VIII. ÉPITRE A M. DE VOLTAIRE.38-a
Dis-nous, divin Voltaire, où ton esprit sublime
Apprit à renfermer le bon sens dans la rime;
Quel trésor te fournit les mots harmonieux
Dont le concours heureux de sons mélodieux,
Enchantant les esprits et chatouillant l'oreille,
Par un plaisir nouveau sans cesse nous réveille.
Daigne enseigner cet art qui, charmant les lecteurs,
Sous tes heureuses mains fait éclore des fleurs;
Fais connaître ce dieu qui répand sur tes traces
Le feu, le tour brillant, la noblesse, les grâces,
Et qui, malgré le joug où la règle asservit,
Te fait trouver des vers dont la beauté ravit.
Ah! si tu savais les peines qu'on endure
Lorsqu'on rime en dépit des dons de la nature,
Par quels chemins nouveaux, par quels circuits divers
On promène l'esprit pour trouver un bon vers;
Si tu pouvais me voir, l'œil chagrin et l'air morne,
Méditer tristement un vers faible que j'orne,
Et m'armer pour combattre, en faveur du bon sens,
Contre le tour obscur, contre le faux brillant;
Et lorsque, sur le point de gagner la victoire,
La rime ou la raison m'en ravissent la gloire;
Quand tous ces ennemis, ligués et conjurés,
<34>D'un appui contre moi se croient assurés;
Quand, du fond du sérail, l'orgueilleuse ignorance
Amène à leur secours la pesante indolence;
Quand la distraction entraîne mes esprits
Loin des bornes du sens qu'enferment mes écrits;
Quand d'un fantôme vain son adresse m'occupe,
Que de l'illusion mon travail est la dupe :
Alors, sans balancer, sur un char lumineux,
Prompt à me secourir, tu m'ouvrirais les cieux,
Non pas ces mêmes cieux où Paul, par un miracle,39-a
Vit, à ce qu'il nous dit, je ne sais quel spectacle,
Mais ce ciel où Virgile honorait Apollon,
Mais le ciel où Henri plaça déjà ton nom.
Quoi! tu ne réponds rien, tu regarde Émilie?
Qu'est-ce qui te surprend? parle au moins, je t'en prie.
« C'est de voir, diras-tu, qu'un homme, sans besoin,
S'alambique l'esprit d'un inutile soin;
De son gré se rangeant au nombre des esclaves,
Se charge follement de chaînes et d'entraves. »
Oui, mais de mes raisons daigne être au moins instruit :
Ton poëme immortel m'a le premier séduit;
Tes vers mélodieux, tes vers coulant sans peine
M'ont trop fait présumer des succès de ma veine.
J'ai cru qu'il suffisait d'admirer tes succès,
Que tes vers d'Apollon valaient bien les accès,
Et qu'animé du feu que ton esprit m'inspire,
J'osais même affronter les traits de la satire.
J'ai cru que d'exprimer de nobles sentiments
N'était point en effet mal employer son temps;
Et de l'antiquité l'illustre témoignage
Transmet le goût des vers avec soi d'âge en âge.
Des peuples policés cet art fut révéré :
De vingt siècles entiers Homère est admiré;
Lucain, qui de César a chanté la victoire,
Triomphe à ses côtés, et partage sa gloire;
Au sortir des combats, les peuples d'Israël
<35>Par des hymnes sacrés célébraient l'Éternel;
Et des prêtres païens les oracles antiques
N'expliquaient l'avenir qu'en termes poétiques;
Et les vers, estimés, honorés en tous lieux,
Étaient pour les savants, les sages et les dieux.
Tel est de cet appât la trop flatteuse amorce,
Il a sur ma raison une invincible force;
Entraîné malgré moi, son ascendant fatal
Me fait souffrir le poids d'un pouvoir sans égal.
Heureux si je savais habiller ma pensée
Et travestir la prose en strophe cadencée!
Heureux si je pouvais, par de nouveaux efforts,
D'un doux luth à ma voix allier les accords,
Et si, poussant ma voix, en élevant ma tête,
Je puis de l'épopée entonner la trompette!
Si j'avais ton pinceau, si j'avais tes couleurs,
Mes portraits peu finis seraient ornés de fleurs;
De diverses beautés j'égaierais mes peintures,
Tout serait animé d'images, de figures.
On me verrait bientôt prendre un rapide essor
Et m'élever aux cieux, saisi d'un doux transport;
M'assurant du soutien de tes sublimes ailes,
Abandonner la terre aux faibles hirondelles.
Tel, traversant les airs et s'élevant aux cieux,
L'aigle pointe au soleil son vol audacieux,
Soutenant ses aiglons, sous ses ailes agiles,
Qu'il instruit à mouvoir leurs ailerons débiles :
Et tel, en m'élevant sur le mont des neuf Sœurs,
Inspire à mes esprits tes divines fureurs,
Et que l'expression s'alliant à la rime
Avec l'invention m'amènent au sublime;
Que les mots, à leur lieu tout prêts à se placer,
Sans se faire chercher soient prêts à s'arranger.
O toi, qui des ligueurs as chanté les défaites,
O toi, qui de Henri célébras les conquêtes,
Et qui, de l'art des vers habile à te servir,
Autant qu'il t'ennoblit sus autant l'ennoblir,
<36>Viens m'animer du feu de ton puissant génie,
Viens pour armer ma main de ta plume polie,
Et daigne m'enseigner par quel heureux effort
Tout métal en tes mains se convertit en or;41-a
Et tandis qu'au vrai beau ton Apollon me guide,
Ton jugement exquis me servira de guide.
Assuré des bons vers dont ton bras me répond,
Je mets tout mon espoir en ton savoir profond;
Et, tentant avec toi les vents et les orages,
J'oppose aux flots émus Voltaire et ses ouvrages.
26 novembre 1737.
Federic.
38-a Cette Épître rappelle la seconde Satire de Boileau.
39-a IIe Épître de St. Paul aux Corinthiens, chap. XII, v. 2.
41-a Ce vers paraît être une réminiscence du Joueur de Regnard, acte III, scène VI :
Il n'est point dans le monde un état plus aimable
Que celui d'un joueur; sa vie est agréable;
.....................................
................ sa poche est un trésor,
Sous ses heureuses mains le cuivre devient or.