ODE A MA SŒUR DE BRUNSWIC SUR LA MORT D'UN FILS TUÉ EN 1761.33-a
O jours de sang, de deuil, de regrets et de larmes!
Les crimes effrénés, échappés des enfers,
Répandent en tous lieux la terreur, les alarmes;
Tous les fléaux unis désolent l'univers.
L'aurore et le couchant, l'Océan et la terre
Aux funestes lueurs des flambeaux de la guerre
Contemplent leurs malheurs.
Un cruel brigandage,
La fureur du carnage,
Ont étouffé les mœurs.
L'ardeur de dominer, la soif de la vengeance,
Ont infecté les rois de leurs poisons mortels;
La loi, c'est leur pouvoir; leur droit, la violence,
Et la terre est en proie à ces tyrans cruels.
Les yeux étincelants de rage et de furie,
Ils excitent de loin l'affreuse barbarie
<31>De leurs cruels soldats;
Si leur foi brille aux temples,
Ils donnent les exemples
De tous les attentats.
Oppresseurs des humains, sanguinaires monarques,
D'esclaves prosternés souverains odieux,
Vous, dont l'orgueil outré, malgré tant d'Aristarques,
Malgré tant de forfaits, vous met au rang des dieux,
Jusqu'à quand verrons-nous vos discordes fatales,
Vos désirs effrénés, vos haines infernales
Perpétuer leur cours,
Causer ces incendies,
Tramer ces perfidies
Qui dégradent nos jours?
Dans sa fausse éloquence, un flatteur vous compare
Aux dieux, de nos destins arbitres éternels,
Vous, qui semblez vomis des gouffres du Ténare,
Nés parmi des démons, comme eux durs et cruels.
Éblouis de l'éclat de vos titres suprêmes,
Follement enivrés de l'amour de vous-mêmes,
Vous vous croyez chéris :
Que ce songe s'efface,
La vérité vous place
Au rang des Busiris.
Oui, les traits de ces dieux que vous chargez d'outrages
Ont perdu leur empreinte en vos cœurs malfaisants;
Leur immense bonté leur valut nos hommages,
Mais jamais les démons n'obtinrent notre encens.
Dévaster des cités et les réduire en poudre,
C'est imiter les dieux lorsqu'ils lancent la foudre.
<32>Imitez leurs bienfaits,
Terminez cette guerre,
Et consolez la terre
En lui rendant la paix.
Où tendent ces complots que des ressorts iniques
Ont tramés pour remplir vos projets inhumains?
Téméraires mortels, aveugles politiques,
Vous croirez-vous toujours arbitres des destins?
Quoi! vous n'apprîtes point par votre expérience
Que les plus beaux desseins de l'humaine prudence
Aux revers sont sujets,
Et que de la fortune
L'inconstance commune
Renverse vos projets!
Quelle époque a produit des mœurs plus détestables
Que notre âge fécond en illustres forfaits?
Vit-on comme à présent des rois impitoyables
Envers leurs ennemis comme envers leurs sujets?
L'ambition, l'orgueil, sont leurs dieux en ce monde;
Le sang de leurs sujets dont le flux nous inonde
Ne leur cause aucun deuil;
Il en périra mille,
Sans que leur cœur stérile
Y jette un seul coup d'œil.
Parcourez les recueils d'exploits et de batailles;
Ces monuments d'audace et d'intrépidité
Ne nous fourniront point autant de funérailles
Qu'un seul de nos combats vous en a présenté.
Cette terre, de sang, de carnage abreuvée,
Cette foule de morts par le fer enlevée,
<33>Redoublent mes regrets,
Et des pompes funèbres
Couvrent nos faits célèbres
De lugubres cyprès.
Vous cimentez d'un sang à vos regards servile
Votre gloire abhorrée, atroces conquérants.
Les humains sont-ils donc d'une espèce assez vile
Pour s'égorger entre eux au gré de leurs tyrans?
Mais vos cœurs endurcis et façonnés aux crimes
Méprisent ces guerriers, généreuses victimes
Offertes au trépas,
Et dans vos jeux infâmes
Vous perdez cent mille âmes
Pour gagner des États
Voyez ce peuple en deuil, ces femmes désolées
Dont les sanglots amers réclament leurs enfants;
D'aussi vives douleurs sont-elles consolées
Par l'espoir d'amasser leurs tristes ossements?
Rois, écoutez ces cris, que vos cœurs en gémissent :
Ces soupirs douloureux, ces voix qui vous maudissent,
Sont un prix réservé
A tout tyran farouche
Qu'aucun malheur ne touche
Qu'il n'a point éprouvé.
Je te perds donc aussi, doux espoir de ma vie,
Prince aimable, que Mars aurait dû préserver
Des flèches du trépas que lançait en furie
Le parricide bras que ton cœur sut braver!
Sur la fin de mes jours, ma vieillesse pesante
A pu ravir à peine à la mort dévorante
<34>Tes membres palpitants.
Je vois donc la lumière
Pour fermer la paupière
A mes plus chers parents!
Il n'est point de mortel dont l'âme courageuse
Résiste sans frémir à ces coups d'Atropos.
O vous, ma tendre sœur, mère trop malheureuse!
En perdant votre fils vous perdez un héros.
Comme un rapide éclair, rayonnant de lumière,
A peine brille-t-il, entrant dans la carrière,
Qu'il disparaît soudain;
Telle au printemps la rose
Demeure à peine éclose
L'espace d'un matin.38-a
Ton glaive destructeur, ô malheureuse Europe!
Répand le sang abject et le sang précieux;
Il frappe également et le cèdre et l'hysope,
Et le soldat obscur et le chef généreux.
L'âge du vieux Nestor, la jeunesse d'Achille,
Les grâces, les vertus ne servent point d'asile
Contre l'arrêt du sort;
Cette race proscrite
Tombe et se précipite
Dans les bras de la mort.
Ah! pourquoi n'ai-je point la voix douce et sublime
De l'amant d'Eurydice ou du tendre Amphion?
<35>J'irais, j'irais pour vous, ô prince magnanime!
Fléchir dans les enfers Rhadamanthe et Pluton;
Mes sanglots toucheraient la Parque inexorable,
Mes chants feraient tomber de sa main redoutable
Les rigoureux ciseaux;
Plus heureux que Thésée,
J'irais de l'Élysée
Ramener mon héros.
Malheureux! où m'égare un fortuné délire?
Quel mortel peut passer l'Achéron à deux fois?
Tout espoir est perdu. Muse, brisons ma lyre,
Terminons les accents de ma tremblante voix :
Ces chants que m'inspira ma plainte douloureuse,
Trop faibles pour percer la voûte ténébreuse,
De nos tristes clameurs
Retracent des peintures
Qui rouvrent nos blessures,
Et redoublent nos pleurs.
(Faite au camp de Bunzelwitz, en septembre 1761, et corrigée à Strehlen,
au mois de novembre suivant.)
33-a Le prince Henri de Brunswic, né le 26 février 1742, fut blessé mortellement au combat de Rühne en Westphalie, le 20 juillet 1761. Il ne mourut que le 9 août.
38-a Ces vers rappellent ceux de Malherbe : Et, rose, elle a vécu ce que vivent les roses.
L'espace d'un matin.