ÉPITRE A MA SŒUR DE BAIREUTH.40-a EN 1757.
O doux et cher espoir du reste de mes jours!
O sœur dont l'amitié si fertile en secours
Partage mes chagrins, de mes douleurs s'attriste,
Et d'un bras secourable au sein des maux m'assiste!
Vainement le destin m'accable de revers,
Vainement contre moi s'arme tout l'univers.
Si sous mes pas tremblants la terre est entr'ouverte,
Si la foule des rois a conjuré ma perte,
Qu'importe? Vous m'aimez, tendre et sensible sœur;
Étant chéri de vous, il n'est plus de malheur.
J'ai vu, vous le savez, s'épaissir les nuages
Dont les flancs ténébreux ont vomi ces orages;
J'ai vu, vous le savez, tranquille et sans effroi,
Ces dangereux complots se tramer contre moi.
La fortune ennemie, excitant la tempête,
M'ôta jusqu'aux moyens d'y dérober ma tête;
Soudain, en s'élançant du gouffre des enfers,
La Discorde parut, et troubla l'univers.
Ce fut dans ton sénat, ô fougueuse Angleterre!
Où ce monstre inhumain fit éclater la guerre.
<37>D'abord ce feu s'embrase en de lointains climats,
D'Europe en Amérique engage des combats;
La mer en est émue en ses grottes profondes,
Neptune au joug anglais voit asservir ses ondes;
L'Iroquois, qui devient le prix de ces forfaits,
Déteste les tyrans qui troublent ses forêts.
La Discorde aussitôt, contemplant son ouvrage,
S'applaudit des horreurs que produisit sa rage,
Rit des faibles mortels qui pour se déchirer
Traversent l'Océan, fait pour les séparer.
Dans ses brillants succès aussitôt elle aspire
A rendre universel le trouble et son empire;
Elle passe en Europe, elle s'adresse aux rois :
« Jusqu'à quand serez-vous esclaves de vos lois?
Est-ce à vous de plier sous l'aveugle caprice
De préjugés usés d'équité, de justice?
Il n'est de dieu que Mars, la force fait vos droits,
Dit-elle, et tout monarque est né pour les exploits. »
O fille des Césars! l'ambition ardente
Se ranime à ces mots dans ton âme flottante;
La probité, l'honneur, les traités, le devoir,
Trop fragiles liens pour borner ton pouvoir,
S'effacent de ton cœur; tes mains peu scrupuleuses
Dégagent de leur frein tes passions fougueuses.
Au Germain généreux, à ce peuple indompté,
Tu brûles de ravir sa noble liberté,
D'abaisser tes égaux, d'anéantir le schisme,
Et sur tant de débris fonder ton despotisme.
A d'aussi grands projets il faut de grands moyens :
Chez les plus puissants rois tu cherches des soutiens;
Tes conseillers experts, rompus aux artifices,
Par l'imposture et l'or ameutent tes complices;
Il n'est point de forfait, il n'est point d'attentat
Qu'on n'emploie à former ce fier triumvirat.
Ce complot monstrueux opprime en une année
De son terrible poids l'Europe consternée;
L'ami timide feint de craindre le danger,
<38>L'ami perfide à Vienne accourt pour s'engager.
Depuis le Roussillon jusqu'au climat sauvage
Où le Russe glacé croupit dans l'esclavage,
Tout s'arme pour l'Autriche, on marche sous ses lois,
On conjure ma perte, on foule aux pieds mes droits.
La fille des Césars dévorait sa conquête,
Présageait son triomphe, en préparait la fête,
Vivait dans l'avenir, et goûtait les douceurs
De recueillir les fruits de ses projets flatteurs.
Tel est le sort des grands dont la vertu commune,
Basse dans les revers, haute dans la fortune,
S'enivrant du poison de la prospérité,
Ne peut poser de terme à sa cupidité.
L'insolent intérêt, abusant du délire,
Nomme au triumvirat les rois qu'il doit proscrire,
Et ces tyrans ingrats, par le crime liés,
S'immolent sans remords leurs plus chers alliés.
O jour digne d'oubli! quelle atroce imprudence!
Thérèse, c'est l'Anglais que tu vends à la France,
Ton généreux soutien dans tes premiers malheurs,
Lui, qui résista seul au nombre d'oppresseurs
Dont l'espoir divisait ce puissant héritage
Que ton père en mourant te laissait en partage!
Tu règnes, mais lui seul a sauvé tes États;43-a
Les bienfaits chez les rois ne font que des ingrats.
Toi, monarque indolent que la pourpre embarrasse,
Ne te souvient-il plus qui délivra l'Alsace?
Mes regards indignés dans tes camps amollis
Ont vu flotter un aigle entre les fleurs de lis;
L'injure et le bienfait se perd de ta mémoire.43-b
Esclave d'une femme, est-il pour toi de gloire?
Ton trône et ton pouvoir sont le prix de l'amour,
Et Vienne a subjugué ta maîtresse et ta cour.
Pompadour, en vendant son amant au plus riche,
Rend la France en nos jours esclave de l'Autriche,
<39>Le Canada bientôt est en proie aux Anglais;
Mais qu'importe à Louis la gloire des Français?
Thérèse, après ces coups, l'âme de l'alliance,
Veut par de grands exploits signaler sa puissance :
Aussitôt tout s'émeut en ses vastes États,
Et l'Autriche en travail enfante des soldats;
La Bohême, opprimée et saignant de ses pertes,
Voit par des camps nombreux ses campagnes couvertes.
Le trouble, la terreur, le désordre s'accroît,
La paix s'envole aux cieux, l'équité disparaît,
On respire le sang, le meurtre, les alarmes,
Les champs restent déserts, tout peuple est sous les armes.
Cet ange qui préside au destin des combats,
Qui dirige ou retient les flèches du trépas,
Arrache la fortune ou soudain la ramène,
Soutenait nos drapeaux d'une main incertaine;
Il permet que le nombre accable la vertu.
L'Autrichien, souvent par nos coups abattu,
Sur des monts escarpés s'assied plein d'arrogance,
Provoque nos soldats et brave leur vaillance.
Tout ce qu'ont pu jamais le courage, l'honneur,
Le mépris des dangers, la gloire, la valeur,
Parut en ce combat. Les assauts se succèdent,
Les monts sont emportés, déjà nos rivaux cèdent;
Mais le nombre nous manque; en ce moment fatal
La victoire s'envole au camp impérial.44-a
De la Prusse aux abois on crut la chute sûre;
On présageait sa mort d'une faible blessure.
Ce qu'il restait de rois jusqu'en ces jours d'horreurs,
De nos combats sanglants tranquilles spectateurs,
L'esprit préoccupé de frivoles attentes,
Flattés de partager nos dépouilles sanglantes,
Des triumvirs vainqueurs grossissent le parti.
Ce peuple confiné vers le pôle aplati,
Sous des rois belliqueux si redouté naguère,
Qu'avilit maintenant un sénat mercenaire,
<40>La Suède, longtemps l'émule des Germains,
S'arme pour profiter de leurs maux intestins.
Que dis-je? mes parents, pour combler la mesure,
En outrageant leur sang étouffent la nature,
Ou séduits, ou craintifs, entraînés ou trompés,
Dans ce complot d'horreurs de même enveloppés,
Couvrant leur trahison de voiles hypocrites,
Des heureux triumvirs se font les satellites.
O décrets inconnus de la fatalité,
Qui prescrivez un terme à la prospérité!
O Fortune inconstante! ô déesse légère,
Que tout ambitieux au fond du cœur vénère!
On ne m'entendra point, profanant l'art des vers,
Célébrer tes faveurs, déplorer mes revers :
Je sais que je suis homme et né pour la souffrance,
Je dois à tes rigueurs opposer ma constance.
Et toi, peuple chéri, peuple objet de mes vœux,
O toi, que par devoir je devais rendre heureux,
Ton danger que je vois, ton destin lamentable
Me perce au fond du cœur; c'est ton sort qui m'accable.
J'oublierai sans regret le faste de mon rang,
Mais pour te relever j'épuiserai mon sang;
Oui, ce sang t'appartient, oui, mon âme attendrie
Immole avec plaisir ses jours à ma patrie.
Longtemps son défenseur, j'ose du même front
Ranimer nos guerriers à venger son affront,
Défier le trépas au pied de ses courtines,
Vaincre, ou m'ensevelir couvert sous ses ruines.
Tandis que je m'apprête à braver mon destin,
Dieux! quels lugubres cris s'élèvent de Berlin!
A travers les sanglots d'une douleur amère
Se distingue une voix ... « La mort frappe ta mère!45-a
Les ombres du trépas ... » que dis-je? c'en est fait;
Ah! du sort irrité voilà le dernier trait.
Tous genres de malheurs sur moi fondent en foule,
<41>Ma vie en vains regrets funestement s'écoule,
J'ai trop vécu, hélas! pour un infortuné.
Malgré moi de vos bras, ô ma mère, entraîné,
Que ce dernier congé dans ces moments d'alarmes
Par mes pressentiments fut arrosé de larmes!
Mon cœur, mon triste cœur, facile à s'attendrir,
Ne m'annonçait que trop ce cruel avenir.
J'espérais qu'Atropos, flexible à ma prière,
Contente de mon sang, respecterait ma mère;
Hélas! je me trompais, la mort fuit mes malheurs
Pour étendre sur vous ses livides horreurs.
Ce sombre monument est donc ce qui conserve
Vos restes précieux, mon auguste Minerve!
Je vous devais le jour, je vous devais bien plus;
Votre exemple instruisait à suivre vos vertus.
Malgré l'affreux trépas je les respecte encore,
Votre tombe est pour moi le lieu saint que j'honore.
Si tout n'est pas détruit, si sur les sombres bords
Les soupirs des vivants pénètrent chez les morts,
Si la voix de mon cœur de vous se fait entendre,
Permettez que mes pleurs arrosent votre cendre,
Et qu'emplissant les airs de mes tristes regrets,
Je répande des fleurs au pied de vos cyprès.
Du déclin de mes jours la fin empoisonnée
D'un tissu de tourments remplit ma destinée;
Le présent m'est affreux, l'avenir, inconstant.
Quoi! serais-je formé par un Dieu bienfaisant?
Ah! s'il était si bon, tendre pour son ouvrage,
Un sort égal et doux serait notre partage.
Maintenant, promoteurs de mensonges sacrés,
D'un long amas d'erreurs organes révérés,
Égarez des humains l'esprit rempli de crainte
Dans les détours obscurs de votre labyrinthe.
L'enchantement finit, le charme disparaît;
Je vois que du destin tout homme est le jouet.
Mais s'il subsiste un être inexorable et sombre,
D'un troupeau méprisé laissant grossir le nombre,
<42>D'un œil indifférent il voit dans l'univers
Phalaris couronné, Socrate dans les fers,
Nos vertus, nos forfaits, les horreurs de la guerre,
Et les fléaux cruels qui ravagent la terre.
Ainsi mon seul asile et mon unique port
Se trouve, chère sœur, dans les bras de la mort.
(Août 1767.)
40-a Voyez t. X, p. 185, et t. XI, p. 39.
43-a Voyez t. II, p. 90; t. III, p. 6.
43-b Voyez t. III, p. 50-58, et p. 121 et suivantes.
44-a Bataille de Kolin. Voyez t. IV, p. 141-149.
45-a Le 28 juin 1757. Voyez t. IV, p. 207.