DISCOURS SUR LA FAUSSETÉ.
Maudit soit le mortel dont la sombre malice
La première eut recours aux traits de l'artifice,
Qui, foulant à ses pieds l'auguste vérité,
Du fard de la vertu couvrit sa fausseté!
De ses yeux clignotants la timide paupière
Ne soutint point l'éclat des feux de la lumière;
Triste ennemi du jour, les ombres de la nuit
Secondaient son dessein par le secret conduit.
Le monde, imitateur de ce coupable exemple,
Laissa la vérité sans culte dans son temple;
Depuis, chez les humains tout parut confondu,
Et le mérite simple au crime fut vendu.
Le fourbe, osant encore aspirer à l'estime,
Usurpa follement le nom d'esprit sublime;
Il resta peu d'amis, et la duplicité,
Adoptant les dehors de la sincérité,
Sous ce déguisement, difficile à connaître,
Confondit l'ami vrai, l'imposteur et le traître.
Elle ose impunément abuser l'univers;
Elle croit que ses traits, loin d'être découverts,
Échappent au public, dupé par sa finesse,
Et sa sécurité se fonde sur l'adresse.
<80>« Il suffit, me disait un jeune homme éventé,
De son esprit brillant fortement entêté,
Il suffit à mes vœux, pour m'assurer de plaire,
De changer à propos d'air et de caractère :
Taciturne, Caton, avec mes bons parents,
Aussi fou que la Lippe92-a avec les jeunes gens,
Quelquefois débitant des propos de morale,
Ou pourceau d'Épicure, en vrai Sardanapale,
Maître de ma personne et sûr de mon maintien,
Pantomime accompli, savant comédien,
De mes fins agréments le public idolâtre,
Docile à mes désirs, s'attroupe à mon théâtre.
Lorsque je tiens à tout, mon cœur ne tient à rien,
Je flatte tout le monde et plais par ce moyen :
Le siècle est fait ainsi; le monde que j'abuse
Prétend être abusé; sa volonté m'excuse.
Je parviens à mon but en me jouant de lui :
On sifflerait partout l'homme franc aujourd'hui,
La simple vérité sent trop l'impolitesse,
La cour a pour l'ouïr trop de délicatesse,
On craint le sobriquet d'honnête homme grossier,
Le courtisan surtout doit faire son métier.
La mode est notre loi; le temps, qui nous consume,
Asservit les vertus et tout à la coutume. »
Quoi! la mode aurait droit de détruire à son gré
Le lien des mortels le plus saint et sacré?
La bonne foi serait sujette à son caprice?
On verrait succomber la vertu sous le vice,
Et le fourbe à ses pieds fouler la probité?
Le monde périrait sans la sincérité.
Toi-même, le premier, que l'erreur environne,
Et qui, sans réfléchir, au crime t'abandonne,
Qu'un scélérat plus fin, pratiquant tes leçons,
Te tende un piége adroit, et, par ses trahisons,
<81>De sa fausse amitié te rende la victime :
Que tu déclamerais alors contre le crime,
Contre la fausseté qui prête à l'ennemi
Les couleurs, les dehors qu'a le sincère ami!
Ah! que tu maudirais ces vaines accolades,
Et ces convulsions de fausses embrassades,
Ces compliments menteurs, ces protestations,
Des sentiments du cœur froides allusions!
Crains d'un perfide ami la douceur affectée :
Dans ses déguisements, c'est un autre Protée,
Sa peau d'agneau te cache un dangereux lion,
Il change de couleurs comme un caméléon.
A quoi connaîtras-tu le motif qui l'inspire,
S'il t'aime, s'il te hait, s'il trame, s'il conspire?
Nous devinons au moins à l'air des animaux
S'ils sont amis de l'homme, ou bien méchants et faux :
Le paisible mouton en bêlant broute l'herbe,
Le lion rugissant paraît fier et superbe,
Le sanglier farouche écume de fureur,
Le lièvre doit surtout sa vitesse à la peur,
Le tigre au regard faux est sanguinaire et traître,
Le chien, qui nous caresse, est fidèle à son maître.
Mais nous, qu'un même auteur doua des mêmes traits,
Nous n'avons dans nos yeux ni vertus ni forfaits,
Un démon peut avoir le corps parfait d'un ange;
A juger des dehors notre esprit prend le change.
Dans ce doute cruel, méfiant, incertain,
Tu te défierais donc de tout le genre humain?
Dans ton humeur chagrine, à bon droit misanthrope,
Fuyant la compagnie et détestant l'Europe,
Et voyant sous tes pas des abîmes ouverts,
Tu trouverais ici l'image des enfers?
Eh quoi! si tu vivais chez des anthropophages,
Pourrais-tu redouter de plus cruels outrages?
Non, tout est confondu dans la société,
Tout périt, en un mot, sans la sincérité.
Comme on voit de joueurs la compagnie inique
<82>Par une volte adroite enfler sa bourse étique,
Par flux ou par reflux, ou dupants ou dupés,
Ainsi nous verrait-on et trompeurs et trompés.
Tu flattes tes défauts, lâche, tu les caresse :
Ah! tremble, malheureux, tu quittes la sagesse.
La fausseté te plaît, redoute ses progrès :
Tu parviendras peut-être au comble des forfaits.
Des vices des humains la nuance est légère,
De l'artificieux le perfide est le frère;
Dans ce dédale obscur, privé de la raison,
Tu pourras t'égarer jusqu'à la trahison.
Ainsi du haut d'un roc à cime blanchissante
Tombe et roule un monceau de neige étincelante;
Son volume s'accroît et grossit en roulant,
Mais sa chute finit enfin en s'écroulant :
Ainsi du premier crime est la suite fâcheuse;
Ce poids, qui nous entraîne en sa course orageuse,
Augmente à chaque instant notre perversité;
Et d'écoliers, docteurs dans la méchanceté,
En étendant partout la pratique des vices,
Nous tombons d'un abîme en d'affreux précipices.
Dans ce monde méchant on ne peut être bon,
Dira du Florentin95-13 le disciple profond;
Entouré de filous, il faut s'armer de ruse,
Qui prétend nous duper mérite qu'on l'abuse;
Et colorant ainsi les vices de son cœur,
Il trouve l'innocence où je vois la noirceur.
Il modela longtemps sa morale farouche
Sur Borgia, Célamar,95-a Mahomet et Cartouche;
Ses mots entortillés ont un sens captieux,
Il est profane un jour, l'autre, religieux,
Et de l'hypocrisie il prend le masque utile,
Pour armer les fureurs du vulgaire imbécile;
Mais dans l'art des fripons ce scélérat savant
Sait cacher sous des fleurs les piéges qu'il nous tend.
<83>Ce n'est que pour un temps que prospère le fourbe :
Son esprit tortueux, fallacieux et courbe,
Toujours obscurément le conduit à son but;
Le prestige finit dès son premier début,
De sa duplicité les ressorts se découvrent,
Le charme disparaît, tous les yeux enfin s'ouvrent.
Qu'il rampe obscurément, en horreur chez les siens,
Parmi le dernier rang des derniers citoyens;
Que ce serpent, couvert d'ordure et de poussière,
Croupisse dans la fange et craigne la lumière.
Maîtres de l'univers, simulacres des dieux,
Vous, qu'un pouvoir suprême éleva jusqu'aux cieux,
Comment tolérez-vous l'infâme politique
Que dans vos cabinets la trahison pratique?
O temps! ô mœurs! ô honte! illustres scélérats!
Le ciel n'a couronné que des princes ingrats.
Ah! si l'honneur était errant, sans domicile,
Il faudrait qu'en vos cœurs il trouvât un asile,
Il faudrait retrouver chez vous la vérité96-a
Et toutes les vertus de la Divinité.
Les princes bienfaisants en sont la vive image;
Mais la duplicité, mutilant leur visage,
De leur couronne arrache un des plus beaux fleurons.
La bonté fait les dieux, le crime les démons :
Choisissez de ces deux, des vertus ou des vices;
Ou soyez nos tyrans, ou soyez nos délices.
Il n'est aucun milieu qui vous semble permis,
Un prince vertueux ne peut l'être à demi;
Un peuple à l'œil de lynx sans cesse vous contemple,
Vos mœurs à l'univers doivent un grand exemple;
Le public trop facile et trop tôt corrompu,
Par la contagion de vos vices imbu,
Sur vos traces .... Mais quoi! j'en dis trop, je m'égare :
Respectons dans nos vers la pourpre et la tiare.
L'honnêteté se peint de différents crayons;
Ce sont des traits de flamme et d'éclatants rayons.
<84>Pour tromper un rival, Mazarin, par finesse,
Voulut charger Fabert d'une fausse promesse;
Mais Fabert refusa ce méprisable emploi :
« Non, pour des vérités, seigneur, réservez-moi;
Quand vous voudrez, dit-il, tenir votre parole,
Pour y donner du poids, commandez, et je vole. »97-a
Modèle des humains, ah! puissé-je en mes vers
Publier tes vertus au bout de l'univers!
Ainsi cet électeur, source de notre gloire,
Aussi grand dans la paix qu'au sein de la victoire,
Dans un jour de combat émule dangereux,
Se montra des Français l'ennemi généreux :
Un scélérat97-14 s'offrit d'assassiner Turenne;
Plein d'horreur du projet, il marque au capitaine
Le sinistre complot qu'un traître osait ourdir :
Je sais vaincre, dit-il, et ne sais point trahir.
La vérité déteste une finesse infâme,
Son discours est pour nous le miroir de son âme;
Elle joint avec art à la sincérité
Les grâces, la douceur, l'antique urbanité.
Ne soutenez donc plus, esprits souillés de crimes,
A qui l'enfer prêcha ses maudites maximes,
Que le grand art du monde est d'être fourbe et fin,
Et que la vérité, fâcheuse au genre humain,
Décrépite harpie, est faite pour déplaire :
Allez, voyez Camas, vous direz le contraire.
Fait 1740, et corrigé à Potsdam 18 février 1750. (Envoyé à Voltaire au
mois de mai 1740, et au comte Algarotti le 19 du même mois.)
92-a Albert-Wolfgang comte de Schaumbourg-Lippe, né en 1699, mort en 1748. Depuis 1738 jusqu'en 1740 il entretint des relations intimes et une correspondance très-amicale avec Frédéric, alors prince royal.
95-13 Machiavel.
95-a Le prince Cellamare. Voyez t. I, p. 163.
96-a Voyez t. IV, p. 124, et t. VIII, p. 135.
97-14 Ce malheureux s'appelait Villeneufve. [Voyez t. I, p. 81.]
97-a Voyez t. VIII, p. 136 et 137.