<91>Je sus me défier d'un esprit inventif,
Curieux mais léger, prompt mais spéculatif,
Qui, créant des erreurs, adorait son ouvrage.
Il me semble, d'Argens, tout étant pour l'usage,
Que nous avons reçu certain degré d'esprit,
Qui, bien que limité, pour nos besoins suffit.
Cet esprit fut pour nous un présent nécessaire,
Et le ciel le devait à l'humaine misère :
Inférieur en force à tous les animaux,
L'homme aurait succombé sous le nombre des maux;
Imbécile en naissant, exposé sans défense,
La mort l'eût moissonné dès sa plus tendre enfance.
Un tissu délié, de fragiles ressorts
Artistement unis composent notre corps;
Contre les aquilons et la bise perçante
Rien ne nous garantit qu'une peau transparente;
Il fallait en tout temps combattre les saisons,
Tondre, filer, ourdir et tramer les toisons,
Charpenter dans les bois, creuser dans les carrières,
Et sur des chars tremblants mener de lourdes pierres.
Mais, sur tout autre soin, il fallait se nourrir,
Expliquer ses besoins, s'aider, se secourir,
Par des sons variés, interprètes de l'âme,
Du feu qui la nourrit communiquer la flamme,
Pour notre sûreté créer des arts nouveaux,
Rendre le fer tranchant, dompter les animaux.
Ainsi sur nos dangers la nature attendrie
A la faiblesse humaine accorda l'industrie.
Mais lorsque notre orgueil sur le bon sens prévaut,
Que notre esprit trop vain veut s'élever trop haut,
Que l'homme veut percer de ses yeux téméraires
La nuit dont la nature a voilé ses mystères,
Son audace frivole, au lieu d'embrasser tout,
De son étroite sphère apprend à voir le bout.
Non, l'esprit, hors des sens, n'a plus d'intelligence,
Nos organes grossiers font toute sa puissance,
Notre raison, sans eux, comme un esquif léger,