfants dénaturés autant qu'ingrats auxquels j'ai donné le jour, serez-vous toujours insensibles aux bienfaits dont je vous comble? D'où tenez-vous vos aïeux? c'est moi qui les ai produits. D'où ont-ils tiré leur nourriture? de ma fécondité inépuisable; leur éducation? ils me la doivent; leurs biens et leurs possessions? c'est mon sol qui les leur fournit. Vous-mêmes, vous êtes nés dans mon sein. Enfin vous, vos parents, vos amis, tout ce que vous avez de plus cher au monde, c'est moi qui vous donnai l'être. Mes tribunaux de justice vous protégent contre l'iniquité, ils défendent vos droits, ils garantissent vos possessions; la police que j'ai établie veille à votre sûreté; vous parcourez les villes et les campagnes également à l'abri des surprises des voleurs et du poignard des assassins; et les troupes que j'entretiens vous défendent contre la violence, la rapacité et les invasions de nos ennemis communs. Je ne me borne pas à contenter vos besoins urgents; mes soins vous procurent les aisances et toutes les commodités de la vie. Enfin, si vous voulez vous instruire, vous trouvez des maîtres en tout genre; désirez-vous de vous rendre utiles, les emplois vous attendent; êtes-vous infirmes ou malheureux, ma tendresse pour vous a ménagé des secours que vous trouvez tout préparés; et pour tant de faveurs que je vous prodigue journellement, je ne vous demande d'autre reconnaissance si ce n'est d'aimer cordialement vos concitoyens, et de vous intéresser avec un attachement véritable à ce qui leur est avantageux; ils sont mes membres, ils sont moi-même, vous ne<275> pouvez les aimer sans aimer votre patrie. Mais vos cœurs endurcis et farouches n'estiment pas le prix de mes bienfaits. Une folie effrénée qui s'est emparée de vos sens vous dirige. Vous désirez de vous séparer de la société, de vous isoler, de rompre tous les nœuds qui vous doivent attacher à moi. Quand la patrie fait tout pour vous, ne ferez-vous rien pour elle? Rebelles à tous mes soins, sourds à toutes mes représentations, rien ne pourra-t-il ni fléchir ni amollir vos cœurs de bronze? Rentrez en vous-mêmes; que l'avantage de vos parents, que vos véritables intérêts vous touchent; que le devoir et la reconnaissance s'y joignent, et conduisez-vous désormais envers moi selon que l'exige de vous la vertu, le soin de votre honneur et de la gloire. » Pour moi, je lui répondrais, en m'élançant vers elle : « Mon cœur, vivement touché de tendresse et de reconnaissance, n'avait pas besoin de vous voir et de vous entendre pour vous aimer. Oui, je confesse que je vous dois tout; aussi vous suis-je aussi indissolublement que tendrement attaché; mon amour et ma reconnaissance n'auront de fin qu'avec ma vie; cette vie même est votre bien; quand vous me la redemanderez, je vous la sacrifierai avec plaisir. Mourir pour vous, c'est vivre éternellement dans la mémoire des hommes; je ne puis vous servir sans me combler de gloire. »
Pardonnez, mon cher ami, ce mouvement d'enthousiasme où mon zèle m'emporte. Vous voyez mon âme toute nue. Et comment vous cacherais-je ce que je sens si vivement? Pesez mes paroles, examinez tout ce que je vous ai dit, et je crois que vous conviendrez avec moi qu'il n'est rien de plus sage ni de plus vertueux que d'aimer véritablement sa patrie. Laissons à part les imbéciles et les aveugles, dont l'impuissance saute aux yeux. A l'égard des vieillards et des personnes infirmes, quoiqu'elles ne puissent pas agir pour le bien de la société, elles doivent pourtant conserver pour leur patrie ce tendre attachement que des fils ont pour leur père, partager ses pertes et ses succès, et faire au moins des vœux pour sa prospérité. Si notre<276> condition d'hommes nous engage à faire du bien à tout le monde, à plus forte raison notre condition de citoyens nous oblige-t-elle à servir nos compatriotes de tout notre pouvoir : ils nous touchent de plus près que des peuples étrangers dont nous n'avons que peu ou point de connaissance. Nous vivons avec nos compatriotes; nos mœurs, nos usages, nos lois sont les mêmes; nous ne partageons pas seulement avec eux l'air que nous respirons, mais également l'infortune et la prospérité; et si la patrie a le droit d'exiger que nous nous immolions pour elle, à plus forte raison peut-elle prétendre que par nos services nous lui devenions utiles : l'homme de lettres, en instruisant le public; le philosophe, en lui enseignant la vérité; le financier, en administrant fidèlement ses revenus; le jurisconsulte, en sacrifiant la forme à l'équité; le soldat, en défendant sa patrie avec zèle et courage; le politique, en combinant sagement et en raisonnant juste; l'ecclésiastique, en prêchant la pure morale; l'agriculteur, l'artisan, les manufacturiers, les négociants, en perfectionnant chacun la partie à laquelle il s'est voué. Tout citoyen pensant ainsi travaille alors pour le bien public. Ces différentes branches réunies et conspirant au même but font naître la félicité des États, le bonheur, la durée et la gloire des empires.
Voilà, mon cher ami, ce que mon cœur a dicté à ma plume. Je n'ai point écrit sur cette matière en professeur, parce que je n'ai pas l'honneur d'être un docteur en us, et que je m'entretiens simplement et uniquement avec vous pour vous rendre compte de ce que j'entends par les devoirs qu'un honnête et fidèle citoyen doit remplir envers sa patrie. Cette légère esquisse est suffisante pour vous, qui pénétrez et saisissez promptement les choses. Je vous assure que je n'aurais jamais tant barbouillé de papier, si ce n'était dans l'intention de vous complaire et de vous obéir. Je suis avec le plus sincère attachement, etc.
272-a D'Alembert prend la défense des véritables encyclopédistes dans deux de ses lettres au Roi, celles du 19 novembre et du 27 décembre 1779.