ÉPITRE V. A JORDAN.30-a
Flore aux abois, faisant place à Pomone,
De nos jardins s'enfuit avec le temps;
L'été nous quitte, et les vents de l'automne
Fanent les fleurs et dessèchent les champs;
L'astre du jour, faible, tremblant et pâle,
D'un feu moins vif réchauffe ce canton;
De son palais l'aurore matinale
Déjà plus tard paraît sur l'horizon.
Colin, Lycas, transportés d'allégresse,
De nos guérets rapportent les moissons,
Et les transports de leur bruyante ivresse
Font retentir l'écho de leurs chansons;
La liberté, l'amour, l'indépendance.
Versent sur eux plus de félicités
Et de vrais biens qu'en fournit l'abondance
Dans le vain luxe et l'orgueil des cités.
Ils pensent peu, leur estomac digère
Sans se douter qu'ils ont un mésentère;
Leur exercice et leur sobriété
Leur sont garants d'une bonne santé;
<27>Sans se bercer de visions cornues,
Ils ne vont point se perdre dans les nues;
Très-ignorants dessus l'antiquité,
Et sans souci pour le destin du monde,
Dans leurs hameaux règne une paix profonde,
Les jeux, les ris, l'amour et la gaîté.
De l'intérêt la tyrannique idole
Ne les vit point, accourants au Pactole,
Porter le joug de la cupidité;
La vaine gloire impérieuse et folle
N'a pu jamais tenter leur vanité,
Et de leurs vœux l'arrogance frivole
N'importuna point la Divinité.
Ils sont heureux dans leur rusticité,
Tandis qu'en ville, au centre du tumulte,
Enseveli dessous la poudre occulte
Du pays grec et du pays latin,
Digne Jordan, tu lis et tu consulte
Tous ces savants dont le savoir certain
Est le flambeau du faible genre humain.
Pour te tirer de ta mélancolie,
Pour t'inspirer notre aimable folie,
Ma muse et moi nous mîmes en chemin.
Tu sais très-bien que nous autres poëtes
En peu de temps faisons de longues traites;
Ainsi d'abord nous fûmes à Berlin.
En approchant de tes doctes retraites,
Près de la porte, orné de ses vignettes,
Je fus frappé d'un gros saint Augustin
Qui, de travers, s'appuyait sur l'ouvrage
D'un grand bavard, savant bénédictin;
Là se trouvait rangé sur le passage
D'auteurs en us le pédantesque essaim,
De Quatre-gros32-2 méritant le suffrage,
Qui, dans ta salle, en bravant le destin,
Grands de renom, mais pauvres d'équipage,
<28>Ne sont vêtus qu'en sale parchemin.
Passant enfin du sacré vestibule
Au cabinet, dans l'asile divin
Où tu t'enferme, ainsi qu'un capucin,
Je vis l'auteur32-3 dont la plume polie
Éloquemment défendit la folie,
Ton gros portier, tel que Grandonio,32-a
Le sieur Erasme en grand in-folio;
Je le passai, perçant avec surprise
L'énorme tas des Pères de l'Église.
J'arrive enfin auprès de ton bureau;
C'est là, Jordan, que tes savantes veilles,
En cophte, en grec, t'apprennent cent merveilles
Qu'avec ardeur tu mets dans ton cerveau.
Là se trouvait l'ouvrage incognito
De l'inconnu mais fameux Abauzite;33-4
Là se trouvait tout le recueil nouveau
Des derniers vers que fabriqua Rousseau
Depuis le temps qu'il se fit hypocrite.
Je vis encor rangé sur tes rayons
Un gros recueil d'injures bien écrites
D'un huguenot contre les jésuites;
Je vis aussi quelques réflexions
D'un prestolet déclamant comme au prône
Contre la bête33-a et contre Babylone,33-a
Par charité damnant les mécréants,
Pour papegauts livres édifiants.
Près d'eux était le livre des insectes,33-5
Enfin, la source où l'on puisa les sectes.33-6
<29>Auprès de toi résidait Apollon,
Qui démeublait, pour remplir ton Lycée,
Son cabinet et même l'Hélicon.
Il appelait une ombre au haut placée;
C'était Horace, ami de la raison,
Qui, transporté du feu de son génie,
Chantait les vers de sa muse polie,
Et te disait :34-a « Choisis les meilleurs vins,
Crois-moi, ce soin à tout est préférable;
Les grands projets sont insensés et vains,
Car de nos jours le fil est peu durable. »
Auprès de lui Despréaux se rangeait,
Ami du sens et de l'exactitude,
Trop satirique et quelquefois trop rude,
Mais dont la lyre au Parnasse plaisait.
D'un air aisé Lucien le suivait,
Sage, plaisant et sans sollicitude,
Du haut du ciel tous les dieux dénichait,
Et librement sur leur compte riait.
Des bords du Pont, cherchant la compagnie,
Le tendre Ovide après ceux-ci venait,
Et des couleurs de son riche génie
Trop brillamment décorait l'élégie;
Avidement pourtant on le lisait.
Plus loin parut ce célèbre sceptique 34-7
Qui, bien armé de sa dialectique,
Dans un champ clos combattit les docteurs,
Jusques à bout poussa le fanatique,
Et foudroya l'orgueil théologique,
En détruisant le règne des erreurs.
Là, j'aperçus le vieux bonhomme Homère,
Qui, se voyant obscurci par Voltaire,
Dans son poëme avec soin se cachait,
Et des ligueurs l'Iliade couvrait.
Au-dessus d'eux, en belle reliure,
<30>Je vis ce grand peintre de la nature,35-8
Ce bel esprit qui par ses vers divins
Illustra plus l'empire des Romains
Que les Césars n'ont pu par la victoire
En assurer la grandeur et la gloire.
C'est là, Jordan, chez ces illustres morts,
Que ton esprit de la nature entière
Approfondit l'essence et les ressorts,
Et prend si haut son vol et sa carrière.
J'estime fort tes soins laborieux
Et tes travaux profonds et studieux;
Mais, cher Jordan, te couvrant dans ta vie
De ces lauriers rares et précieux
Qui sur le Pinde excitent tant d'envie,
Dis-moi, Jordan, en es-tu plus heureux?
Comptons ici les peines qu'il faut prendre
Pour arriver à l'immortalité;
Et si tu gagne en t'efforçant d'apprendre,
Tu perds, Jordan, ta propre liberté.
Oui, tu te trompe, et ton orgueil préfère
Un vain encens, une vapeur légère
Au vrai bonheur, à la félicité,
Que tu pouvais, ayant le don de plaire,
Trouver chez nous, dans la société.
Comme l'on voit à la fin de l'automne,
Ayant payé ses tributs à Pomone,
La terre en paix respirer le repos :
Ainsi, Jordan, renonce à tes travaux,
Reviens chez nous, dans ce séjour paisible,
De l'amitié recueillir tout le fruit.
Assez longtemps par un travail pénible
Tu cultivas le champ de ton esprit;
L'étude enfin, crois-moi, devient nuisible,
Il faut parfois se donner du répit :
Tout se repose, et même la nature
Fait aux étés succéder les hivers;
<31>Mais le printemps répare avec usure
Le temps stérile où dormait l'univers.
Plus d'un plaisir est préparé pour l'homme,
Mais de ses biens négligent économe,
Il n'en sait point tirer tout l'usufruit.
Chasot36-a se plaît dans la chasse et le bruit,
Le bon Jordan dans ses savantes veilles,
Césarion36-b à vider des bouteilles,
Un courtisan à briller à la cour,
Un amoureux à soupirer d'amour,
L'ambitieux à sentir la fumée
D'un vain encens qu'offre la renommée,
Le gros Auguste36-9 à payer des desserts,
Et moi peut-être à cheviller des vers.
Nos plus beaux jours se passent comme une ombre.36-c
Sage Jordan, pourquoi borner nos goûts?
Ah! je voudrais en augmenter le nombre :
L'homme sensé doit les réunir tous.36-d
Tu pense ainsi, ta sagesse épurée
N'est point austère, insupportable, outrée;
Dans les moments d'une aimable gaîté,
J'ai vu ta tête, au Pinde révérée,
Du tendre myrte et de pampre parée,
Et je crus voir assise à ton côté
Ton Uranie en Vénus décorée,
Et la Raison, des Grâces entourée,
Qui par principe aimait la volupté.
Viens donc jouir sous un autre Empyrée
Du doux plaisir qui fuit avec le temps;
Hâte tes pas, car, dans cette contrée,
Point de salut pour nous sans des Jordans.
Je t'attendrai sous ces hêtres antiques
<32>Qui, relevant leurs fronts audacieux,
Entrelaçant leurs branchages rustiques,
Et nous donnant leurs ombres pacifiques,
Semblent toucher à la voûte des cieux.
Au lieu, Jordan, de nos riches portiques,
Sous leurs abris simples, non magnifiques,
La volupté régnait chez nos aïeux.
C'est là qu'en paix je vois couler ma vie
Sans préjugés et sans ambition,
Cherchant le vrai dans la philosophie,
Et me bornant à ma condition.
Là, plein du dieu de qui le feu m'inspire,
Je peins en vers quelques légers tableaux,
Et de ma voix accompagnant ma lyre,
Je fais souvent répéter aux échos
Les noms chéris d'amis que je révère;
Et méprisant ennemis et rivaux,
Compatissant, ami tendre et sincère,
Toujours enclin à servir les humains,
J'attends sans peur l'arrêt de mes destins.
Faite 1737; corrigée à Potsdam 1750. (Envoyée à Voltaire au mois de juin 1738, et le 18 mars 1740.)
30-a Voyez t. VII, p. 3-10.
32-2 Brocanteur de livres.
32-3 Erasme.
32-a Le géant Grandonio, prince sarrasin d'Espagne, est un des héros du Roland amoureux du Bojardo.
33-4 Professeur genevois que Jordan cite comme un grand auteur, mais que personne n'a l'honneur de connaître. [Le Roi veut parler de Firmin Abauzit, né à Uzès en 1679, mort à Genève le 20 mars 1767.]
33-5 Réaumur. [Voyez t. I, p. XLIII.]
33-6 La B..le.
33-a Apocalypse, chap. 17.
34-7 Bayle.
34-a Odes, I, 11, A Leuconoé.
35-8 Virgile.
36-9 Roi de Pologne.
36-a Voyez t. X, p. 217, et ci-dessus, p. 27.
36-b Voyez t. X, p. 24.
36-c Voyez t. X, p. 43.
36-d Voyez t. X, p. 195.