ÉPITRE.111-a
Dans ce vaste univers, le globe où nous vivons
Lui sert, à mon avis, de Petites-Maisons;
De fous, d'extravagants la bizarre cohue
De Lisbonne à Pékin offre en grand à ma vue
Un pré de mille fleurs richement émaillé.
Sur cette ample pâture, un esprit éveillé
Saisit malignement la fleur du ridicule,
L'extrait et l'assaisonne au fond de sa cellule.
Un quaker me dira d'un air sombre et chagrin
Qu'il faut toujours couvrir les défauts du prochain;
Mais lorsqu'un fat abonde en traits de balourdise,
Loin d'en verser des pleurs, je ris de sa sottise.
J'aime à rire, il est vrai, même aux dépens des rois;
Je hais le misanthrope et les fronts trop sournois.
Je préfère à ce fou que l'on nomme Heraclite
Ce fou plus gai que lui, l'enjoué Démocrite;
Sans se fâcher de rien, il s'amusait de tout,
De nos frivolités il avait vu le bout.
Et qu'importe en effet qu'un esprit sot et louche
D'un flux de pauvretés jaillissant de sa bouche
M'étourdisse un moment, bavardant sans esprit?
<98>Cet arbuste est restreint à porter un tel fruit;
A m'amuser de lui mon penchant me convie,
Son ridicule est fait pour égayer ma vie.
Oui, je te le confesse ici, mon cher Damon,
Ma rate, qui sans toi risquait l'obstruction,
T'entendant pérorer d'une mine effrontée,
En riant, cet hiver, s'est si bien dilatée,
Qu'à ton seul souvenir mon mal a disparu.
Au beau monde, à la cour Damon s'était intrus;
Il décidait de tout sans jamais rien comprendre,
Un cercle autour de lui se formait pour l'entendre.
Là s'empressait en foule un peuple curieux,
Tendant le cou, ouvrant les oreilles, les yeux.
Se pâmant de plaisir des traits de balourdise
Qu'innocemment Damon leur lâchait par bêtise.
Je m'empresse, et je perce à travers le concours
Où notre fat s'épanche en sublimes discours.
La M ... a su, dit-il, toucher mon âme.
- Ah! monsieur, c'est beaucoup d'allumer une flamme
A soixante et dix ans. - Elle en a trente au plus,
Répond le discoureur; telle parut Vénus
Quand on la vit flotter sur le sein d'Amphitrite.
Sur son discernement chacun le félicite;
Il avoue à la fin qu'il ne la connaît pas.
Quelqu'un d'officieux, sentant son embarras,
De discours en discours vous le promène en France.
C'est le pays, dit-il, où brille la finance.
- Eh! monsieur, ce royaume est si fort endetté!
- C'est le dernier effort de son habileté
D'épuiser les trésors de voisins économes;
Berne, ainsi qu'Amsterdam, lui fournissent des sommes.
Ah! quel plaisir aura le plus chrétien des rois
Lorsque l'abbé Terray,113-a par de nouveaux exploits
Englobant les voisins dans la chute commune,
<99>D'un coup de plume un jour ravira leur fortune!
Voyez-vous, dans ceci tout est grand et nouveau;
Faillite d'un banquier n'a pour moi rien de beau;
Mais quand un grand État vise à la banqueroute,
Le crédit abîmé, le richard en déroute,
La consternation qui trouble les esprits,
D'un colosse ébranlé les étonnants débris,
La chute des Crésus tombés de leur pinacle,
L'ébranlement affreux que produit ce spectacle,
Le rend en même temps rare et majestueux.
- Eh quoi! vous plaisez-vous au sort des malheureux?
- Non pas, mais on en parle, et ce sujet amuse.
- Voilà vraiment, monsieur, une excellente excuse.
On l'interrompt. L'un dit : En France on voit au moins
Que pour le militaire on épuisa ses soins.
Tant de fameux héros, il est vrai sans pratique,
Dans leurs savants écrits enseignent la tactique!
Il n'est dans leurs vieux corps pas jusqu'au caporal
Qui ne figure ailleurs comme un bon général :
Chez eux de ce grand art il faudra nous instruire.
- Oui, dit le Schah-Baham;113-b mais j'y trouve à redire
Qu'à présent la colonne114-a a moins d'admirateurs;
Les Thébains s'en servaient, et tous nos vieux auteurs
Trouvent cette ordonnance admirable et requise;
Sa masse enfonce tout, et même dans Moïse
Vous voyez précéder le Juif guidé par Dieu
Une colonne d'air, ou colonne de feu.114-a
- Quelle érudition! s'écriait tout le monde;
Science universelle! ô caboche profonde!
Mais le canon, monsieur, ce foudre des guerriers,
Écrase la colonne et flétrit ses lauriers;
Elle est détruite avant que d'agir. - Je m'en moque.
<100>- Comment la garantir? - Je marche, avance, et choque.
- Cela pourrait manquer. - Vous êtes trop craintif;
Trois rangs ne peuvent rien contre un corps si massif.
Si l'on m'écoute, il faut que Monteynard114-b ordonne
Que toujours le Français vous attaque en colonne.
- Ah! vous aurez le temps de mûrir vos projets :
Nous jouissons ici d'une profonde paix;
Du temple de Janus les portes sont fermées,
Les arts sont florissants à l'abri des armées,
L'envie est enchaînée, et les grands potentats
Font dans ce calme heureux prospérer leurs États.
- Cela vous plaît à dire, a répondu mon homme;
De l'Espagne en Écosse, et du Pont jusqu'à Rome,
Des esprits agités la fermentation
Va mettre incessamment l'Europe en action.
Pouvez-vous supposer que de sang-froid on souffre
Qu'un royaume en trois parts par trois voisins s'engouffre,
Qu'on s'arroge des droits, que trois princes d'accord
N'aient pas même imploré les arbitres du sort?
- Qui sont-ils, s'il vous plaît? - La France et l'Angleterre.
Vous les verrez bientôt, portant partout la guerre,
Corriger et punir des écoliers mutins
Qui, jouant les grands rois, ne sont que des gredins.
- Ah! pour la Prusse au moins nous vous demandons grâce.
- Peine perdue; il faut que justice se fasse.
Que diraient Richelieu, Philippe deux, Cromwell,
Grands hommes qu'illustra l'art de Machiavel,
Si dans nos jours déçus, de lâches politiques
Craignaient de s'égarer sur leurs pas héroïques?
On connaîtra dans peu la France et d'Aiguillon;115-a
Le Sarmate a chez eux sonné le réveillon.
Vous allez voir du Nord la fierté confondue,
<101>Catherine sera par Mustapha battue;
Du fond de la Gothie un innombrable essaim
Des murs de Pétersbourg changera le destin;
L'Hellespont rassuré ne verra plus de Russe,
Et l'on extirpera jusqu'au nom de la Prusse.
- Ah! votre âme s'exalte, et vous prophétisez,
Dit doucement quelqu'un. - Les feux sont attisés,
Lui repartit mon homme; on va voir des miracles;
Ce sont des vérités, et non pas des oracles.
- La Lippe à Bückebourg115-b s'en réjouira bien,
Reprit-on; sans la guerre il ne tient plus à rien;
Voilà l'occasion, il pourra reparaître.
- Il est mort. - Ce matin j'en reçus une lettre.
- Non, il est mort, vous dis-je; un gros marchand forain,
Revenu de Brunswic, fut présent à sa fin.
- Mais ce marchand, monsieur, est mal instruit sans doute.
- Eh quoi! faut-il douter de tout ce qu'on écoute?
- C'est qu'aucun mort jamais du tombeau n'écrivit,
Qu'un marchand n'a d'objet que celui du crédit,
Et qu'on se voit moqué quand on est trop crédule.
- Non, répliqua Damon, je suis né sans scrupule;
Je crois tout bonnement : comment examiner,
Vétiller les propos, sans succès me peiner,
L'esprit toujours tendu, peser dans ma balance
La vérité dans l'un, en l'autre l'apparence?
Non, j'y vais rondement, je crois tout ce qu'on dit;
Journal, folliculaire, imprimé, manuscrit,
Miracles, s'il le faut, rien ne m'est indigeste;
Je figure, il suffit, que m'importe le reste?
- Mais, monsieur... - Mais, monsieur...- Mais la Lippe est vivant.
- Que m'importe qu'il vive ou soit agonisant?
Voilà comme on entend raisonner le vulgaire.
Diderot prévenu croit tout homme un Voltaire,
<102>Il se porte avec zèle à vouloir l'éclairer;
Il y perdra ses soins, sans le régénérer.
Mais vous, mes chers amis, qui, dévorés de gloire,
Voulez tracer vos noms au temple de Mémoire,
Hélas! examinez le public en détail,
Stupide, ignorant, sot, méprisable bétail.
C'est là l'organe impur de votre renommée,
Au prix de votre sang il vous vend sa fumée;
Vous placez le bonheur dans l'appât décevant
D'être applaudi, loué par ce peuple ignorant;
Mais il blâme souvent, car la chance est douteuse.
Trompé par des fripons, sa langue venimeuse
Flétrit ce Julien qu'on nomma l'Apostat;
Ce philosophe était la gloire de l'État.
Un pontife insolent, natif de Naziance,117-a
Calomniant ses mœurs, sa bonté, sa clémence.
En fit un monstre aux yeux de la postérité.
Après plus de mille ans parut la vérité;
D'Argens rendit justice aux vertus du grand homme.117-b
La superstition en frémit jusqu'à Rome,
Et le mensonge impur effacé de son nom
Rétablit pour jamais sa réputation.
Que nous importent donc les rumeurs du vulgaire?
Il critique, il approuve, il outrage, il révère,
Il tourne à tous les vents; qui connaît ses ressorts
L'excite en se jouant, ou calme ses transports.
C'est l'immortalité dont l'espoir nous enivre,
En sauvant notre nom, nous croyons encor vivre;
Mais sitôt que la tombe a renfermé nos corps,
Les vains bruits du public sont perdus pour les morts;
Ce sont des préjugés, il n'en faut point au sage,
Il saura mépriser ce vil aréopage.
<103>Mais que fais-je? et de moi que penserait Zénon?
Tandis que je combats la vanité du nom,
D'un ascendant vainqueur sentant l'effort suprême,
Mon cœur de ma raison contredit le système.
Je repolis ces vers au point de m'énerver,
Pourquoi? Pour qu'à Ferney l'on puisse m'approuver,
Et qu'on imprime un jour dans quelques vers grotesques :
Il est le moins mauvais des rimailleurs tudesques.
(Envoyée à Voltaire le 4 avril 1773.)
111-a Dans la traduction allemande des Œuvres posthumes (Nouvelle édition. A Berlin. 1789. t. VII, p. 194), cette pièce est intitulée Der Schwätzer (Le Babillard).
113-a Ministre des finances sous Louis XV, en 1771; remplacé en 1774 par Turgot.
113-b Voyez t. XI, p. 85.
114-a L'auteur fait ici allusion au système des colonnes du chevalier Folard. Voyez t. I., p. 184 et t. X, p. 278. Voyez aussi J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse als Schriftsteller, p. 350.
114-b Le marquis Louis-François de Monteynard, ministre de la guerre en France du 4 janvier 1771 au 28 janvier 1774.
115-a Le duc d'Aiguillon était ministre des affaires étrangères. Voyez t. VI, p. 34, 35 et 128.
115-b Voyez t. V, p. 116. Le comte Guillaume de Schaumbourg-Lippe mourut le 16 septembre 1777.
117-a S. Grégoire de Nazianze, évèque de Constantinople, écrivit contre l'empereur Julien, à l'occasion de sa mort, arrivée en 363, un ouvrage intitulé : Deux Invectives contre Julien.
117-b Voyez ci-dessus, p. 75.