<177>Vous, malheureux Thersite, et vous, triste Brunel.a
Oui, vengez-vous sur nous des cruautés du ciel.
Mais qu'un homme d'esprit se porte à la folie
D'obscurcir les talents, de ternir le génie,
Que, par malice enclin à blâmer ses égaux,
Taupe sur leurs vertus et lynx sur leurs défauts,b
Il se fasse un plaisir de nuire et de médire,
Non, c'est à quoi mon cœur ne peut jamais souscrire.
Ce sujet me rappelle un conte qu'on me fit,
Dans cet âge où la fable instruisait mon esprit.
En ces temps où le monde était en son enfance.
Chaque être était, dit-on, doué de connaissance,
La raison éclairait les sages animaux,
L'on entendait parler jusques aux végétaux,
Toute chose en naissant semblait être parfaite,
Et ni plante ni fleur n'était alors muette.
Dans un certain jardin, en ces temps renommé,
Que l'auteur par oubli ne nous a pas nommé,
La rose, en s'admirant et méprisant la vigne,
Lui dit un jour : « Je plains ta destinée indigne :
Si l'homme ne taillait tes rameaux superflus,
Si tu n'élevais pas tes pampres abattus,
Entourant tendrement cet ormeau charitable,
Tes sarments languissants ramperaient sur le sable;
Tes ceps disgraciés ne portent point de fleurs,
Tes feuilles sont sans ombre, et tes fruits sans odeurs.
Aux rayons d'un beau jour lorsqu'on me voit éclore,
Mon éclat cède à peine au pourpre de l'aurore;
Cet encens recherché, ces baumes peu communs
N'ont pas la douce odeur qu'exhalent mes parfums;
Nous sommes des festins les compagnes fidèles,
J'orne dans des bouquets la coiffure des belles,
a Personnage difforme et malheureux des poëmes du Bojardo et de l'Arioste.
b Lynx envers nos pareils, et taupes envers nous,
Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes.