XXVIII. AU MARQUIS D'ARGENS.
APRÈS QUE LE ROI EUT OCCUPÉ LE CAMP DE BUNZELWITZ, PRÈS DE SCHWEIDNITZ, LES RUSSES SE RETIRÈRENT EN POLOGNE.
Oh! que du ciel la faveur infinie
De nos Prussiens en tout temps soit bénie!
Si son secours, moins visible et moins clair,
N'éclate plus par la voix des oracles,
Quel temps jamais plus fécond en miracles,
Plus étonnant que ce siècle de fer?
Vous avez vu ces dangereux spectacles,
Comme le ciel sut défendre Colberg,
Comme il troubla matelots et pilotes
Au fier aspect du valeureux Werner,
Dont les hussards dissipèrent les flottes
Du Russe agreste et du Suédois altier.135-a
Le ciel guida le jeune Würtemberg;
Pour coup d'essai, sa valeur inouïe
A bien battu la superbe Russie
Sur le gros dos de monsieur Romanzoff,136-a
Qui, Dieu merci, demeura sain et sauf.
<118>Lorsque au printemps notre ardente héroïne,
A Pétersbourg, parmi son peuple d'ours,
Choisit et prend, après qu'elle y rumine,
Un général que sa fureur destine
A guerroyer chez nous pour les deux cours,
Son vaste empire avec douleur enfante
Ce vrai César, ce fameux Buturlin;
Il vient, nous voit, et, prenant l'épouvante,
Dans la Pologne il va s'enfuir soudain,
Avec Bacchus, suivi de son butin.136-b
Ainsi, marquis, par mer comme par terre,
Ce peuple dur, ignorant et brutal,
Homme de corps, et d'esprit animal,
Balourdement s'est conduit dans la guerre.
Et pourquoi donc ces étranges rigueurs
Qu'en Moscovie exerça le czar Pierre
Pour adoucir ce peuple incendiaire,
Puisqu'il n'apprit de ses législateurs
Qu'à promener sur les pieds de derrière?
Il eut le knout et cent coups d'étrivière,
Pour se couper la barbe du menton
Et raccourcir un crasseux guenillon.
A tout ceci, que nous dira Voltaire?
Ce Buturlin doit le faire enrager.
Par quel effort sa plume mercenaire
En grands exploits pourra-t-elle changer
L'affront qui suit les pas de clerc d'un hère
Qu'il est payé, marquis, pour louanger?
Ou bien il faut qu'il renonce au salaire,
Comme aux faveurs d'un Mécène d'Asow,
A Pétersbourg surnommé Schuwaloff.137-a
<119>Quoi! le rival de Virgile a la rage
De promener son Apollon gueuser
Chez le barbare, au plus lointain rivage,
Pour que l'Europe, enfin, sur son vieux âge,
Le connaissant, sache le mépriser!
Vit-on jamais de plus folle boutade?
Il veut du Czar, panégyriste fade,
Hors de propos nous exalter le nom;
C'est un Lycurgue, un Socrate, un Solon!
Mais quel Solon! un tyran parricide,
Qui, réprimant la nature et ses cris,
Souverain dur et parent plus perfide,
Souilla ses mains dans le sang de son fils!
De Charles douze il écrivit l'histoire;
Mais, en faveur du Czar, son âme noire
En vain s'efforce à présent d'obscurcir
De ce héros la valeur et la gloire.
L'orateur peut parfois nous éblouir;
La vérité, dont souvent il se joue,
Est à la fin, quand il croit réussir,
L'écueil fatal où son crédit échoue.
Au camp de Nossen, 1er d'octobre 1761.
135-a Le 18 septembre 1760. Voyez t. V, p. 89.
136-a Voyez t. V, p. 148 et 149.
136-b Voyez t. V, p. 124 et 142.
137-a Voltaire dit au comte Iwan Schuwaloff, dans sa lettre du 24 juin 1757 : « Monsieur, j'ai reçu les cartes que Votre Excellence a eu la bonté de m'envoyer. Vous prévenez mes désirs en me facilitant les moyens décrire une Histoire de Pierre le Grand, et de faire connaître l'empire russe, etc. » La première partie de l'Histoire de Russie sous Pierre le Grand parut en 1760.