XVII. ÉPITRE SUR LA NÉCESSITÉ DE REMPLIR LE VIDE DE L'AME PAR L'ÉTUDE.94-a
Aimable adolescent, libre dans ta conduite,
Qu'un monde dissipé veut ranger à sa suite,
Sur le point d'avaler ce funeste poison,
Aux bords du précipice écoute la raison.
Puisse ma faible voix te la faire comprendre!
Si tu ne peux la suivre, au moins sache l'entendre.
Jadis, heureusement, nos pères pervertis,
Par l'ange flamboyant chassés du paradis,
Furent bannis par Dieu de la féconde rive
Où des jours indolents formaient leur vie oisive.
Du Très-Haut admirons les sages profondeurs,
Et du sein des chardons voyons naître des fleurs.
Ce séjour fainéant, où, vis-à-vis d'eux-même,
Nos aïeux tristement goûtaient l'ennui extrême,
Se fût changé pour eux, s'il eût duré longtemps,
En un fâcheux désert, plein de désagréments.
Rassasiés bientôt de la monotonie
Qu'un délice éternel eût versé sur leur vie,
Affadis des douceurs d'un fortuné climat,
<83>Oisifs et désœuvrés dans leur heureux état,
Sans doute on aurait vu leur âme toujours vide
Sentir du froid dégoût la langueur insipide.
Dieu lors à leur secours appela le travail :
L'homme mena le soc, et tondit le bétail;
Auprès de lui vola la féconde industrie,
Et par mille arts nouveaux son âme fut remplie.
Sa chute fut du ciel une insigne faveur,
Cette époque data l'instant de son bonheur.
Le monde plus qu'alors est prêt à nous séduire,
Et vers l'oisiveté tout paraît nous conduire.
Étranger à toi-même, au dehors répandu,
Du léthargique ennui tu seras morfondu.
Des plaisirs enchanteurs la brillante cohue
Est le premier appât qui nous blesse la vue;
Les vains amusements, les dissipations,
D'un âge impétueux les fougueux tourbillons
Et d'un amour nouveau la vive et tendre flamme
Remplissent pour un temps le vide de notre âme;
Sur l'autel de l'amour nous consumons nos feux,
Et le charme à l'instant disparaît à nos yeux.
Mais pour associer l'utile à l'agréable,
Pour rendre le plaisir plus ferme et plus durable,
L'étude et le savoir nous prêtent leur secours;
Ils allongent le fil de nos plus heureux jours.
La molle volupté par leurs mains est parée,
L'amour est réfléchi, la tendresse épurée;
Ovide nous instruit dans l'art de bien aimer,
Anacréon à boire, à rire, à folâtrer.
Nos âmes, par Minerve au sein des arts guidées,
Gagnent dans ce Pérou tout un trésor d'idées;
De nos ébats badins elles font l'agrément,
De nos graves discours elles sont l'ornement.
Le sublime plaisir que nous donne l'étude
Est un plaisir tranquille et sans inquiétude;
Ses faveurs sont sans fin, ses bienfaits sont constants;
Un seul moment voit naître et périr ceux des sens.
<84>L'ennui, ce dieu pesant à la face glacée,
Cède, et bâille en cédant sa place à la pensée;
Et l'esprit scrutateur, la curiosité
Le chasse par l'étude et l'assiduité.
De nos talents divers, cachés à la lumière,
La modeste science est l'habile ouvrière;
Et cet or précieux, travaillé par ses mains,
En est plus estimé dans l'esprit des humains.
Le chef-d'œuvre divin du fameux Praxitèle.
Où quarante beautés servirent de modèle,
Avant d'être taillé, n'était qu'un bloc épais,
Grossier, raboteux, abject et sans attraits.
Mais son ciseau le touche, et le marbre respire;
Vénus paraît, on voit, on sent, et l'on soupire.
La nature fournit l'esprit et le bon sens;
Mais, sortis de ses mains, nous sommes ignorants.
L'art vient la seconder; son heureuse culture
Perfectionne en nous les dons de la nature;
Il enseigne aux humains quel est l'usage heureux
De l'esprit, des talents qu'ils reçurent des cieux.
Vois ces chênes touffus, aux cimes orgueilleuses,
Bizarrement courber leurs branches tortueuses;
Vois ces droits orangers égaux et façonnés,
De leur feuillage épais leurs rameaux couronnés :
L'emblème des premiers te dépeint l'ignorance;
L'image des seconds te marque la science.
Esprits appesantis, automates pesants,
Idiots avilis, presque privés des sens,
On voit revivre en vous ce roi grand et superbe
Qui, dégradé par Dieu, rampait et broutait l'herbe;97-a
Mais vous, esprits que Dieu, par générosité,
Releva d'un rayon de la Divinité,
Images du Très-Haut, agents de sa sagesse,
Je vous vois, élevés sur l'humaine faiblesse,
Sur l'aile du savoir transportés dans les cieux,
Égaler les esprits qui remplissent ces lieux.
<85>Jadis, stupidement aux pieds d'un crocodile
On voyait prosterné tout un peuple imbécile;
Le singe même, objet d'un culte scandaleux,
Inspira du respect aux superstitieux.
Ici, le front tondu, sous le froc et l'étole,
Mystiquement obscur, un prêtre fait son rôle,
Et, marmottant d'un air de vrai magicien
Quelques vieux mots latins, pieux comédien,
Montre, sous un gâteau, le Dieu que l'on adore;
Le mortel aveuglé saintement le dévore,
Et pense renfermer dans son corps limité
L'Éternel, qui remplit toute l'immensité.
L'immortelle science est, pour l'homme qui l'aime,
L'organe tout-puissant de son bonheur suprême;
L'aveugle et sombre erreur devant elle s'enfuit,
L'aurore la précède, et le grand jour la suit.
Sur l'univers entier domine la science,
Dieux, hommes, animaux sont mis sur sa balance;
La nature est son livre, et dans l'immensité
Elle s'embarque, et suit l'auguste vérité.
Sur ce vaste océan, pleine de prévoyance,
Elle tient son compas; la sûre expérience,
La sage analogie, utile à ses desseins,
Lui sert de gouvernail; dirigé par ses mains,
Et jusqu'aux cieux des cieux porté par Uranie,
Où règne l'infini l'élève son génie.
Des mains du Créateur ravissant les secrets,
Elle a pu démontrer ses éternels décrets.
Sur ces sujets profonds c'est à moi de me taire;
Trois peuvent en parler, Dieu, Newton, ou Voltaire.
Nous sommes nés ici pour agir et penser;
Si tu veux bien agir, apprends à méditer.
Un siècle entier n'est rien; beaucoup penser, c'est vivre;
Végéter est un rêve, un songe d'un homme ivre.98-a
Tel, par ses passions indignement vaincu,
S'imagine de vivre, et n'a jamais vécu.
<86>Quelque brillant que soit le feu de la jeunesse,
Songe dès à présent au poids de la vieillesse,
A l'âge à pas tardifs, qui marque sur nos fronts,
De son doigt destructeur, nos nombreuses saisons,
Et qui glace à la fois et les ris, et les grâces,
Compagnons du bel âge, esclaves de tes traces,
Au temps qui ralentit notre vivacité,
Qui, fanant les plaisirs, flétrit la volupté.
A ces charmes perdus apporte un prompt remède;
Prépare en ce moment l'instant qui lui succède.
Sur le mont d'Apollon courtise les neuf Sœurs,
Dans sa première aurore on gagne leurs faveurs;
Des hommages nouveaux, ce sont là leurs trophées,
Elles tiennent en main la baguette des fées.
Quand ton brillant été sera prêt à finir,
Leur baguette, à l'instant, pourra te rajeunir,
Te fournissant les fruits du raisonnement sage,
Au lieu des vaines fleurs d'une fougue volage.
Cette maturité fait le charme des ans,
Elle donne aux hivers les grâces du printemps;
Elle nourrit encor cette vive étincelle
Dans le corps amorti du brillant Fontenelle.
Quel que soit notre état, quels que soient nos destins,
La science à coup sûr l'embellit de ses mains;
La fortune en devient plus belle et plus brillante,
L'adversité n'en est que moins humiliante.99-a
Lorsque sous Marc-Aurèle on vit le monde heureux
D'un règne fortuné remercier les dieux,
La science régnait, elle ennoblit le trône,
Sur son auguste front reposait la couronne.
Quand le perfide Octave99-12 eut, par proscription,
Dévoué lâchement et trahi Cicéron,
Ce généreux Romain dans la philosophie
Trouva tous les secours pour mépriser la vie.
Dans les États heureux, féconds et opulents,
<87>La science renaît, les arts sont triomphants;
La sage politique allume leur lumière,
Instruit le peuple aveugle, et prudemment l'éclaire,
Et l'amour des beaux-arts et de la vérité
Calme les mouvements de la témérité.
Les sages, dans le monde, attentifs à connaître,
Méprisent la faveur d'en devenir les maîtres;
L'esprit est leur empire, et des noms immortels
Sont plus chers à leurs yeux que des trésors réels;
Modestes dans leurs mœurs et doux de caractère,
Instruisant les humains, ils ont l'art de leur plaire.
Éblouis de l'éclat qu'imprime leur clarté,
L'antique barbarie et l'inhumanité
S'enfuient loin des lieux où la délicatesse
Introduisit des Grecs l'antique politesse.
Sciences, arts charmants, mes seuls dieux, mes moteurs,
Flambeaux de nos esprits, précepteurs de nos cœurs,
Vous rendez les humains à la vertu flexibles,
Moins rudes, moins fâcheux, plus tendres, plus sensibles.
Esprits qu'avec le mien réunissent vos goûts,
Qui trouvez dans les arts les plaisirs les plus doux,
N'associez jamais à la philosophie,
Aux beaux-arts si charmants les serpents de l'envie;
Abeilles qui devez préparer votre miel,
N'allez pas follement nous distiller du fiel :
Autre est l'air d'Uranie, autre est l'air de Méduse.
Songez donc, quelque soit l'erreur qui vous abuse,
Quels que soient vos discours, quels que soient vos concerts,
Que vous devez prêcher d'exemple à l'univers.
C'est ainsi qu'à Berlin, à l'ombre du silence,
J'ai consacré mes jours aux dieux de la science,
Tandis que l'intérêt, la folle ambition,
La discorde égarée et la religion,
Secouant dans leurs mains les flambeaux de la guerre,
Gouvernaient fièrement les rênes de la terre;
Tandis que sous le froc, en sacré Machiavel,
Fleury trompait le monde et servait l'Éternel,
<88>Couvrait les profondeurs d'un gouffre politique
Par l'appât décevant d'une humeur pacifique.
Pour moi, dans la fortune ennemi des grandeurs,
Aimant la vérité, détestant les flatteurs,
Ami de mes amis, toujours franc et sincère,
Admirateur zélé d'Émilie et Voltaire,
Tendre fils, tendre frère et zélé citoyen,
Mais plus homme d'honneur qu'imbécile chrétien,
Je ne demande à Dieu que de couler ma vie
Dans les paisibles bras de la philosophie.
A Berlin, ce 26 d'avril 1740.
Federic.
94-a Adressée à Voltaire.
97-a Nabuchodonosor. Voyez t. X, p. 77.
98-a L'Auteur répète et varie souvent cette pensée; p. e. t. X, p. 78.
99-12 L'empereur Auguste.
99-a Cicéron, pro Archia poeta, chap. VII. Voyez t. IX, p. 205.