LI. LOUIS XV AUX CHAMPS ÉLYSÉES, DRAME EN VERS.
Ces jours, Caron voiturait dans sa barque
Certain quidam qu'il ne connaissait pas.
Il l'examine, en se disant tout bas :
Est-il manant, ou robin, ou monarque?
Que reste-t-il? Rien après le trépas.
Le mort l'entend, d'un air mélancolique
Lui dit : Caron, je vois ton embarras;
Sur mon état tu veux que je m'explique.
Tu sauras donc que j'ai donné des lois
Au beau pays qu'habitent les Gaulois;
J'ai fait la guerre, et j'étais pacifique,
J'étais dévot, partant encor lubrique.
Le Mort.
Oui; c'est ainsi que Paris m'a nommé
Lorsque dans Metz, malade à rendre l'âme,
Les bons badauds d'avance me pleuraient,
Et pour mes jours saint Denis invoquaient;
Mort, à présent peut-être qu'on me blâme.
Quel mal ici te feront leurs propos,
Qu'on te bénisse, ou bien qu'on te diffame?
Mais crains plutôt pour toi, pour tes égaux,
Le tribunal où préside Minos;
Ce juge auguste, inflexible et sévère,
Est redoutable aux rois comme au vulgaire.
Je crois, l'ami, ton cerveau dérangé.
Un Très-Chrétien, un puissant roi de France
Par ton Minos peut-il être jugé?
Quitte ta morgue et ta hauteur si fière,
Amas d'erreurs que l'orgueil a forgé.
Tu n'es plus rien que cendre et que poussière,
Et tu devrais au bord de l'Achéron
Avoir laissé l'enflure d'un vain nom.
Ah! ton Minos et sa cour impolie
Redouble encor mes regrets pour la vie.
De saint Louis le respectable sang
Ne peut donc point ici garder son rang?
Va, va, ton saint, ma foi, ne te servira guère,
Et nous l'estimons peu dans tout notre hémisphère.
Caron.Que dis-tu là? Ce mot n'est point français.
Le Mort.
<262>Il se peut bien qu'en ta triste nacelle
Aucun seigneur ne l'ait nommé jamais;
L'invention en est assez nouvelle,
C'est un effort qu'a fait l'esprit humain.
En étendant le pouvoir souverain,
Un prince peut, libre dans sa colère,
Et prononçant un arrêt arbitraire,
Punir sans bruit tel qu'il veut des sujets,
Ce qui se fait par lettres de cachet.
Et si Minos en est muni d'avance,
Que deviendra ma fragile existence?
Quel sort affreux! j'ai tout à hasarder.
Le Mort.
Tu n'entends rien à l'art de commander.
Le châtiment, dût-il même excéder,
Est le soutien de tout empire auguste.
Minos doit donc en user envers toi,
Car en ces lieux il est autant que roi.
Mais vois-tu bien que déjà ma nacelle
Vient de frapper à ces funestes bords,
Que n'ont jamais pu repasser les morts?301-a
Et tu vas voir des juges le modèle.
Allons, l'ami, du cœur, mordieu, du cœur!
Louis descend de la barque, et prend terre;
Il est frappé des abois de Cerbère,
<263>Il aperçoit ce monstre avec horreur.
Il avançait à grands pas dans sa route;
Le Très-Chrétien suait à grosses gouttes.
En le suivant, criait le vieux nocher :
Ne veux-tu pas me payer le passage?
Un si grand roi voudrait-il me tricher?
Le bon Louis, allongeant le visage,
Dit : Je t'assigne, ô Caron! sur les baux
Que payeront mes fermiers généraux.
- Je n'en veux point, il me faut des espèces,
Reprend Caron. Louis avait aux doigts.
Comme souvent aux cours en ont les rois,
De beaux bijoux, présents de ses maîtresses;
Il en prend un, le donne au batelier,
Qui le saisit sans se laisser prier.
Louis le quitte, et court à toute jambe,
Quoiqu'il fût lourd, pataud, très-mal ingambe;
Il arriva dans les lieux où Minos
Juge à la fois les couards, les héros.
Le Roi frémit à l'aspect redoutable
Du président et de ses assesseurs.
Ah! disait-il, quel sort épouvantable,
S'il me condamne, hélas! pour des erreurs
Dont à Paris on ne ferait que rire!
Ce dernier trait serait sans doute pire
Que cette scène insultante à mes mœurs
Qu'ont donnée au public mes confesseurs.
Milliers de morts entouraient l'audience;
Expédiés promptement ils étaient
L'un après l'autre, ainsi qu'ils arrivaient.
Minos d'eux tous avait pris connaissance,
Et prononçait à chacun sa sentence.
Très-tristement quelques-uns s'en allaient,
Plaignant leur sort; d'autres le bénissaient.
Parmi la foule enfin Louis s'avance.
Minos, pensif et d'un air refrogné,
<264>Même de loin l'avait déjà lorgné;
Il lui fait signe, et par son nom l'appelle.
Ah! n'as-tu pas sur les Gaulois régné?
Lui dit Minos. - Oui, seigneur, sous tutelle,
Repart Louis; dans ma jeunesse frêle,
Et d'Orléans, et Bourbon, et Fleury,
M'ont appris l'art de régner sur les Lis.
Le Roi.
Non pas, seigneur; quand je fus plus mûri,
Je devins lors un chasseur aguerri.
Le Roi.
Ce mot, seigneur, n'est plus chez nous de mise,
Ainsi parlait le peuple aux carrefours;
Mais ce mot bas est banni pour toujours
De chez les grands dont la cour se compose.
Rayons le mot, mais parlons de la chose.
Depuis la mort du premier des François,
Tu fus, dit-on, le plus galant des rois;
Aux courtisans tu dispensais des cornes,
Et sans toucher encore au Parc-aux-cerfs.
Ces doux plaisirs ont de si courtes bornes,
Et nous vivons si peu dans l'univers,
Qu'il faut plutôt, tant qu'un homme est en vie,
Plaindre ses maux que lui porter envie.
<265>Qui t'envierait Pompadour, Du Barri,
Toutes les deux communes dans Paris
Avant le temps où ta haute personne
Auprès de toi les plaça sur le trône?
Ah! si la mort vient de me tout ôter,
Faut-il encore en ces lieux m'insulter?
La vérité, Louis, n'est point d'insulte.
Trop haut jadis sur un trône placé,
De vils flatteurs recevant le vain culte,
Tu fus par eux lâchement encensé.
Mais ici-bas, dans les champs Élysées,
Les vérités ne sont point déguisées;
On n'y connaît courtisan ni flatteur,
Et l'on y dit que tes postiches reines
Ont avec toi partagé ta grandeur,
Par leurs avis que tu fis des fredaines
Dont ton État ressentit le malheur.
C'était mal fait; mais ton âme fut bonne;
Voilà, Louis, pourquoi l'on te pardonne.
Nous distinguons, amis de l'équité,
Le bien du mal; faiblesse n'est pas crime.
Tu semblais né pour la société;304-a
Aussi ton nom ne sera point cité
Comme celui d'un monarque sublime.
Tu pourras donc, sans craindre ou redouter,
Dans ces bosquets tranquillement errer;
Et si souvent tu bâillais dans le monde,
Tu peux, mon fils, sur les bords de cette onde
Bâiller encore ou d'amour soupirer.
<266>Il dit, et part, finissant l'audience.
Louis s'incline et fait sa révérence,
Au fond du cœur mécontent et fâché.
Tout bien pesé, malgré sa suffisance,
Il en fut quitte encore à bon marché.
Du tribunal il s'éloigna sur l'heure;
Il veut savoir quel est l'heureux quartier
Où des Français la séquelle demeure.
Prenez par là, suivez bien ce sentier.
En se hâtant, Sa Majesté l'enfile.
Elle aperçoit dans ce charmant asile
Un pré fleuri, coupé par des bosquets.
Là, sous l'abri des antiques cyprès,
On croyait voir des ombres diaphanes,
Des farfadets, des spectres ou des mânes,
Ou les esprits des plus fameux Français.
Sa Majesté s'y rend en diligence,
Par pur amour pour les Velches de France.
Un haut rocher domine sur ce lieu;
Louis y voit le fameux Richelieu,
Qui méditait, absorbé dans lui-même.
Louis lui dit : A quoi peux-tu rêver?
Mort une fois, tu ne peux t'élever.
Voudrais-tu donc faire encore un système?
Un mort peut-il dans ces lieux innover?
Fuis, importun, et laisse-moi couver
Le grand projet où mon esprit s'applique.
J'y règle tout par la dialectique;
Quand quelque jour je pourrai l'achever,
Chacun dira, C'est un chef-d'œuvre unique.
Votre Éminence a troublé l'univers;
Veut-elle encor tracasser aux enfers?
<267>Si tu savais, ô roi trop flegmatique!
Sur quoi s'exerce ici ma politique,
Tout stupéfait, d'étonnement saisi,
En admirant, tu dirais, Qu'est-ce-ci?
Comment veux-tu qu'un étranger devine
Sur quel objet ton vaste esprit rumine?
Mais nous croyons et sommes convaincus
Qu'en cet asile où rien ne t'importune,
Où rien ne peut augmenter ta fortune,
Tes grands travaux sont des soins superflus.
Louis.Qui dans le fond ne t'intéresse guère.
Richelieu.
Qui soumettra les vastes cieux, l'enfer
Et tout le monde au bras de Jupiter.
Ne sais-tu pas que, malgré sa puissance,
Ce dieu dépend de la fatalité,
D'effet esclave, et libre en apparence?
Je veux enfin que la nécessité
Cède au torrent de son autorité;
Si j'ai rendu la France monarchique,
Je veux qu'un dieu soit en tout despotique.
Quoi! chez les morts ton esprit agité
Est occupé toujours de politique!
Tu n'es qu'une ombre, et n'existerais pas.
Si ton esprit n'embrouillait les Ètats!
<268>La loi des cieux, éternelle, immuable,
Détermina que toute ombre ici-bas
Fût à jamais à soi-même semblable,
Tant le penchant de l'homme est indomptable.
Qui fit la guerre ici chamaillera,
Le biberon ici s'enivrera,
L'homme d'État se rendra respectable,
Et l'amoureux dans nos bois cherchera
Un doux objet, à ses yeux agréable.
Ah! si j'avais ici votre neveu,
Mon intrigueur, mon ami Richelieu,
Que je pourrais aller vite en besogne!
Car chez les morts il n'est plus de vergogne.
Votre Éminence aime tant les projets!
Qu'elle en fasse un pour combler mes souhaits.
J'attends tout d'elle; il faut qu'elle m'enseigne
A remplacer Du Barri, Pompadour.
J'oublierai tout, empire, gloire et règne,
Si dans ces lieux j'assouvis mon amour.
Oui, vous pourrez, ô mon roi! dès ce jour
Vous contenter : il est ici des belles
D'esprit retors, qui ne sont pas cruelles.
Pour les trouver, rendez-vous au canton
Où règne en paix le sage Salomon.
Grandeur, éclat, pompe majestueuse,
Vous frapperont dans cette cour nombreuse.
Vous irez là, d'amour tout embrasé,
Et de ma part d'un mot autorisé,
Vous présenter à ce roi si lubrique.
Mille catins composent son sérail;
Sage il était, mais sage judaïque.
Or, il peut donc de ce nombreux bercail,
<269>S'il est poli, vous faire une part juste
D'un beau tendron, peut-être un brin usé.
Mais vous, grand roi, mais vous, mon prince auguste,
Si vous aimez, c'est pour être amusé.
Un délicat n'est point censé robuste;
Vous, vigoureux, et familiarisé
A des catins de l'espèce commune,
Allez, partez, et vous ferez fortune :
Quand on est roi, l'on n'est point refusé.
Pour saint Louis, chargé de le conduire,
Fut stupéfait de son rôle nouveau.
Qu'était-il donc? Honnête maquereau.
Tout preux guerrier n'en aurait fait que rire;
Le saint craignait que la grâce en défaut
Et ce métier ne pût un jour lui nuire.
Sa niche encor lui tenait fort à cœur,
Et les sermons prêches à son honneur,
Quoiqu'il ne fût ni vierge ni martyre.
Ni plus ni moins, ils brossaient les forêts.
Le Roi disait : Je n'aurais cru jamais
Que, mort, je pusse encenser des attraits
Qui dans le monde auraient pu me séduire.
Le saint répond, le cœur tout bouffi d'ire :
Tout est ici dans le relâchement;
Minos languit, le bon vieillard radote.
J'en suis contrit, mon âme si dévote
Désirerait un juge violent,
Sévère, et fait pour juger les coupables.
Le Roi repart : Vous êtes bien méchant.
Pourquoi punir des faiblesses aimables?
Si l'on voulait punir à la rigueur,
Ces lieux bientôt, changés, méconnaissables,
N'offriraient plus qu'un séjour plein d'horreur,
Un endroit triste, un grand désert aride,
Tout dépeuplé, sauvage, en un mot, vide;
Car où trouver tant de mortels parfaits?
Vous, cher saint, mort avant qu'on m'ait vu naître,
<270>(Je n'en crois rien) mais vous l'étiez peut-être.
Qui tenterait d'analyser de près
La vertu pure et la plus éclatante
Y trouverait parmi tous ses attraits,
A son regret, quelque tache frappante.
Ah! quel souhait! ah! quel cruel dessein
Pour un Louis et pour un maître saint
Que d'envoyer tous les mortels du monde,
Et tout ce qu'en produira l'univers,
Pour s'abîmer au fond d'un gouffre immonde,
Au grand jamais rôtir dans les enfers!
Quoi! c'est mon fils! Que mon sang dégénère!
Je te renonce et ne suis plus ton père.
Si Richelieu ne m'eût commis le soin
De te mener auprès du ... du coin,
En abhorrant tes discours hérétiques
Et tes propos très-encyclopédiques,
Je me serais d'abord signé trois fois,
Et sur ton nez j'aurais brisé ma croix.
Sommes-nous donc en terre catholique?
Ne vois-tu pas qu'en ce lieu pacifique
Tout est mêlé? Les juifs, turcs et chrétiens
Vivent en paix au milieu des païens.
Voilà-t-il pas de ces propos damnables,
Partant d'un cœur froid, tiède, indifférent!
Un roi chrétien doit être intolérant,
S'il ne prend pas nos livres pour des fables.
Et faut-il donc avoir le cœur plus dur
Que n'est l'airain, ou le fer, ou l'azur?
Ah! nous voici sur la frontière juive;
Je te maudis, te quitte, et je m'esquive.
Louis tout seul s'approche du palais.
En le voyant, Sa Majesté l'admire;
Car Salomon jadis pour le construire
Mit sagement tout le Liban en frais.
Il est de cèdre, embelli par l'ivoire;
Sa vaste enceinte est un grand territoire;
Sur le fronton, ouvrage exquis de l'art,
On y voyait dame Ruth311-a et Thamar,311-b
Et des Hébreux la véridique histoire.
Le Roi, placé dessus son trône d'or,
Alors donnait à tout juif audience.
L'introducteur, qui n'était pas butor,
Chasse en avant la multitude immense,
Nouveaux venus de Londre et de Byzance,
De Rotterdam, de Pologne et de France.
Le bon Louis, las d'attendre, bâillait,
Entre les dents tout doucement jurait.
Ce prince avait toujours dans la pensée
Le puntiglio de sa grandeur passée.
Tout en bâillant, il remarque à l'écart
Certain quidam; il crut le reconnaître.
Certes, c'est lui, c'est Samuel Bernard.311-c
Comment, monsieur, comment pouvez-vous être
Parmi le tas de ces vils circoncis?
Sachez, mon roi, mon souverain, mon maître,
Que j'ai passé chez les Français jadis
Pour plus grand juif que ceux qu'on voit paraître
Dans ce palais, chez Salomon admis.
<272>Arabe ou juif, j'en ai bu toute honte.
Je cherche ici de l'or qui vient d'Ophir;
Je suis retors, je le gagne à bon compte,
Je risque tout afin d'en acquérir.
Bernard.
Pour les trésors mon amour est extrême.
Mais vous, mon roi, que cherchez-vous ici,
Chez Salomon? Vous parmi le vulgaire!
Un fait pareil, tout extraordinaire,
Mérite bien que j'en sois éclairci.
Je viens chercher, chez ce roi qu'on vénère,
Pour mes plaisirs une douce commère,
Bref, en un mot, pour mon amusement,
Une catin de son Vieux Testament.
Louis.
Ne vois-tu pas que ces pouilleux de juifs,
Dans notre monde errants et fugitifs,
Dans celui-ci sont gens qu'on considère?
Le Roi d'eux seuls paraît être occupé.
Je vais ici me morfondre à rien faire;
C'est mon destin, ou je suis bien trompé.
Ne craignez point, mon roi, telle aventure,
Et vous serez reçu, je vous le jure.
Sur quoi Bernard, en élevant la voix,
Cria tout haut : Écoutez, grands et rois!
<273>Il est ici, dans ce palais auguste,
Un petit-fils de Louis dit le Juste.
Sera-t-il dit que parmi ces pouilleux,
Rogneurs d'espèce, ou bien fripiers hébreux,
On souffre encor confondu dans la foule
Un roi jadis oint par la sainte ampoule?
Il dit. D'abord un silence profond
(Effet commun que produit la surprise)
Succède au bruit, et le roi Salomon
Dit : C'est un conte, ou c'est une méprise.
Bernard se dresse et répond : Seigneur, non;
Vous possédez dans votre cour brillante
Le bien-aimé Louis, le Très-Chrétien;
C'est lui, vous dis-je, et je vous le présente.
Louis s'avance; à son noble maintien,
A son grand air on reconnut très-bien
Qu'il n'était pas un prince à la douzaine;
Et Salomon, en lui tendant les bras,
Dit : Quel bonheur de voir en mes Ètats
Sa Majesté de France Très-Chrétienne!
Louis répond sans marquer d'embarras,
Comme aurait pu haranguer Démosthène.
Nos deux grands rois bras dessus, bras dessous,
Très-tendrement tous les deux s'embrassèrent,
Fraternité de bon cœur se jurèrent;
Car tous les deux avaient les mêmes goûts,
Et, quoique morts, étaient amoureux fous.
Pour profiter du temps de la visite,
Le Français dit au Jérusalémite :
Ah! montrez-moi, grand roi, votre sérail;
Je voudrais fort le connaître en détail.
- Nenni, nenni, répond l'Israélite.
Mon bon papa fut jadis fait cocu
Par son cher fils Absalon le pendu;314-a
Je ne veux point perpétuer ses cornes
<274>En admettant un roi nouveau venu
Dans mon sérail, sans imposer des bornes
Aux vifs transports d'un amour éperdu.
- Mais, dit Louis, mon amour fait carême.
Depuis trois mois mort, enterré, tout blême,
Taxerait-on mon ombre dans ces lieux
D'être un objet aux jaloux dangereux?
- Tant pis, répond le juif, qui s'inquiète;
On a plus faim quand on a fait diète.
Vos Français ont je ne sais quel jargon
Pour captiver les femmes et les filles,
Peu connu dans Salem314-b et Beth-Horon,314-c
Qui plaît au sexe et trouble les familles.
Mais après tout, vous êtes étranger,
Et pour montrer à quel point je sais vivre,
Dans cet instant je veux qu'on vous délivre
Une beauté qui sait se rengorger,
Qui fit tourner la tête à mon vieux père,
Qui sait comment on subjugue les rois.
C'est Bethsabé; tel est son nom de guerre.
Un trait frappant de ses fameux exploits,
C'est qu'elle fit, las! par galanterie,
Assassiner son mari, mons Urie.315-a
Ah! quelle femme, ô ciel! et quel beau don
Me fait ici le grand roi Salomon!
Elle vaut bien la Pompadour, mon frère,
Qui vous força d'entreprendre la guerre,
Dont assez mal vous vous êtes trouvé.
Salomon.
Que les Français, tant prônés dans l'histoire,
Chez les Germains ont enterré leur gloire.
Mais laissons là les faits, où le hasard
Peut avoir eu la principale part.
Prends ta catin et pars avec ta dame,
Qui saura bien perpétuer ta flamme,
Te subjuguer, te bâter, te brider,
Te plaire encore et te persuader.
Je le vois bien, je ne m'en puis défendre,
Car d'un mauvais payeur il faut tout prendre.
C'est le précis de ce que nous écrit
Le gazetier fameux de l'Élysée.
Je ne veux pas garantir ce qu'il dit;
La vérité, qu'on aime et qu'on chérit,
Est à trouver en tout lieu malaisée.
Pour cette fois, lecteur, ceci suffit;
Tu sais du moins que ce bon roi de France
Ne manque point là-bas de jouissance.
Si tu veux plus savoir de son destin,
Attends encor, ne perds point patience,
Tu l'apprendras l'ordinaire prochain.
(1774.)
301-a Voyez Racine, Phèdre, acte II, scène V :
On ne voit point deux fois le rivage des morts.
304-a Ce vers et les précédents rappellent le portrait que Voltaire trace du Régent dans l'Épître à madame la marquise du Châtelet, Sur la Calomnie. 1733.
311-a Ruth, chap. 3, v. 7 et suiv.
311-b Genèse, chap. 38, v. 13 et suiv.
311-c Voyez t. I, p. 110, t. VIII, p. 269, t. X, p. 73, et ci-dessus, p. 54 et 92.
314-a II Samuel, chap. 16, v. 22.
314-b Salem, depuis, Jérusalem, résidence de Melchisédec; Genèse, chap. 14, v. 18.
314-c Josué, chap. 10, v. 10; I Samuel, chap. 13, v. 18; I Chroniques, chap. 7, v. 68.
315-a II Samuel, chap. 11.