AUX MANES DE CÉSARION.106-a
Qu'entends-je, juste Dieu! Quelle affreuse nouvelle!
Césarion n'est plus! le livide trépas
Tranche, de sa faux cruelle,
Le fil de ses beaux jours, ses charmes, ses appas!
Quel affreux désespoir! Ami tendre et fidèle,
Je sens mille poignards qui me percent le cœur;
Ah! ce cœur déchiré palpite de fureur.
Tu n'es plus! c'en est fait, ma perte est éternelle.
Mon amour, qui te suit jusqu'aux bords du néant,
Au delà du trépas te respecte et t'honore;
Oui, je t'estimai vivant,
Et je te chéris encore.
Tu vis, sans t'ébranler, la mort qui nous détruit;
Dans ce moment affreux dont frémit la nature,
Ton courage étonnant te soutient, te conduit,
Et ton âme juste et pure
Méprisa des enfers la frivole imposture
Et les sombres terreurs d'un avenir fortuit.
Si, durant tes beaux jours, tu suivis Épicure,
Par un généreux effort
Tu surpasses Zénon au moment de la mort.
Hélas! qu'est devenu ce cœur si magnanime,
<93>Cet esprit tendre et sublime?
Vit-il encor? n'est-il plus?
Grand Dieu! quel affreux abîme!
Tout est anéanti, l'esprit et ses vertus :
S'il respirait encor, son ombre ou sa pensée
De l'empire des morts se serait élancée
Vers le séjour des vivants,
Pour soulager mes tourments.
Ah! triste souvenir! regret plein d'amertume!
Stoïcisme insensé, vainement tu présume
De garantir l'esprit contre les coups du sort.
J'ai cru mon âme impassible,
A tout malheur insensible;
Je suis détrompé : ta mort.....
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Juste Dieu! quel coup terrible!
Ciel! ma douleur mortelle et m'égare et me perd.
Grand Dieu! ton moment suprême....
Dans ce désespoir extrême,
Ma raison inutile en de si grands revers,
Conspirant contre moi-même,
Rend mes chagrins plus amers.
Hélas! j'ai tout perdu, je perds l'ami que j'aime,
Je reste seul, sans toi, dans ce vaste univers;
Ces jours sont écoulés comme des ombres vaines,
Où nos deux cœurs unis, ne formant qu'un seul cœur,
S'entre-communiquaient leurs plaisirs et leurs peines,
Et ne pouvaient jouir que d'un même bonheur.
Entre nous aucun partage,
Même goût et même usage,
Notre tendre amitié nous rendait tout commun;
Jamais froideur ni nuage
Ne put exciter l'orage
D'un démêlé importun.
Les Jeux et les Plaisirs t'accompagnaient sans cesse,
Et ton esprit, nourri des plus galants écrits,
Avait l'art d'ennoblir par sa délicatesse
Les bruyants transports des Ris.
<94>Digne par ta politesse
D'être mis au niveau des célèbres esprits
Dont s'applaudissait la Grèce,
Ou dont se vante Paris;
Plus digne par ton cœur d'occuper une place
Chez le peu de héros connus par l'amitié!
Si je pouvais jouer de la lyre d'Horace,
Je ferais retentir les échos du Parnasse
Des regrets de ce cœur toujours au tien lié.
Je dirais que tu surpasse
Achate et Pirithoüs,
Pylade, Oreste et Nisus.
J'immortaliserais, dans l'ardeur qui m'enflamme,
Les éclatantes vertus
Qui brillaient dans ta belle âme.
Mais, Dieu! je vois le jour, et tu ne le vois plus!
Il n'est donc que trop vrai, la mort inexorable
Ravit également le vulgaire hébété
Et l'homme le plus aimable.
Elle n'épargne rien, vertu ni dignité;
Sur les rives du Cocyte
Il n'est vice ni mérite;
Ce qui n'est plus n'a qu'été;
J'y vois dans l'égalité
Hector, Achille et Thersite.
Vers ce séjour obscur j'avance promptement,
Mes heures et mes jours volent rapidement;
Ma carrière, au delà de la moitié remplie,
Me présente sa sortie.
Dans peu je te joindrai dans ton noir monument;
Là, dans cet asile sombre,
Je veux m'unir à ton ombre
Et la chérir constamment.
Tandis que le destin m'arrête dans ce monde,
Plein de ma douleur profonde,
Portant au fond du cœur l'empreinte de tes traits,
Nul bonheur ne pourra diminuer ma plainte.
<95>Sous tes funèbres cyprès,
J'irai sur ta cendre éteinte
Renouveler mes regrets,
Mon désespoir, mes alarmes,
Te vouer ces soupirs pour moi si pleins de charmes,
Mes tendres vers et mes pleurs,
Et joncher ton tombeau des myrtes et des fleurs
Qu'auront arrosés mes larmes.
Qu'heureux est le mortel qui peut d'un front serein
Voir de l'affreux trépas les cruelles approches,
Et qui subit son destin
Sans terreur et sans reproches!
106-a Didier baron de Keyserlingk, surnommé Césarion par Frédéric, mourut à Berlin le 13 août 1745.