ÉPITRE XV. A ALGAROTTI.202-a
Aimable rejeton de l'antique Ausonie,
En qui l'on reconnaît tout le brillant génie,
L'urbanité, le goût de ces esprits ornés
Que Rome produisit en ses temps fortunés,
D'où vient, Algarotti, que l'homme né caustique
Jusque sur ses amis se permet la critique?
Qu'à trouver des défauts occupant sa raison,
Au nectar de l'éloge il mêle du poison?
N'est-ce point l'amour-propre, ingénieux protée,
Qui, prenant de l'esprit la figure empruntée,
Des mœurs, du ridicule et des défauts d'autrui
Élève un monument qu'il érige pour lui?
Ou serait-ce qu'un dieu dont nous sommes l'ouvrage
Eût empreint dans nos cœurs une secrète image
Qui, retraçant les traits de la perfection,
Nous fait juger d'autrui par la comparaison?
Cherchons moins d'arguments pour pallier un vice
Que forma l'amour-propre au sein de la malice;
Un courtisan adroit condamne ses rivaux,
D'une main complaisante il flatte ses défauts;
<175>Il n'est point médisant, il s'en ferait scrupule,
Mais d'un sot plaisamment il rend le ridicule;
Cet esprit pénétrant dont il se fait honneur
Me fait craindre sa langue et soupçonner son cœur.
S'il était bienfaisant, son éloquence vaine
Ne déchirerait pas toute l'espèce humaine;
Sur les défauts d'autrui beaucoup moins rigoureux,
Par charité souvent il fermerait les veux.
Mais de ces scrutateurs la langue trop hardie
Glace chez les mortels l'amitié refroidie;
Plaçant à tout propos des si malins, des mais.
Juges de leurs amis, ils leur font leur procès;
Même à force de goût et de délicatesse,
Ils prennent en horreur notre fragile espèce.
Dans ce siècle de fer, dans ces temps corrompus,
Il n'est plus par malheur d'Achate, de Nisus,
L'homme plein de bonté passe pour imbécile,
Et l'amitié s'exprime en style de Zoïle.
« Licidas mon ami, dit l'un, me fait bâiller,
Perse serait charmant, s'il n'aimait à railler,
Chrvsippe est ennuyeux, il est toujours sublime,
Et l'emporté Damon à tout propos s'anime;
Ménélas est trop fier, Sulpicius trop bon,
L'économe Lycas est pis qu'un Harpagon,
Héraclite, hypocondre, en lui-même se mine,
Et Narcisse en vrai fat chérit sa bonne mine. »
Par de pareils propos pleins de malignité
On renverse l'esprit de la société.
Ah! si l'homme du moins dans sa folie extrême
Faisait sans préjugés un retour sur lui-même,
Il trouverait en lui le nombre de défauts
Qu'il va si hautement blâmer chez ses égaux;
On le verrait bientôt, quand son ami le blesse,
Compenser avec lui faiblesse pour faiblesse,
Et, l'aidant à voiler certains défauts trop nus,
Relever de bon cœur l'éclat de ses vertus.
Qui trouve tout mauvais est rempli de malice,
<176>Un œil qui voit tout jaune est atteint de jaunisse;
Souvent les préjugés et les préventions
Nous dictent les arrêts de nos décisions.
La nature, en suivant ses maximes constantes,
Tailla tous les objets à faces différentes :
Burrhus voit le dessus, Séjan voit le revers,
De là sur un objet cent jugements divers.
J'ai honte qu'un soldat nourri dans l'ignorance
Réprouve d'un lettré l'étude et la science,
Ou lorsqu'aux financiers quelque pédant fourré
De leur utile emploi fait un portrait outré,
Ou qu'en argumentant l'homme de loi s'engage
De prouver qu'un soldat est un anthropophage.
Extravagants bouffis de vos faibles exploits,
Don Quichottes zélés de vos divers emplois,
Ne verrez-vous jamais que l'immense nature
A bien plus d'une fin a fait la créature?
Tout être eut ses destins, tout homme eut ses talents,
Et pour le bien du monde ils sont tous différents.
Si chacun s'enrôlait sous Cujas et Bartole,
Qui, de ses bras nerveux rendant la terre molle,
Déchirerait son sein, cultiverait son champ,
Ramasserait les blés coupés d'un fer tranchant?
Sera-ce l'avocat qui pourra vous défendre,
Si quelque prince actif, prêt à tout entreprendre,
Forme sur le royaume un projet dangereux,
Et vient couvrir vos champs de ses soldats nombreux?
Supprimons le soldat ou le jurisconsulte,
Même danger alors pour l'État en résulte :
Ce serait, un vaisseau privé de matelots,
Voguant au gré d'Éole à la merci des flots.
De ces instincts divers l'espèce et la nuance
Fait, loin de la blâmer, bénir la Providence;
Ne condamnons jamais que le vice effronté,
Trop funeste ennemi de la société.
On peut vous pardonner l'humeur acariâtre,
A vous que la nature a traités en marâtre,
<177>Vous, malheureux Thersite, et vous, triste Brunel.205-a
Oui, vengez-vous sur nous des cruautés du ciel.
Mais qu'un homme d'esprit se porte à la folie
D'obscurcir les talents, de ternir le génie,
Que, par malice enclin à blâmer ses égaux,
Taupe sur leurs vertus et lynx sur leurs défauts,205-b
Il se fasse un plaisir de nuire et de médire,
Non, c'est à quoi mon cœur ne peut jamais souscrire.
Ce sujet me rappelle un conte qu'on me fit,
Dans cet âge où la fable instruisait mon esprit.
En ces temps où le monde était en son enfance.
Chaque être était, dit-on, doué de connaissance,
La raison éclairait les sages animaux,
L'on entendait parler jusques aux végétaux,
Toute chose en naissant semblait être parfaite,
Et ni plante ni fleur n'était alors muette.
Dans un certain jardin, en ces temps renommé,
Que l'auteur par oubli ne nous a pas nommé,
La rose, en s'admirant et méprisant la vigne,
Lui dit un jour : « Je plains ta destinée indigne :
Si l'homme ne taillait tes rameaux superflus,
Si tu n'élevais pas tes pampres abattus,
Entourant tendrement cet ormeau charitable,
Tes sarments languissants ramperaient sur le sable;
Tes ceps disgraciés ne portent point de fleurs,
Tes feuilles sont sans ombre, et tes fruits sans odeurs.
Aux rayons d'un beau jour lorsqu'on me voit éclore,
Mon éclat cède à peine au pourpre de l'aurore;
Cet encens recherché, ces baumes peu communs
N'ont pas la douce odeur qu'exhalent mes parfums;
Nous sommes des festins les compagnes fidèles,
J'orne dans des bouquets la coiffure des belles,
<178>Et, reine des jardins, mes charmes ravissants
Assurent mon empire établi sur les sens. »
« Je vaux bien plus que toi, dit la vigne à la rose :
Trop peu durable fleur, souvent, à peine éclose,
Un souffle d'aquilon vient terminer ton sort,
Le jour qui t'a vu naître est le jour de ta mort.
J'estimerais bien plus tes qualités divines,
Si ta tige hérissée enfantait moins d'épines,
Si, joignant à tes fleurs l'avantage des fruits,
Tu devenais utile ainsi que je le suis.
Regarde mes raisins si féconds en délices :
Qui ne préférerait mon vin à tes calices?
Ces grappes, au pressoir réduites en liqueurs,
Chassent l'ennui chez l'homme, et raniment les cœurs;
Mes pampres ont orné dans des fêtes galantes
Le thyrse de Bacchus, la tête des bacchantes :
Ta beauté n'a qu'un temps, et je dure toujours. »
Un gros vilain chardon écoutant leurs discours,
Occupant un terrain qu'il rendait inutile,
Leur dit, en hérissant son panache stérile :
« Je n'ai ni vos parfums ni vos fruits de bon goût,
Mais tout terrain m'est bon, ma plante vient partout,
Et vos fruits et vos fleurs, de quel nom qu'on les nomme,
Ne sont qu'un vil tribut que vous payez à l'homme :
De notre liberté nous connaissons le prix :
Allez, et des chardons n'attendez que mépris. »
Déjà ces végétaux se seraient fait la guerre,
Ils se seraient battus; mais ils tenaient en terre.
Au fort du démêlé, l'aigle de Jupiter
Entendit leurs brocards, planant sur eux en l'air.
« Étouffe, vil chardon, dit-il, ta voix profane;
Rebut de la nature et pâture de l'âne,
Que ma leçon t'apprenne à te moins estimer :
Il faut être parfait quand on veut tout blâmer. »
Et s'adressant, après, à ces diverses plantes :
« Réprimez, leur dit-il, vos satires mordantes,
Et sans vous avilir par vos propos amers,
<179>Applaudissez plutôt à vos talents divers.
Tout est ce qu'il doit être, et les vignes, les roses
Tiennent toutes leur rang selon l'ordre des choses :
N'élevez pas trop haut vos téméraires vœux. »
Oui, la perfection est l'attribut des dieux;
Du bon et du mauvais le bizarre assemblage
De ce faible univers doit être le partage;
La terre si féconde a d'arides cantons,
L'été brûle d'ardeur, l'hiver a ses glaçons;
Ce globe raboteux, hérissé de montagnes,
A des gouffres, des bois, des mers et des campagnes;
Le feu dévore tout, l'air est troublé des vents,
Cet éternel combat maintient les éléments.
Qui se peint tout en beau dans ces lieux qu'il habite
Méconnaît la nature, et rêve en Sybarite;
Qui trouve tout mauvais trahit son intérêt :
Il faut prendre ici-bas le monde tel qu'il est.208-a
202-a Le comte François Algarotti, né à Venise le 11 décembre 1712. mourut à Pise le 3 mai 1764. Voyez t. VI, p. 250, et ci-dessus, p. 75.
205-a Personnage difforme et malheureux des poëmes du Bojardo et de l'Arioste.
205-b Lynx envers nos pareils, et taupes envers nous,
Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes.
La Besace
.208-a Voltaire demanda cette Epître au Roi, dans sa lettre du 19 avril 1749.