VI. A LA DIVINE ÉMILIE.
Les rigueurs du devoir, un père,
Un roi, m'enchaînent en ces lieux.
Ce n'est point ainsi que les dieux,
Esclaves d'une loi sévère,
S'entre-emprisonnent dans les cieux,
Et que leurs esprits, curieux
Des productions de la terre,
Des arts, de la paix, de la guerre,
Ne s'instruisent point par leurs yeux;
Mais c'est aux humains malheureux
De suivre aveuglément, dans leur triste carrière,
Des lois que leur destin, ce tyran, leur veut faire,
De plier sous ce joug leur col impérieux,
Sans fatiguer le ciel par d'inutiles vœux.
C'est ainsi, sublime Émilie,
Que, par d'invisibles liens,
Le devoir sait lier les mains
De la liberté de ma vie,
Et qu'une puissance ennemie
Fait avorter tous mes desseins
Par caprice ou par jalousie.
Sous un titre pompeux asservi, couronné,
Issu d'un sang illustre, à régner condamné,
Le trône n'est pour moi qu'une image illusoire,
Qu'un fantôme trompeur d'une frivole gloire.
Né libre, mais captif auprès d'un trésor,
<27>L'État est ma prison, et mes chaînes sont d'or;
Le soupçon outrageant, animé d'humeur noire,
Prit plaisir à forger, guidé du faux rapport,
Un ambigu contradictoire
D'abaissement et de grandeurs.
Qui jugerait par l'apparence
Jugerait bien de ma puissance;
Mais on sait à quel point les dehors sont trompeurs.
Sevré depuis longtemps des vulgaires erreurs,
J'abandonnai la cour, embrassant la retraite;
Ce séjour écarté, simple et plein de douceurs,
Me tient lieu d'un asile honnête,
Pour me soustraire à la fureur
D'un orage effrayant conjuré sur ma tête.
Là, depuis deux hivers, éloigné de la cour,
A la science, aux arts j'ai pris mon seul recours;
De l'utile philosophie
J'approfondis les vérités;
De la brillante poésie
Au poids de la raison je pèse les beautés.
Dans un repos philosophique,
Loin des bruyantes passions
Qui s'arrogent sur nous un pouvoir tyrannique,
Et dont la violence unique
Nous fait enfin périr par les illusions,
Je goûtais l'innocence et la douceur rustique,
Quand soudain de nos actions
L'indiscrète dépositaire,
Qui va de bouche en bouche, agile courrière,
Publier tous les faits et remplir l'univers
Des destins glorieux et des fameux revers,
La Renommée enfin, des hommes tant prisée,
Des héros, des savants et des rois courtisée,
M'apprit, en s'envolant, et traversant les airs,
Aux fastes du Portique, aux fastes du Lycée,
Votre gloire éternisée;
Qu'Apollon adoptait et Voltaire, et ses vers,
<28>Voltaire, dont le nom est aimé de tout homme,
De Lisbonne à Pékin, de Pétersbourg à Rome,
Qui peignit d'un héros l'auguste humanité,
La fureur des ligueurs, le faux zèle agité,
Voltaire, qui sait joindre au brillant du génie
Les vastes profondeurs de la philosophie,
Lui, dont le souci généreux,
Par son travail industrieux,
Dérida les vertus et les rendit aimables,
Qui sut décréditer le fanatisme affreux
Et tous les vices punissables
Dont le venin caché rongeait les cœurs coupables
De tant de mortels malheureux.
Ainsi que le soleil, il répand sa lumière;
Dans les cieux des savants cet astre nous éclaire,
Et du monde ignorant il dessille les yeux.
Un de ses rayons lumineux
Me frappa, m'éblouit, me charma, me sut plaire;
Je connus, j'admirai Voltaire.
J'aurais pour le chercher quitté mon méridien;
Sous un ciel fortuné, sous un autre hémisphère,
Séjour chéri de Dieu, respecté sur la terre,
Mon esprit aurait joint le sien;
Dans son aimable solitude,
Se partageant entre l'étude
Et les devoirs de l'amitié,
Minerve aurait su m'introduire,
Et Pallas m'en aurait enseigné le sentier.
De vous et de l'amour j'eusse adoré l'empire;
Aux mystères que Locke et que Newton inspirent,
Du grand Voltaire apprécié,
Votre divinité m'aurait initié.
Mais, hélas! charmante Émilie,
Cet être que j'ignore et qui réside en moi,
Cet être qui m'anime et me donne la loi,
Immortel en théologie,
Incertain en philosophie,
<29>Ce fantôme spirituel,
Ce je ne sais quel sens, cet intellectuel,
De notre sot orgueil séduisante chimère,
Cet esprit inconnu, subtil et délié,
Sous l'attirail de la matière,
Ne se meut, ne voyage guère,
Tant les sens le tiennent lié.
Ah! si pour un moment le dieu qui me protége
M'eût daigné revêtir de la divinité,
Prenant Leibniz dans mon cortége,
Sur les ailes des vents, avec agilité,
Vers les champs de Cirey, par un effort rapide,
Éole m'aurait transporté.
On ne m'aurait point vu, par l'exemple emporté,
Copier trait pour trait du dieu galant d'Ovide
La coquette divinité :
Un dieu de qui la fourbe impose,
Qui ne plaît qu'en métamorphose,
Est indigne d'être imité.
Vous, dont l'esprit divin, l'agrément, la beauté,
Effaceraient Europe et terniraient Sémèle,
O vous! dont le cœur noble et l'âme illustre et belle
Feraient rougir l'antiquité,
Vous, qui, fuyant le fard, n'aimez que la nature,
Vous auriez renié tous les dieux déguisés
Dont l'artifice et l'imposture,
D'un vil taureau, d'un cygne empruntant la figure,
Trompaient les mortels abusés.
On ne me verrait point, pour rendre mes hommages,
De ces vils animaux emprunter les images;
Comme dieu j'offrirais l'encens sur vos autels,
Je vous présenterais mon cœur tendre et fidèle;
Car, pour servir une immortelle,
Il ne faut que des immortels.
(10 novembre 1737.)