<211>

DISCOURS DE CATON D'UTIQUE A SON FILS ET A SES AMIS, AVANT DE SE TUER.

Nos malheurs sont au comble; ô jour que je déteste!
De ta grandeur, ô Rome! il n'est rien qui te reste.
Ah! de tes demi-dieux les immortels travaux,
Le fruit de tes combats, le sang de tes héros,
Ce pouvoir tant accru par ta valeur féconde
Sur le débris des rois, sur l'empire du monde,
Le prix de ta vertu, celui de tes succès,
Vont d'un brigand heureux couronner les forfaits.
Un de tes propres fils, dénaturé, perfide,
Enfonce dans ton sein son glaive parricide;
Ce fer dont tu l'armas contre tes ennemis,
L'ambitieux César en perce tes amis.
Il dévoue aux forfaits les vertus d'un grand homme;
S'il est héros en Gaule, il est tyran dans Rome.
Ce cruel destructeur de notre liberté,
Contre un sénat de rois citoyen révolté,
Bouleverse l'État, l'attaque, le déchire;
Tout tombe, tout périt, la république expire.
Et nous vivons encor! et nous sommes témoins
Des crimes que n'ont pu conjurer tous nos soins!
<212>La vertu combattait pour la cause commune,
Les lois étaient pour nous, pour César la fortune;
L'univers est soumis aux fers des scélérats.
Qu'il règne, le cruel, sur des Catilinas,
Dignes d'accompagner sa pompe triomphale.
O héros immolés aux plaines de Pharsale!
O mânes généreux des derniers des Romains!
Du fond de vos tombeaux, de ces champs inhumains
Où sans distinction repose votre cendre,
A mes sens éperdus vos voix se font entendre :
« Quitte, quitte, Caton, ce séjour détesté
Où le crime insolent détruit la liberté;
Jouet infortuné des guerres intestines,
Vole t'ensevelir sous nos tristes ruines. »
Oui, vengeurs malheureux de nos augustes lois,
Caton ne sera point rebelle à votre voix.
Mais sauvons nos débris épars sur ce rivage,
Qu'ils voguent loin des bords où dominait Carthage,
Loin du joug qu'un tyran voudrait leur imposer;
Alors de mon destin je pourrai disposer.
Et toi, mon seul espoir, à qui je donnai l'être,
Que je laisse en mourant sous le pouvoir d'un maître,
Fuis les lieux corrompus, le séjour profané
Où ce vainqueur répand son souffle empoisonné ;
D'un tyran orgueilleux fuis l'aspect effroyable,
Cherche en d'autres climats un ciel plus favorable,
Et te maintenant libre en ce siècle odieux,
Souviens-toi des vertus dont brillaient tes aïeux.
Que ton cœur en conserve un souvenir modeste,
Et loin de t'opposer à ce destin funeste
Qui renverse l'État en détruisant ses lois,
Laisse aux dieux irrités leur vengeance et leurs droits.
Sans chagrin, sans douleur vois expirer ton père;
Bénis, bénis le jour qui finit ma misère.
Je veux d'un front serein m'élancer à tes yeux
Des fanges de la terre au temple de nos dieux;
Dans cet asile saint, la gloire et la justice
<213>Abreuvent la vertu d'un torrent de délice ;
Là je retrouverai Pompée et Scipion,
Et ces héros dont Rome a consacré le nom.
Oui, César, à ma mort tu porteras envie,
Un illustre trépas va couronner ma vie;
Véritable Romain, libre, et maître de moi,
Je préfère la mort à vivre sous ta loi.
Il est temps, finissons, donnez-moi mon épée;
Du sang des citoyens elle n'est point trempée,
Mon sang est le premier qui la fera rougir.
Mais quoi! .... tenterait-on de me désobéir?
Forme-t-on des complots? qu'enferme ce mystère?
Ah! timides amis, que prétendez-vous faire?
Croyez-vous m'empêcher de terminer mon sort?
Il est mille chemins pour courir à la mort,
Ils me sont tous ouverts, ma mort est nécessaire.
Voulez-vous donc livrer votre ami, votre père,
Vivant et désarmé, dans les bras du vainqueur,
Le défenseur des lois à leur perturbateur,
Un vrai républicain au tyran qui le brave?
Caton ornera-t-il son triomphe en esclave?
Ah! tels étaient les fruits de votre aveuglement.
Détestez vos erreurs, pensez plus noblement.
Le sage avec mépris voit la mort sans la craindre;
Louez mon action, gardez-vous de me plaindre :
Quand on voit sa patrie et ses amis périr,
Un lâche y peut survivre, un héros doit mourir.

Fait à Strehlen, le 8 décembre 1761.