VERS FAITS DANS LA CAMPAGNE DU RHIN, en 1734.
Loin de ce séjour solitaire
Où, sous les auspices charmants
De l'amitié tendre et sincère,
Je goûtais tous les agréments
D'un commerce doux, fait pour plaire,
Dans un séjour plus turbulent
Mon inconstant destin me guide;
Le dieu des combats y préside.
Ce dieu si fier, si violent,
Ne respire que les alarmes;
Au haut d'un trophée éminent,
S'élève son trône insolent,
Entouré de casques et d'armes.
Bellone au regard inhumain,
Sur ses cruels foudres d'airain,
Aux ordres de ce dieu soumise,
Auprès de ce trône est assise;
Proche d'elle, l'Ambition,
Par l'appât de l'illusion,
Attire le peuple et l'amorce.
Là paraît la nerveuse Force,
La Confiance et la Valeur,
<67>Et le Courage téméraire,
Avec l'Audace sanguinaire,
Qui s'appuient sur le Point d'honneur;
Et l'Intérêt et la Licence,
La brutale Férocité,
Ministres de sa violence,
Sont tous placés à son côté.
Cette cour, pleine d'insolence,
Ne désire que les combats,
L'ardente soif de la vengeance;
Le sang ruisselle sous ses pas,
Le fier Orgueil et l'Arrogance
Y sèment l'horreur du trépas.
Où ce dieu tient sa résidence,
Il fait déraciner exprès
Tous les oliviers des forêts;
Il ne souffre dans sa présence
Que les lauriers et les cyprès.
Sa voix excite le carnage,
Il transporte ses courtisans
Dans de sombres accès de rage;
Et ces sanguinaires agents,
Insensibles, dans leur furie,
Au plaisir de donner la vie,
Se font gloire de la ravir.
Quelle horreur que de s'assouvir
Du sang, grand Dieu! d'un propre frère!
Mortels, le jour qui nous reluit
Nous fut donné d'un commun père.
L'affreux trépas qui nous poursuit
Sous nos pieds creuse notre tombe;
L'homme est une ombre qui s'enfuit,79-a
Une fleur qui se fane et tombe.
Mille chemins nous sont ouverts
Pour quitter ce triste univers,
<68>Et la nature si féconde
N'en fit qu'un pour entrer au monde.
Ah! mortels, quelle est votre erreur
De prêter vos mains meurtrières,
Et vos talents, et vos lumières,
Au meurtre, au carnage, à l'horreur!
Enrôlé dessous les bannières
De ce dieu rempli de fureur,
Tandis qu'il ravageait la terre,
J'ai su conserver ma douceur;
Dans l'acharnement de la guerre,
J'ai respecté l'humanité,
Et la candeur et l'équité.
Si j'ai su faire mon office
Sans être farouche et cruel,
C'est qu'on peut aller au bordel
Sans y prendre la chaude-pisse.
1734; corrigés à Potsdam le 14 novembre 1749. (Envoyés à Voltaire au mois de juin 1738, sous le titre de : Le Philosophe guerrier.)
79-a Voyez t. X, p. 43, et ci-dessus, p. 36 et 54.