ÉPITRE X. AU GÉNÉRAL BREDOW.156-a SUR LA RÉPUTATION.
Bredow, l'homme est aux yeux d'un censeur équitable
Un être raisonneur plutôt que raisonnable :
Son esprit inquiet, vain, superficiel,
Embrasse l'apparence et manque le réel;
Sa faiblesse entrevoit, et son orgueil décide.
Est-il rien de plus faux et rien de plus stupide
Que la frivolité de tant de jugements,
Que ces décisions d'ineptes suffisants,
Que tant de tribunaux qui, sans règles ni titres,
Des réputations se rendent les arbitres?
C'est là que la sottise a d'ardents zélateurs;
J'ai vu, discret témoin de leurs propos moqueurs,
<137>Le mérite modeste attaqué sans scrupule,
La folie en crédit, le bon sens ridicule.
Quand, pour les intérêts du Kan son souverain.
Mustapha d'Oczakoff se rendit à Berlin,
Sa barbe, son caftan excitèrent à rire;
Le courtisan moqueur, enclin à la satire,
Rempli de préjugés contre les Musulmans,
Épiloguait leurs mœurs et leurs ajustements;
Les plus polis disaient : Peut-on être Tartare?
Pas un d'eux ne savait que ce peuple barbare,
Quoique de nos habits les siens soient différents,
Avait conquis la Chine et soumis les Persans.
Mais la réflexion les effraye et les gêne,
L'esprit d'un mot plaisant peut accoucher sans peine;
Affectons cet air haut et ce ton suffisant
Dont l'idiot public respecte l'ascendant,
Et nous subjuguerons notre absurde auditoire :
Un sot trouve toujours un plus sot pour le croire;157-a
Une voix imposante, un maintien effronté,
Sont de forts arguments pour le peuple hébété.
Dès qu'un livre nouveau s'étale chez Néaulme,157-b
Nos beaux esprits manques, sur le titre du tome,
Jugent sévèrement l'ouvrage et son auteur;
Tout quartier de Berlin a certain connaisseur
Qui sur ces nouveautés raisonne, dogmatise,
Du vulgaire à son gré gouverne la bêtise.
L'un soutient que Voltaire est dépourvu d'esprit,
Mais que Bähr158-a doit charmer tout lecteur qui le lit,
<138>Qu'Euler158-b en vains calculs met sa philosophie,
Que Maupertuis des dieux parle comme un impie,
Que Sack158-c est amusant et Montesquieu diffus.
Les Grâces, dit un autre, inspirent Heinius,158-d
Haller,158-e à son avis, l'emporte sur Horace,
Et Gottsched doit tenir le sceptre du Parnasse.
Midas jugeait ainsi sur le sacré vallon
Des pipeaux du satyre et du luth d'Apollon.
Qu'heureux seraient nos jours, si tout juge profane
Portait comme ce roi la coiffure d'un âne!
Ah! quel plaisir de voir ces censeurs refrognés
Dans toute leur folie en public désignés!
Mais nous voyons partout fourmiller dans le inonde
De ces louches esprits dont ma patrie abonde.
Virgile avec Segrais158-f s'est trouvé comparé,
Auguste aux Antonins fut souvent préféré;
Des imposteurs mitrés qu'on nomme les saints-pères
Nous ont peint Julien sous les traits des Tibères;
Tout l'univers reçut ces mensonges pieux,
Et Julien passa pour un monstre odieux;
Un sage,159-14 après mille ans, débrouilla son histoire,
La vérité parut et lui rendit sa gloire.
Tout Paris condamna l'auteur laborieux159-15
Qui, dans un parallèle exact, ingénieux,
<139>D'Homère et de Zeuxis compara la science;
Des lettrés étrangers forcèrent ceux de France
A priser cet ouvrage approuvé d'Apollon.
Londres ne connut point la muse de Milton;
Longtemps après sa mort, l'Anglais mélancolique
Aperçut les beautés de son poëme épique;
Si l'ouvrage était bon, il le fut de tout temps,
Mais il faut de bons yeux pour juger des talents.
Je vois que ces écrits et ces pièces nouvelles
Vous semblent dans le fond d'aimables bagatelles;
Vous pensez qu'en payant l'ouvrage à l'éditeur,
Le droit de le juger appartient au lecteur,
Que l'un aime le simple et l'autre le sublime,
Que soutenir son choix n'est pas un si grand crime,
Mais que tous les humains pensent profondément
Lorsqu'il faut décider d'un sujet important,
D'un sujet dont dépend leur fortune et leur vie.
Ah! c'est là, cher Bredow, que paraît leur folie.
Erreur, sur notre esprit jusqu'où va ton pouvoir!
Dans ce siècle éclairé, plein d'un profond savoir,
De nos bons Berlinois la cervelle insensée
Prend la poudre d'Ailhaud160-a pour une panacée;
Aucun d'eux ne connaît l'empirique docteur,
Du remède nouveau téméraire inventeur;
Sans un long examen, qui leur est incommode,
Éblouis par l'espoir, attirés par la mode,
Ils éprouvent sur eux quels seront ses effets.
Ne vous souvient-il plus du règne des sachets,
Fameux préservatif du mal qu'on appréhende,
Aussi sûr que les os d'un saint de la légende?
J'ai vu, Bredow, j'ai vu mes chers concitoyens,
Chargeant de ces sachets leurs cous luthériens,
<140>Dans leur crédulité braver la léthargie,
Et ne plus redouter les coups d'apoplexie.
Faut-il approfondir si le remède est bon,
Si c'est un antidote ou si c'est un poison?
Claudine l'applaudit, Marthe s'en est servie,
Suffit, il faut en prendre, au risque de sa vie.
Sur la fortune enfin on ne voit pas plus clair,
Tant l'esprit des humains est frivole et léger!
Rappelez-vous les temps de Law et du système :
Jadis les bons chrétiens couraient moins au baptême
Que le peuple français, dans ses transports outrés,
S'empressait de gagner de ces papiers timbrés;
La triste vérité, dissipant leur chimère,
Au sein de leurs trésors étala leur misère.
Quoi! Bredow, vous riez de mes raisonnements?
Vous pensez, je le vois, que ces beaux arguments
Ne sont qu'un jeu d'esprit d'une muse badine,
Qui plaisante des sots et de la médecine;
Ces portraits, dites-vous, malignement tracés,
Ne représentent point des citoyens sensés,
Et mes pinceaux, trempés aux couleurs des Ténières,
Peignent d'un peuple obscur les sottises grossières.
Soit, mais ce peuple abject que vous m'abandonnez,
C'est lui qui fait le nombre, et du moins convenez
Que les trois quarts du monde ignorant et stupide
Ne sait pas dans ses choix quel motif le décide.
Eh bien, puisqu'il le faut, plaçons-nous sur les bancs,
Examinons tous deux la raison des savants;
Ces esprits pénétrants, amateurs des sciences,
Sans doute auront acquis de vastes connaissances.
Prenons ce fameux Sack, ce suppôt de Calvin,
Ce zélateur couru du sexe féminin,
Qui deux fois par semaine en style de sophiste
Fulmine l'anathème et proscrit le déiste.
Si le hasard caché qui préside au destin,
Au lieu d'avoir formé sa cervelle à Berlin,
L'avait fait naître à Rome, il serait catholique,
<141>A Péra musulman, et païen en Afrique;161-a
Nourri dès le berceau d'autres opinions,
Il aurait combattu pour ces religions.
De puissants préjugés, sucés dès son enfance,
Offusquant sa raison, font toute sa science;
Par de sombres terreurs ses esprits égarés
Adorent en tremblant des énigmes sacrés.
Ce docteur à son gré gouverne le vulgaire,
Une foule stupide environne sa chaire,
Avec un saint respect l'écoute en sommeillant,
Le croit sans le comprendre, et l'admire en bâillant.
Qu'au sortir du sermon l'auditeur imbécile
Entende un libertin glosant sur l'Évangile,
Il dévore aussitôt ces plaisantes leçons,
Il prend quelques bons mots pour autant de raisons;
Dévot sans examen, libertin sans scrupule,
De chrétien qu'il était, il devient incrédule,
Son esprit inconstant est dépourvu d'appui,
De fragiles roseaux sont plus fermes que lui.
Le peuple veut juger, le docte croit connaître,
Raisonner sans raison, c'est le fond de notre être.
Ne m'allez point citer le sublime Newton,
Qui, s'élevant plus haut qu'Archimède et Platon,
Dit qu'autour du soleil nous faisons une ellipse :
Newton, le grand Newton fit son Apocalypse;
Quoique par son algèbre il calculât les cieux,
Sur saint Jean, comme nous, cet Anglais rêva creux.
Peu m'importe après tout que des savants célèbres
Égarent leur raison au sein de ces ténèbres;
Mais ce qui doit toucher tout homme de bon sens,
C'est la funeste ivresse et les écarts fréquents
D'un peuple mesuré, timide, flegmatique,
<142>Républicain zélé, commerçant pacifique,
Qui, suivant les conseils d'un fripon d'écrivain,
Fit la guerre à la France et Nassau souverain.
A Cologne vivait un fripier de nouvelles,
Singe de l'Arétin,163-a grand faiseur de libelles.
Sa plume était vendue, et ses écrits mordants
Lançaient contre Louis leurs traits impertinents;
Deux fois tous les sept jours pour lui roulait la presse.
Et ses feuillets, notés par sa scélératesse,
Décorés des vains noms de foi, de liberté,
Étaient lus du Batave avec avidité.
De ce poison grossier le succès fut rapide,
Le peuple et les régents suivant leur nouveau guide,
Ces bons marchands, heureux dans le sein de la paix,
Publièrent la guerre en haine des Français.
Si George de leurs bras fortifia sa ligue,163-b
Il ne dut ce secours qu'au pouvoir de Rodrigue.163-c
Ainsi d'un scélérat le vain raisonnement
Devient l'opinion du vulgaire ignorant;
Plein de ses préjugés, il donne son suffrage,
Il approuve, il condamne, il loue, il vous outrage,
Il veut apprécier les grands et les héros,
Sans les avoir connus il reprend leurs défauts.
Quand Mars au front sanglant, par sa funeste escorte,
Du palais de Janus a fait ouvrir la porte,
Dès qu'on voit dans les champs déployer les drapeaux,
Les glaives meurtriers sortir de leurs fourreaux,
Sans savoir la raison de leur haine cruelle,
D'un des rois le vulgaire embrasse la querelle.
J'ai vu de nos Germains le bon sens perverti,
Plein d'un instinct aveugle, embrasser un parti,
De l'Autriche oublier l'insolent despotisme,
<143>En faveur de Thérèse outrer le fanatisme,
Détester Charles sept, Prussiens, Bavarois,
Et du Lorrain vaincu prôner les grands exploits.
O le plaisant projet de ce peuple caustique,
Qui reprend un héros sur l'art de la tactique,
Qui veut juger d'un camp, n'en ayant jamais vu,
Et dispose un combat sans avoir combattu!
Chacun, jusqu'au beau sexe, en ces graves matières
Croit pouvoir décider par ses propres lumières;
Devant son tribunal, ministres, généraux,
Et les rois agresseurs, et les rois leurs rivaux,
Reçoivent leur arrêt en moins d'une minute,
Et la navette en main, l'on juge de leur chute.
Dans cet aréopage on décide des noms,
On élève, on détruit les réputations;
La vertu, les talents, le sceptre, la tiare,
Il n'est rien qu'on épargne en ce siècle bizarre.
Ce digne protecteur des arts et des talents,
A qui la France a dû ses destins florissants,
Colbert, de l'industrie et le moteur et l'âme,
Souffrit après sa mort un traitement infâme.164-a
Louis, qui dans l'Europe étala sa grandeur,
Bienfaisant dans sa cour, terrible à l'Empereur,
Louis, que les travaux, les arts et la victoire
D'un pas toujours égal élevaient à la gloire,
Dès qu'une fois la mort retrancha ses destins,
Son tombeau fut couvert par des couplets malins,
Et le Français léger, enivré de folie,
Du plus grand de ses rois osa flétrir la vie.165-a
Bredow, tel est le peuple et l'idiot public,
Rien ne peut échapper à sa langue d'aspic;
C'est cet étrange oiseau, rempli d'yeux et d'oreilles,
De climats en climats publiant des merveilles,
Qui ne peut assouvir sa curiosité,
Qui confond le mensonge avec la vérité;165-b
<144>L'inquiète cabale et la perfide envie,
La haine, la fureur, l'infâme calomnie,
L'instruisent en passant de faits remplis d'horreurs,
Et bientôt l'univers répète ces noirceurs.
Être blessé du monstre est un mal incurable.
Eh bien, que pensez-vous? l'homme est-il raisonnable
D'employer tant de soins, de peines, de travaux,
D'immoler ses plaisirs, ses jours et son repos,
Pour attirer sur lui les yeux et le suffrage
De ce peuple ignorant, téméraire et volage,
Rempli de préjugés, esclave de l'erreur,
Et du nom des mortels très-faux dispensateur?
O gloire, illusion, cesse de nous séduire,
L'amour de la vertu doit tout seul nous conduire;
Mon cœur doit méjuger, s'il m'approuve, suffit,165-c
J'arrache ces lauriers qu'on me prête à crédit.
Quoi! je voudrais devoir mon nom et mon mérite
Au caprice inconstant d'une foule séduite,
Et n'être vertueux que pour me voir louer!
Que le monde me blâme ou daigne m'avouer,
Je ris de son encens qui s'envole en fumée,
Et du peuple insensé qui fait la renommée.
156-a Le général Asmus-Ehrentreich de Bredow passa l'hiver de 1750 à 1751 au château de Potsdam, dans la société de Frédéric. L'Épître qui lui est adressée fut probablement composée à cette époque, peu de temps après l'audience que le Roi donna au kan des Tartares le 27 juillet 1750. Voyez Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LV, p. 642. Membre de l'Académie des sciences depuis 1752, M. de Bredow mourut à Halberstadt le 23 février 1756, dans sa soixante-troisième année; il était alors lieutenant-général d'infanterie et chevalier de l'Aigle noir. Voyez ci-dessus, p. 153, les deux vers du Roi à la louange de cet officier.
157-a Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire.
L'Art poétique
, dernier vers.157-b Libraire de Berlin. Voyez t. I, p. xxxv.
158-a Nous présumons que le Roi veut parler de George-Henri Behr, médecin praticien à Strasbourg et président de la société allemande de la même ville, dès sa fondation en 1743. Ce savant, mort en 1761, est auteur d'un grand nombre d'ouvrages, entre autres : Die Gottheit oder Lob und Erkenntniss des Schöpfers aus seinen Geschöpfen, mit poetischer Feder entworfen. Augsbourg, 1751, in-8.
158-b Voyez t. IX, p. 74.
158-c Auguste-Frédéric-Guillaume Sack, premier prédicateur de la cour à Berlin, né en 1703, mourut en 1786. Son ouvrage intitulé Vertheidigter Glaube der Christen, 1748, fit sensation.
158-d Jean-Philippe Heinius fut directeur du gymnase de Joachim de 1730 à 1769; lorsque l'Académie des sciences fut rétablie, il devint directeur de la classe de philosophie. Il mourut en 1775.
158-e Voyez t. VII, p. 136.
158-f Jean Regnauld de Segrais, né en 1624, mort en 1701. On a de lui des Églogues, des Poésies diverses, une traduction en vers de l' Énéide et des Géorgiques, etc.
159-14 L'abbé de la Bletterie. [Voyez t. VII, p. 120, et ci-dessus, p. 10.]
159-15 L'abbé Du Bos. [Auteur des Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture. 1719.]
160-a Jean Ailhaud, chirurgien, né à Lourmian en Provence, ne doit sa célébrité qu'à la poudre purgative qui porte son nom, et qui n'était autre chose qu'un mélange de résine, de scammonée et de suie. En 1788, il publia un Traité de l'origine des maladies et des effets de la poudre purgative. Il mourut à Aix, en 1706, à l'âge de quatre-vingt-deux ans.
161-a Voltaire, Zaïre, acte I, sc. I, dit :
Je le vois trop : les soins qu'on prend de notre enfance
Forment nos sentiments, nos mœurs, notre croyance.
J'eusse été près du Gange esclave des faux dieux,
Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux.
163-a Voyez t. IX, p. 54.
163-b Voyez t. III, p. 35.
163-c
Thérèse de leur bras fortifia sa ligue,
Et ne dut ce secours qu'au sermon de Rodrigue.
164-a Voyez ci-dessus, p. 6.
165-a Voyez ci-dessus, p. 6.
165-b Confondre l'apparence avec la vérité. Molière, Tartuffe, acte I, scène VI.
165-c Il suffit. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 223.)