XII. A CÉSARION.61-a
J'ai vu ce séjour turbulent61-b
Où la bassesse se prodigue,
Où règnent la fraude et la brigue
A l'abri du trône éclatant,
Où l'artificieuse intrigue,
Par mille détours serpentant,
Opprime et pille l'innocent,
Où tout un peuple d'hypocrites
A renié la vérité,
Où l'arrogante impunité
Triomphe des vertus proscrites
Qui brillaient dans l'antiquité.
D'un maître adorant les caprices,
On admire jusqu'à ses vices,
On tremble à ses décisions;
Et vous voyez ses visions,
Des favoris canonisées,
Du sage en tous temps méprisées,
Propager leurs impressions.
<54>Là, jamais la simple nature
Ne fit éclater sa parure;
Tout est astuce, tout est fard,
On compose jusqu'au regard.
Le ris badin, le ris volage
Fuit soigneusement ce rivage;
Cet aimable enfant, indompté,
Doit ses jours à la liberté;
Mais les chaînes de l'esclavage
Sont le tombeau de la gaîté.
D'humains une troupe frivole,
Au pied du trône prosternés,
Sans cesse encensent à l'idole
Dont leurs trésors sont émanés.
La trahison, la perfidie,
Ces maudits essaims de l'envie,
Habitent ces lieux criminels;
La satirique calomnie,
De la faveur des grands munie,
Y persécute les mortels.
En vain, pour y trouver un sage,
Irait-on, la lanterne en main,
Dans les rues, sur le passage,
Pester contre le genre humain;
Comme une cire tendre et molle,
L'homme suit les impressions
Que l'exemple d'une cour folle
Enseigne en sa maudite école
A ses novices nourrissons.
Un ami franc, un cœur sincère
N'habite point cet hémisphère;
L'avide et sordide intérêt
Met les sentiments à l'enchère,
Et l'amitié, qu'on honorait,
N'est plus qu'un trafic mercenaire;
C'est un nœud qui n'attache guère,
Un fantôme qui disparaît.
<55>Le vent vous est-il favorable,
Tout s'empresse à vous entourer,
Et le courtisan serviable
Pour vous, d'un zèle inimitable,
Se laisserait sacrifier.
Mais la faveur est peu durable;
Une tempête épouvantable
De loin vous semble menacer :
L'ami de cour craint la bourrasque,
Il vous trahit et se démasque;
Et, d'un rire sardonien,
La caustique et fausse malice,
En vous poussant au précipice,
Méprise encor votre destin.
Là, l'erreur ignorante et sotte,
Altière, orgueilleuse et bigote,
Prenant de la religion
Le bandeau de l'opinion,
En a composé sa marotte;
L'aveugle superstition,
Dont le zèle indiscret s'emporte,
Le fanatisme, qui l'escorte,
Y sont en vénération.
Sous l'appareil d'âme dévote
Et d'une feinte austérité,
Le scélérat est respecté;
Toute secte absurde, idiote,
Sous un dehors de sainteté
Y trouve un appui redouté.
On sert Dieu par crainte du diable;
L'enfer, cette image effroyable,
Ses damnés, ses chaudrons bouillants,
Sont les motifs les plus puissants
De l'absurde et sainte grimace
De ces gobeurs de sacrements.
Ils chantent la grâce efficace,
Et ces cafards impertinents,
<56>Pleins d'un zèle rempli d'audace,
Très-indiscrets et remuants,
Damnent leurs frères, non en face,
Mais par arrêt en contumace.
De saints un escadron fourré,
Loin de la raison égaré,
Prêchant la charité chrétienne,
Vous persécute à la païenne
Tel dont l'esprit plus épuré
Dort au prône et bâille à l'antienne.
La folle superstition
Embrouille sans distinction
L'œil éclairé du philosophe
Qui sonde avec précaution
Les écueils de l'illusion,
De la vérité limitrophe,
Avec l'audacieuse erreur
D'un esprit nourri de sophisme,
Qui fait germer un athéisme
Moins né de l'esprit que du cœur.
La ferme, la bonne morale,
Les devoirs de l'humanité,
Et l'incorruptible équité,
Qui marche d'une allure égale
Où la guide la vérité,
Les vertus de Saturne et de Rhée,
Ne régnèrent point dans ces lieux,
Et n'ont pas eu plus de durée
Que le siècle de nos aïeux.
Cher ami, de cette contrée
J'ai fui les vents contagieux;
J'ai fui les plaisirs ennuyeux
Que l'on vante par complaisance,
Et qu'on goûte par bienséance.
Mon esprit libre des liens
Dont la cour enchaînait mes mains,
Des respects de l'obéissance,
<57>Et de tous ces hommages vains
Que des grands la magnificence
Se fait rendre par l'indigence;
Enfin réchappé du palais
Où l'esclavage de la gêne
Tenait, de sa main inhumaine,
Ma liberté dans les filets,
Où la timide prévoyance
Et la circonspecte prudence,
Craintive et marchant à tâtons,
De l'ennui que causent leurs noms
Retenaient mes plaisirs en bride,
Et rendaient ma joie insipide;
Je te puis, cher ami, sans peur,
Libre et seul maître de moi-même,
Confier à quel point je t'aime.
Aux sentiments vifs de mon cœur
Ton cœur servira d'interprète;
Que sans fin cet écho répète
Tous les charmes et la douceur
D'un commerce plein de candeur.
Mais au plaisir, lorsque j'y pense.
Succède bientôt la douleur;
D'un démon jaloux du bonheur
Je sens la maligne influence;
C'est lui qui cause ton absence,
L'aggrave encor par sa longueur.
Quand ce démon plein de furie
Calme son importune ardeur,
Aura-t-il la galanterie
De laisser à ton protecteur,
A ton séraphin tutélaire,
Le plaisir, la gloire et l'honneur
De t'amener, plein de vigueur,
Trouver ton étoile polaire
Et humer la divine odeur
Des parfums de notre prairie?
<58>Viens promptement, pour mon bonheur,
Revoir cette rive fleurie,
Ta vraie et ta seule patrie,
Où, sans toi, de la belle humeur
La source à jamais est tarie.
Le fer attiré par l'aimant
Sent une impulsion moins vive
Que le désir impatient
D'une amitié tendre et craintive.
Mille maux menacent tes jours;
La goutte lente et douloureuse
D'une main homicide creuse
Ta tombe, accélérant leur cours.
Hélas! faudrait-il que la vie
Entre mes bras te soit ravie?
Devrais-tu subir le trépas?
Non, ce n'est qu'aux âmes communes
A croupir dans les infortunes;
Le ciel doit veiller sur tes pas.
Que du destin l'ordre barbare
Nous envoie au sombre Tartare,
Le sort en est ainsi jeté.
Si des lois la rigueur extrême
Respectait la vertu suprême,
Si Caron connaît l'équité,
Tes jours chéris, tes jours que j'aime,
De l'infinie éternité
Goûteraient la sérénité.
Mais non, ta course est mesurée,
Des moments prompts et passagers
Font le tissu de sa durée;
Un instant peut les abréger.
Jouis du temps que tu possède :
Le jour, hélas! qui lui succède
Te laisse un espoir peu certain.
Qui sait si l'aube du matin,
Qui sait si la brillante aurore,
<59>A tes yeux reluisant encore,
Pour toi reparaîtra demain?
Reviens goûter dans ma retraite
Les plaisirs que ma main t'apprête,
Reviens épancher dans mon sein
L'ennui de ta douleur secrète,
Les complaintes de ton destin;
Et dans les bras d'un ami tendre,
Ton cœur pourra du moins attendre
Que l'ingrat et cruel amour,
Plus flexible, veuille t'entendre
Et te témoigner du retour.
(Juin 1738.)
61-a Voyez ci-dessus, p. 46.
61-b Berlin, où Frédéric, comme on le voit par sa correspondance avec Suhm et avec Camas, séjourna du 27 mai au 11 juin 1738, pour passer en revue avec son régiment.