<204>Sur trois cordes il joue, étend les doigts, démanche,
Et produit des accords doux et mélodieux.
Son auditeur, plus curieux,
Veut encore qu'on lui retranche
Une corde; il en resta deux.
Le joueur, comme on peut le croire,
S'en acquitta moins bien, cependant avec gloire.
Sur cela le jeune insensé
Voulut qu'il n'en gardât plus qu'une.
Le pauvre artiste, à bout poussé,
Lui joue à force d'art une chanson commune.
Alors l'importun sans façon
Détache la corde dernière :
Encore un air, mon bon garçon,
Çà, çà, je t'en fais la prière.
Mais l'instrument muet ne rendit plus de son.
Par ce conte, s'il peut vous plaire,
Apprenez, chers concitoyens,
Que, malgré tout le savoir-faire,
L'art reste court sans les moyens.a
A Breslau, le 28 de décembre 1761. (Cette date est celle de la correction de la pièce,
qui avait été composée au camp de Strehlen, le 11 novembre précédent.)
a Dans sa lettre inédite à d'Argens, du 5 janvier 1762, Frédéric, parlant de ses échecs militaires et des espérances de son ami, s'exprime ainsi : « Je vois, mon cher marquis, que votre imagination provençale, plus forte, plus vive que celle que les climats du nord m'ont donnée, vous peint un avenir riant et des perspectives agréables. Pour moi, je ne saurais vous répondre sur le même ton. Je vous laisse le charme de vos illusions, qui vous consolent, et je m'en tiens au conte de l'élève de Tartini, qui est l'allégorie la plus vraie qu'on ait jamais faite. »