ODE VIII (IX). A MAUPERTUIS.43-a LA VIE EST UN SONGE.
O Maupertuis, cher Maupertuis,
Que notre vie est peu de chose!
Cette fleur, qui brille aujourd'hui,
Demain se fane à peine éclose;
Tout périt, tout est emporté
Par la dure fatalité
Des arrêts de la destinée;
Votre vertu, vos grands talents
Ne pourront obtenir du temps
Le seul délai d'une journée.
Mes beaux jours se sont écoulés
Ainsi qu'une onde fugitive;
Mes plaisirs se sont envolés,
Aucun pouvoir ne les captive.
Déjà de la froide raison
Je suis la stoïque leçon,
<41>Lorsque je baisse, elle s'élève;
Le présent s'échappe sans fin,
L'avenir est très-incertain,
Et le passé, c'est moins qu'un rêve.
Homme si fier, homme si vain
De ce que ton faible esprit pense,
Connais ton fragile destin,
Et réprime ton arrogance.
Ton terme est court, il est borné,
Le sort, du jour où l'homme est né,
L'entraîne vers la nuit fatale;
Là, dans la foule confondus,
Les Virgile, les Mévius
Ont une destinée égale.
Vous que séduit l'éclat trompeur
D'un bien passager et frivole,
Vous qui d'un métal suborneur
Avez fait votre unique idole,
Pour qui voulez-vous l'amasser?
Vous que le monde voit passer
Comme une fleur qui naît et tombe,
Mortels, déplorez vos erreurs :
Vos richesses et vos grandeurs
Vous suivront-elles dans la tombe?
Comment à tant de vains objets
Immole-t-on sa destinée?
Comment tant de vastes projets
Pour une course aussi bornée?
Héros qui préparez des fers
A ce malheureux univers
Pour établir votre mémoire,
Rappelez-vous ces conquérants
Inscrits dans les fastes du temps :
Pourrez-vous égaler leur gloire?
<42>Je veux que de vos grands exploits
La terre paraisse alarmée,
Et qu'au niveau du nom des rois
Vous élève la renommée;
La paix termine vos combats,
Enfin, victime du trépas,
On dit un mot de votre vie;
Bientôt les siècles destructeurs
Font périr toutes vos grandeurs,
L'homme meurt, le héros s'oublie.
Tant de grands hommes ont été!
Les siècles grossiront leur nombre :
Élevez-vous à leur côté,
Vous serez caché dans leur ombre.
Si votre ignorante fureur
Prit l'ambition pour l'honneur,
Quel sera votre sort funeste!
Souvent un tyran furieux
Vante ses exploits glorieux,
Quand tout l'univers le déteste.
Que de siècles sont écoulés
Depuis qu'une force féconde
Fixa les éléments troublés,
Et du chaos forma le monde!
Le temps soumet tout à sa loi,
Le présent s'enfuit loin de moi,
L'avenir s'empresse à le suivre;
Homme, ton terme limité
N'est qu'un point dans l'éternité,
Être un moment s'appelle vivre.
Si l'homme pouvait subsister
Au moins deux âges dans ce monde,
Peut-être oserait-on flatter
L'orgueil sur lequel il se fonde;
<43>Vos vœux, mortels audacieux,
Vont à vous égaler aux dieux;
Vous, nés pour ramper dans la fange,
Pour vivre un instant, pour périr,
Vous, nés pour vous anéantir,
Vous aspirez à la louange!
Pourquoi rechercher le bonheur?
Pourquoi craindre le bras céleste?
Le bien est un songe flatteur,
Et le mal un songe funeste;
Tous ces divers événements
Sont des objets indifférents
Pour qui connaît notre durée;
Partez, chagrins, plaisirs, amours,
Je vois la trame de mes jours
Dans la main d'Atropos livrée.
Biens, richesses, titres, honneurs,
Gloire, ambition, renommée,
Éclats faux, éclats imposteurs,
Vous n'êtes que de la fumée;
Un regard de la vérité
De votre fragile beauté
Fait évanouir l'apparence;
Non, rien de solide ici-bas,
Tout, jusqu'aux plus puissants États,
Est le jouet de l'inconstance.
Connaissons notre aveuglement,
Nos préjugés et nos faiblesses;
Tout ce qui nous paraît si grand
N'est qu'un amas de petitesses.
Transportons-nous au haut des cieux,
De sa gloire jetons les yeux
<44>Sur Paris, sur Pékin, sur Rome;
Leur grandeur disparaît de loin,
Toute la terre n'est qu'un point;
Ah! que sera-ce donc de l'homme?
Nous nageons, pleins de vanité,
Entre le temps qui nous précède
Et l'absorbante éternité
De l'avenir qui nous succède;
Toujours occupés par des riens,
Les vrais Tantales des faux biens,
Sans cesse agités par l'envie,
Pleins de ce songe séduisant,
Nous nous perdons dans le néant :
Tel est le sort de notre vie.
A Berlin, ce 18 de décembre 1749.
43-a Voyez t. II, p. 39; t. III, p. 28; et t. VII, p. 35, 63 et 64.