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ÉPITRE XVI. A FINCK.209-a LA VERTU PRÉFÉRABLE A L'ESPRIT.

Le défaut principal du siècle où nous vivons,
Digne des habitants des Petites-Maisons,
C'est que, jusqu'au cerveau le plus paralytique,
Chacun de bel esprit au fond du cœur se pique;
Cette fureur s'accroît et nous possède tous,
Non, les Abdéritains ne furent pas plus fous.
Le monde aime l'esprit, il rit de la bêtise;
L'esprit, l'esprit, dit-on, et nous serons de mise.
Du plus sot sur ce point l'aveuglement est clair,
Et s'il ne sait penser, il en affecte l'air;
Pareil à ces taureaux qui dans un champ aride
Paraissent se nourrir, et ne mâchent qu'à vide,
Le pédant le plus lourd se croit spirituel,
Et surtout dans le monde on veut passer pour tel;
Ah! que ne fait-on pas pour usurper ce titre!
L'un, fléau des auteurs, s'érigeant en arbitre,
Avec moins de talents que ses rivaux n'en ont,
Admire ce qu'il fait, déchire ce qu'ils font;
<181>Il pense qu'en jouant le rôle de Zoïle,
L'univers abusé l'en croira plus habile.
Un autre, plus pervers, va jusqu'à la noirceur;
Aux charmes de l'esprit il immole son cœur,
Prépare des poisons, s'arme de la satire,
Comme un chien furieux, attaque, mord, déchire;
De l'encens des humains son esprit altéré
Ne s'est perdu d'honneur que pour être admiré.
D'autres présomptueux qui s'élèvent aux nues
Débitent hardiment leurs visions cornues,
Du vulgaire ignorant se font les précepteurs,
Et se flattent d'atteindre au rang des grands auteurs;
Mais le public ingrat, dédaignant leurs hommages,
Siffle cruellement l'auteur et ses ouvrages.
J'en ai même connu d'assez écervelés
Et du faux bel esprit assez ensorcelés
Pour oser nier Dieu présent à leur mémoire,
Lorsque tout l'univers nous annonce sa gloire;210-a
Il leur importait peu d'avoir raison ou tort,
Ils voulaient s'illustrer d'un brevet d'esprit fort,
Et pour se distinguer du vulgaire orthodoxe,
Ces raisonneurs abstraits s'armaient du paradoxe.
A ce prix, que le ciel nous prive de l'esprit!
C'est dans un vase impur un miel doux qui s'aigrit;
C'est l'esclave du cœur, il en reçoit l'empreinte,
Chez le tendre il est doux, chez le dur plein d'absinthe;
Défenseur obstiné de nos productions,
Avocat éloquent d'indignes passions,
C'est un sophiste adroit dont l'argument perfide
Étouffe le flambeau dont la raison nous guide.
L'esprit n'en est pas moins un présent précieux
Que l'homme ingrat reçut de la faveur des cieux;
Il est un rayon pur de l'essence divine,
Qui fait penser, agir, dont l'âme s'illumine;
Il voit dans le passé, perce dans l'avenir,
Conçoit, juge, conclut, prouve et sait définir,
<182>Et d'un principe admis tirant la conséquence,
Il guide à la raison et mène à la prudence;
La nature voulut que ses puissants ressorts
Fussent et le moteur et l'âme de nos corps.
Mais cet esprit vanté, divin par son essence,
N'aura jamais chez moi l'injuste préférence
Sur un cœur simple et pur, fidèle à son devoir.
Ayez de la mémoire, ayez un grand savoir,
Soyez spirituel, plaisant, profond, sublime,
Ce n'en est pas assez, je veux qu'on vous estime;
Mon suffrage, en un mot, n'est dû qu'à la vertu.
Sans vertu, tout esprit est mal fait et tortu :
Elle fait l'ornement et la base de l'homme.
Sectateur de Genève ou sectateur de Rome,
Soyez bon citoyen, et mon cœur vous chérit;
Charmé de vos vertus plus que de votre esprit,
Vous m'inspirez alors une amitié sincère.
L'esprit n'altère point le fond du caractère :
Cet auteur tant noté,211-20 détesté des Français,
Qui contre le Régent décocha tant de traits,
Et couvrit des attraits d'une douce harmonie
L'assassinat affreux que fit sa calomnie,
Avec quelques talents avait tant de noirceur,
Qu'en tolérant ses vers, on abhorrait son cœur.
Avec beaucoup d'esprit on peut être perfide,
Trompeur, fripon, brigand, scélérat, parricide.
Cromwell, qui chez l'Anglais fit respecter ses lois,
Qui du trône sanglant précipita ses rois,
Cromwell, ce fourbe heureux, sans qu'il daignât paraître,
Fit sur un échafaud exécuter son maître;
Vainqueur dans les combats, il soumit ses égaux :
Cromwell eut quelques traits qui forment les héros.
Un esprit malfaisant, toujours enclin à nuire,
Séduisant quelquefois, ne peut toujours séduire;
Souvent il éblouit par des dehors brillants,
Mais lorsqu'on les connaît, on hait tous les méchants;
<183>Leur esprit est pareil aux arides contrées
Qui portent pour tout fruit des ronces bigarrées;
Les malheureux efforts de leur fécondité
Nous nuisent encor plus que leur stérilité.
Si le public, poussé d'un caprice bizarre,
Admire aveuglément le singulier, le rare,
Je prétends lui produire, en un terme prescrit,
Pour un homme d'honneur cent personnes d'esprit;
J'entends ici l'honneur pris dans un sens sévère,
Qui ne brilla jamais dans une âme vulgaire.
Le monde de nos mœurs juge légèrement,
Il condamne, il approuve, et, sans discernement,
Trouve la probité, la bonté, la prudence
Où le sage éclairé n'en voit pas l'apparence.
Le nonchalant Simon passe pour vertueux,
S'il n'est point criminel, c'est qu'il est paresseux;
Le sot Afranius d'aucun mal ne s'avise,
Ce n'est point sentiment, dans le fond c'est bêtise;
Le scélérat Damon craint d'être confondu,
Ses vices sont couverts du lard de la vertu,
Si vous sondez son cœur, ce n'est qu'hypocrisie.
Plein d'un meilleur esprit, l'âme du vrai saisie,
Varus combat le charme et l'abus des plaisirs,
Réprime l'intérêt, étouffe ses désirs,
Rabaisse son orgueil, lutte contre lui-même,
Et sert le genre humain, qu'il déplore et qu'il aime.
Telles sont les vertus d'un digne citoyen,
Tel doit être tout sage et tout homme de bien.
Ce caractère heureux, cette vertu si rare,
C'est le plus beau présent dont la nature avare
Ait honoré jamais la faible humanité.
Oui, mortel généreux, exemple de bonté,
Oui, mon âme attendrie, admirant ta sagesse,
Pardonne, en ta faveur, aux vices de l'espèce.
Tandis que tant d'humains sont faibles, chancelants,
Pareils à ces roseaux agités par les vents,
Mon héros, tel qu'un chêne affermi dans la terre,
<184>Résiste à la tempête et brave le tonnerre;
Le crime essaye en vain de souiller son honneur,
Et l'envie impuissante en frémit de fureur;
Il est comme un vaisseau qui triomphe d'Éole,
Ses voiles sont l'esprit, la gloire est sa boussole,
Son jugement le sert comme un pilote heureux,
Les ouragans qu'il craint sont ses désirs fougueux,
Le rivage charmant où tend son espérance,
C'est un port peu connu, la bonne conscience;
Dans ce port fortuné, terme de ses succès,
Il jouit constamment d'une éternelle paix.
Pourrait-on présumer qu'une vertu si pure
Sortît souvent des mains de l'avare nature,
Et pour notre malheur n'observons-nous donc pas
Pour un cœur généreux qu'on trouve mille ingrats?
Cette perfection, cette sagesse égale,
C'est la Vénus des Grecs 214-a en genre de morale.
Éprouvons au creuset tous vos esprits charmants,
J'y vois peu de solide et beaucoup d'agréments;
C'est un propos léger plein de plaisanterie,
Un ton de politesse et de galanterie;
Mais gardez-vous bien d'eux, un rien peut les piquer,
Et malheur à celui qu'ils voudront attaquer!
Il n'est dans leur commerce aucun lien durable,
Point de pouvoir sacré, point de droit respectable;
Bienfaiteurs, ennemis, à leurs yeux sont égaux,
Nulle empreinte ne tient dans leurs légers cerveaux;
Ils vous sacrifieront pour un trait de folie,
Sans dessein, sans objet, tout sert à leur saillie,
Ils brodent en riant vos plus légers défauts,
Ils mourraient, s'il fallait ravaler leurs bons mots.
S'ils empruntent de vous, c'est pour ne rien vous rendre,
En vain vous les pressez, il n'en faut rien attendre,
Ou leur ingratitude, oubliant vos bienfaits,
Jusqu'à la trahison portera leurs forfaits;
Dangereux par leur langue, ils le sont par leur plume :
<185>Je les vois sous leur main amasser un volume,
Et de mauvais plaisants devenus plats auteurs,
D'un déluge de vers chargeant leurs éditeurs,
Ils deviendront du jour la fable et la nouvelle;
Tous leurs livres seront une longue querelle,
Écrits injurieux ou fatras insensés,
Tantôt calomniant et tantôt accusés;
Le Parnasse, infecté de leurs injures sales,
Est surpris de parler le langage des halles.215-a
Voyons un bel esprit d'un coup d'œil différent;
Donnons-lui quelque emploi, certain éclat, un rang;
Qu'on le place à la cour, il en saisit l'usage,
Il intrigue, il cabale, en secret il outrage
Un Mécène en faveur qu'il trouve en son chemin.
S'il est juge, au barreau voyez cet inhumain :
Devant son tribunal la justice est vénale,
Le droit entre ses mains devient un vrai dédale,
L'innocence opprimée élève en vain sa voix,
Le corrupteur l'étouffé, et fait taire les lois.
Que sera-ce, grand Dieu! quel avenir sinistre,
Si le prince aveuglé le prend pour son ministre!
D'abord l'extravagant, Alberoni215-b nouveau,
De la guerre en Europe allume le flambeau;
Il veut se faire un nom, l'extravagant se flatte
De l'immortalité dont jouit Érostrate.
L'honnête homme n'a pas autant de faux brillant;
Mais sûr en son commerce, ami sage et prudent,
Il est toujours égal, discret en chaque affaire;
Simple au sein de la cour, doux, quoique militaire,
Auteur sans arrogance et juge sans erreur,
Il ne s'écarte point des règles de l'honneur.
Dites : à votre gré, lequel est préférable,
Ou cet homme en tout temps modeste, sûr, aimable,
Ou cet esprit bouillant qui pousse en ses écarts,
<186>Comme un feu d'artifice, un nombre de pétards;
Qui produit à la fois la fumée et les flammes,
Et qui met sans pudeur l'Europe en épigrammes;
Qui change dans un jour, tantôt blanc, tantôt noir,
Votre ami le matin, votre ennemi le soir;
Qui parle, se repent, affirme, désavoue,
Et qui sait vous blâmer de même qu'il vous loue?
Consultez le bon sens; sourd à vos préjugés,
Comparez-les tous deux, pesez-les, et jugez.

A Potsdam, 3 octobre 1749.


209-a Charles-Guillaume comte Finck de Finckenstein, ministre de Cabinet. Voyez t. III, p. 17, t. IV, p. 24, et t. VI, p. 170.

210-a Voyez ci-dessus, p. 65.

211-20 La Grange. [Voyez t. VII, p. 60.]

214-a Fameuse statue de Phidias. (Note de l'édition in-4 de 1760, p. 286.)

215-a

Le Parnasse parla le langage des halles.

Boileau,

L'Art poétique

, ch. I, v. 84.

215-b Voyez, t. I, p. 162, et t. II, p. 12.