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ÉPITRE I. A MON FRÈRE HENRI.

Où courez-vous? « Ah! je fuis la campagne,
Je ne veux pas tout vif m'ensevelir;
Lorsque j'y suis, d'abord l'ennui me gagne,
Rester tout seul, autant vaut-il mourir.
J'aime Berlin : c'est là que, dans le monde,
Le doux plaisir en cent façons abonde,
Jeunes beautés, bals, festins, en un mot,
Y trouve tout quiconque n'est pas sot. »
Oui, vous pouvez vous amuser, mon frère,
Nos belles sont faciles à plier,
Berlin fournit aisance et bonne chère;
Mais ces plaisirs, qu'ont-ils de singulier?
« C'est chez Milon que se donne une fête,
On sera seul; Milon n'a convié
Que quatre-vingts personnes. » C'est honnête.
On vient, on entre, on est supplicié,
En se pressant on s'étouffe à la porte,
On perce enfin des deux bras, à main forte.
Voilà d'abord trente tables de jeu,
Et qui n'y joue y paraît sans aveu;
<4>Tous sont rêveurs, attentifs à leur rôle :
L'un, en suant, attend un as de cœur,
Et celui-là, qui méditait la vole,
Sur ses écarts écume de fureur.
Pourquoi ce bruit? et qu'est-ce qu'on regarde?
A ce seigneur prend-il un vertigo?
« Pis que cela : certain roi de carreau
Entre ses mains est arrivé sans garde. »
On voit plus loin, dans un coin isolé,
Force joueurs; le hasard tient la table.
L'or en monceaux s'y présente étalé;
Son grand pontife à face vénérable
Mêle en ses mains un jeu bariolé.
Tout à l'entour, une immense cohue
Sur ce grand prêtre a dirigé la vue :
Le bon public a quelquefois raison.
Quant au prélat, ce respect l'importune :
Il est adroit; le bon seigneur, dit-on,
De ses dix doigts gouverne la fortune.
Un feu soudain s'empare de ses sens;
Le front ridé, le regard plus farouche,
Des mots coupés s'échappent par élans,
Comme en grondant, rudement, de sa bouche.
Très-attentifs y sont ses courtisans :
Ce peu de mots, ce sont autant d'oracles
Qui, sur le sort opérant des miracles,
Ont l'art de rendre, en très-peu de moments.
Humbles ou fiers les petits et les grands :
Tel pâme d'aise, et tel autre blasphème,
L'un vend, hélas! son bien qu'il a perdu,
L'autre, enivré de son bonheur extrême,
Court acheter ce que l'autre a vendu.
Neuf heures sonne, il faut aller à table,
Et regagner dans un ample soupé,
Enjoué, vif, brillant et délectable,
Le temps perdu, dans l'ennui dissipé,
Et qu'emporta ce jeu si détestable.
<5>Voyons : voilà plus de trente laquais5-a
A pas comptés qui suivent à la file
D'Apicius un habile profès;
De tant de plats on nourrirait la ville.
Le sieur Hamoch, plus fier que Paul-Émile,
De la cuisine au salon du palais
Mène en grand' pompe un souper de Luculle;
Le moindre plat, c'est lui qui l'intitule
D'un nom baroque et très-mal assorti;
De cette armée il est le quartier-maître.
Là pour l'entrée, ici pour le rôti,
Il sait placer le plat comme il doit être,
Ragoûts nouveaux, pâtés, fins entremets,
En les louant à messieurs les gourmets.
De tant de plats quelle odeur dégoûtante!
L'hôte, prenant la mine plus riante,
Trouve qu'Hamoch surpasse ses projets.
On va s'asseoir, et cette compagnie,
Quoique sournoise, est tout au mieux choisie.
Mais tout ce monde est stupide ou muet!
Ah! cette paire est au mieux assortie :
De ce baron si maigre et si fluet
Cette bégueule est la vieille ennemie,
Certain procès les a rendus rivaux;
Avec quel air ils se tournent le dos!
De ces paniers dorés par des réseaux
La place à table est d'avance remplie,
Et sur la chaise, en serrant les genoux,
A peine encore en reste-t-il pour vous.
De bavarder Damis aurait envie;
Mais s'il affecte un air de rêverie,
C'est par prudence : il craint ce médisant,
Ce vieux baron à langue de serpent.
L'hôte, attentif à ranimer le monde,
Dit quelques riens, fait le mauvais plaisant;
<6>Il sert cent mets, qui courent à la ronde :
« Que le plaisir s'empare de céans,
Dit-il; messieurs, chez moi la joie abonde. »
Corinne jeûne, et pour tout un million
Ne goûterait de cette sauce fine :
Elle pourrait laver le vermillon
Qui fait l'éclat de sa lèvre divine.
Si Marianne au visage poupin
Ne mange pas un seul morceau de pain,
C'est qu'en son corps étroitement serrée,
Elle craint trop que la galimafrée
Pourrait gâter le corsage divin
De cette taille en tous lieux admirée.
A l'autre bout, sans s'en embarrasser,
Le comte mange à se déboutonner,
De tous les plats goûte l'un après l'autre,
Avec Hamoch se met à raisonner;
D'Apicius le comte est grand apôtre,
Et les Nevers7-a pourraient le consulter.
Julie enfin rompt ce cruel silence,
Et, se tournant, dit d'un air d'indolence :
« Ah! c'est affreux, tout ce jour il a plu;
En vérité, c'est un nouveau déluge. »
Merlin répond : « Tout comme vous j'en juge,
Et l'almanach ainsi l'a résolu. »
Merlin dit bien, ce docte personnage
De son savoir fait un riche étalage;
Hors l'almanach, jamais il n'a rien lu.
Le discours tombe, on bâille; on prend courage,
On le relève, on parle de pompons,
De gants glacés, coiffures et jupons,
Et l'on médit un peu de Rosalie;
Elle est absente, et la noire Sylvie
Ne trouve rien d'aimable en sa beauté.
Ne croyez pas que ce soit par envie :
<7>Son cœur, dit-elle, est plein de charité;
Mais le bon goût, qu'elle trouve insulté,
Quoiqu'à regret, la presse et la convie
De rendre hommage à la sincérité.
Bientôt après on parle comédie :
« Ah! la Marville a l'air d'un éléphant,
Dit l'une; elle est une exécrable actrice;
La Rousselois, c'est un corps élégant,
Elle est bien mise, ah! c'est un vrai délice;
Lorsqu'elle joue, au vrai, mal on l'entend,
Mais ce n'est rien : va-t-on là pour entendre? »
Valère sait à ne s'y point méprendre
Que le Plutus de Saxe ruiné
Va dans huit jours vendre sa garde-robe :
Sur quoi chacun, en faisant l'étonné,
Sur monseigneur très-malignement daube;
De brocarder chacun se met en train,
Et l'on médit doucement du prochain.
Mais s'endormant par tant de balourdises,
De main en main se donnent des devises
Qu'en ricanant le beau sexe relit;
A ces soupers on ménage l'esprit,
Et l'on s'occupe en lisant les bêtises
Que le galant confiturier y fit.
On imagine une santé nouvelle,
A l'équivoque un chacun applaudit,
La pointe en est digne de Fontenelle;
On veut parler, et ce jargon forcé,
Ne tenant rien de la gaîté naïve,
Meurt en naissant dans la bouche craintive
Aussi souvent qu'un mot est prononcé.
On se regarde, on est embarrassé,
Et tous les mots expirent sur la langue.
L'hôte le voit, et, pour en bien user,
D'un conte plat il vient les amuser;
Mais il en est pour sa sotte harangue.
Par bienséance un moment on sourit,
<8>On dit, bâillant, que l'on se divertit,
Mais en secret maudissant l'assemblée,
On voudrait fort, pour que l'ennui finît,
Que de sommeil elle fût accablée.
Cloris alors, sur un ton aigrelet,
D'un vaudeville entonne un vieux couplet,
Et pousse en l'air de cette voix aiguë
De longs hélas qu'on entend de la rue,
Et d'un accent tudesque qui déplaît
Elle assaisonne un air de flageolet.
Églé, qui croit qu'elle a la voix plus belle,
En détonnant chante un air d'opéra
Très-langoureux, que composa Campra;9-a
Un fat se pâme et jure qu'elle excelle,
Ah! de chanter elle ne cessera;
Maudite voix, digne d'une crécelle,
Un siècle entier, je crois, tu chantera.
« Pour vous charmer, dit-elle, je vous prie,
Prêtez l'oreille à cette bergerie :
Cet air pour moi semble fait tout exprès,
J'ai de mon mieux saisi le goût français;
Ces ports de voix qu'avec force j'élève,
Ces tremblements battus si lentement,
Ces longs fredons, qui n'ont ni fin ni trêve,
Font de ce chant les plus doux agréments;
De ce salon même, sans qu'il m'en coûte,
Ma forte voix fera sauter la voûte. »
L'hôte pâlit, il croit de Jéricho
Qu'il a chez lui la trompette fatale;
Il est tremblant pour les murs de sa salle.
Pour éviter l'effet de cet écho,
Il rompt les chiens et bavarde morale,
Et ce discours les amuse à ravir.
Mais dans le temps que ce seigneur déploie
<9>Des arguments ennuyeux à mourir,
Sa chère épouse à travers vient glapir,
Et minaudant croit réveiller la joie;
Au lieu du dieu libertin du plaisir,
La bonne dame, induite par le diable,
Au lourd ennui donne la primauté,
Qui force enfin, par importunité,
Tous ces bâilleurs à se lever de table.
Aux violons alors on a recours,
La joie enfin régnera dans ce jour;
Aux menuets, aux graves polonaises
Vont succéder frétillantes anglaises.
Tous ces muets dansent sans se parler,
Les spectateurs disent, par bienséance,
Quelques douceurs avec tant d'indolence,
Que cet amour de froid paraît geler;
L'oisiveté, qui regarde la danse,
Rit souvent haut, sans trop savoir pourquoi.
Le jour paraît; avec indifférence,
Mais sans regret, on retourne chez soi,
En se flattant de faire accroire aux autres
Qu'on s'est au bal diverti comme un roi.
Ces plaisirs-là, mon frère, sont les vôtres;
Leur carillon n'a plus d'appas pour moi.
Société douce et bien assortie,
Bien moins nombreuse et d'autant mieux choisie,
Délassements innocents de l'esprit,
Propos légers qui sur mille matières,
En voltigeant, répandent des lumières,
Où sans éclat, mais à propos on rit,
Sans que jamais des langues meurtrières,
Pleines de fiel, rendent à leurs manières
Quelques bons mots, qu'en plaisantant on dit,
Poussera-t-on l'injure et le scandale
A préférer à ce goût qui périt
Le faux clinquant, l'ennui dont se bouffit
Votre stupide et bruyante rivale?
<10>Ah! peuple né le jouet des erreurs,
Si follement envieux des grandeurs,
Voyez de près le néant de ces fêtes
Qui tant de fois vous ont tourné les têtes;
Ayez pitié de nos destins heureux.
Quand vers le ciel j'ose élever mes vœux,
Je dis tout bas : « Fortune secourable,
Ne permets pas qu'un orgueil détestable,
Me remplissant d'inutiles désirs,
Corrompe en moi le goût des vrais plaisirs,
De ces plaisirs d'un esprit raisonnable;
Et laisse-moi, Fortune, par pitié,
Un cœur toujours sensible à l'amitié. »

A Berlin, corrigée ce 4 janvier 1750.


5-a La description de ce repas rappelle en plusieurs passages la troisième satire de Boileau.

7-a Voyez t. X, p. 115.

9-a André Campra, successivement maître de musique de diverses églises ou chapelles, né à Aix le 4 décembre 1660, mort à Paris le 29 juillet 1744. On a de lui des opéras, des motets et des cantates.