<58>Nous a-t-on bien prouvé ce qu'avance Voltaire :
Où l'imprudent périt, le prévoyant prospère?a
Je ne veux pas, ma sœur, misanthrope fâcheux,
Outrant de notre état le destin malheureux,
Ravaler devant vous avec trop de rudesse
Les lueurs que souvent accorda la sagesse.
La nature, aux humains dispensant ses faveurs,
Fut avare en tout temps de dons supérieurs;
Cependant l'on a vu l'art et la politique
Préparer des succès au vainqueur du Granique,
César, joignant l'audace à ses prudents desseins,
Par son puissant génie asservir les Romains.
A côté des héros que leurs exploits signalent,
Mahomet ou Wasa peut-être les égalent.
De ces âges nombreux avant nous écoulés,
Parmi tant de grands faits sans choix accumulés,
Il est bien peu de noms dignes qu'on les rappelle :
La vertu rarement a le bonheur pour elle.
N'apercevez-vous pas la foule d'inconnus,
De fous, d'extravagants aux honneurs parvenus,
Sans grâce, sans talents, sans esprit, sans mérite,
Passer étourdiment à leur grandeur subite,
Les regards éblouis d'un éclat emprunté,
Dédaigneux, arrogants, ivres de vanité,
Des peuples prosternés mépriser les hommages,
Tandis que le malheur persécute les sages?
Le monde est donc, ma sœur, l'empire du hasard;
Il élève, il détruit; bizarre à notre égard,
Il usurpe les droits de notre prévoyance.
Ne vous figurez point cette aveugle puissance,
Ce dieu du paganisme, émule du destin,
Qui dispose de tout sans choix et sans dessein.
Le hasard est l'effet de ces causes secondes


a Voltaire dit, dans les premières éditions de ses Discours sur l'homme, 1er Discours, vers 12 (édit. Beuchot, t. XII, p. 51) :
     

Où l'imprudent périt, les habiles prospèrent.

Frédéric aime à citer et à varier ce vers. Voyez t. X, p. 41 et 77.