<39>Ta vertu trouvera toujours ample matière;
Des épines sans nombre empliront ta carrière,
Le chagrin dévorant est prêt à t'assaillir,
Sans le malheur fatal tu ne saurais vieillir.
Ce Romain généreux trahi par la fortune,
Persécuté longtemps par l'envie importune,
Scipion, le grand Scipion, de Numance vainqueur,
Vit ses lauriers salis d'un infâme imposteur;
Et ce libérateur d'une ingrate patrie
D'un banc injurieux subit l'ignominie,
Sans qu'il perdît sa gloire et sa tranquillité.
Socrate, aussi stoïque et plein de fermeté,
Vida sans murmurer la coupe de ciguë;
Il sentit le trépas sans avoir l'âme émue,
En consolant encor par ses mâles discours
Ses amis désolés qui déploraient ses jours.
L'Auguste des Français vit, dans un court espace,
Dans un même tombeau les débris de sa race;
De cet arbre superbe un faible rejeton
Resta seul à Louis pour soutenir son nom.
Arbitre de la paix, arbitre de la guerre,
Récompensant les rois2 ou punissant la terre,
Asservissant l'Europe à ses vastes desseins,
Ce Louis ne fut pas maître de ses destins.
Sensible à ses revers, mais d'un cœur toujours ferme,
Ce roi de ses succès vit expirer le terme,
Et Tallard à Blenheim par Eugène vaincu
Ne put ni l'affaiblir ni le rendre abattu.
Au palais des Destinsa est un tableau céleste;
On y voit notre sort tant heureux que funeste,
Le malheur y sert d'ombre, et le bien de clarté.
Cette ombre donne au jour plus de vivacité;
Des maux perpétuels rendraient l'homme stupide,
Un bonheur sans revers deviendrait insipide.
Ce sage assortiment convient à l'univers,
2 La famille d'Angleterre, fugitive en France.
a Voyez la Henriade, chant VII, vers 278 et suivants.