<148>aussi humain que mes lapideurs m'avaient paru féroces. Après cette aventure, je pensai qu'il ne ferait pas bon pour moi de faire un plus long séjour dans un pays où les questionneurs étrangers sont si mal accueillis. Nous trouvâmes un vaisseau qui partait pour l'Italie; le père Bertau et moi, nous nous y embarquâmes. Je n'ai trouvé sur ma route que les canons des Dardanelles de remarquables; ils sont si grands, qu'une famille chinoise logerait commodément dans leur cavité. On m'a assuré que c'était une grande marque de civilité quand on les faisait tirer pour quelque étranger, et que le comble des honneurs est de les charger à boulets. Je t'avoue, sublime empereur, que j'étais charmé de l'incognito que tu m'avais commandé de garder, parce que dans cette occasion il m'a préservé d'un grand danger.
Nous avons traversé une mer assez étroite qui sépare l'Europe de l'Afrique, et après quinze jours de navigation, nous sommes heureusement abordés à un port qu'on nomme Ostie. Je fus surpris d'une foule d'objets si différents de ce que l'on voit dans ton immense empire, surtout des mœurs et des coutumes des Européens, qui ne ressemblent à rien de ce qu'on peut imaginer. Le père Bertau me persuada de me rendre à la capitale de l'Europe, et je trouvai qu'en effet ce n'était pas la peine de voir de petites villes, et que d'aller à la grande, c'était se trouver en possession de l'original dont les autres cités ne sont que des copies.
Rome est pour les Européens ce que le Thibet est pour les Tar-tares Mandchoux et Mongols. C'est là où réside le grand lama; c'est un pontife-roi. L'on m'a assuré que son pouvoir spirituel était plus étendu que le temporel, et qu'en prononçant une certaine formule, il faisait trembler les rois sur leurs trônes; je ne le crus point. Je demandai à un vieux bonze avec lequel je fis connaissance si l'étrange chose que l'on m'avait dite était vraie. Très-vraie, me dit-il; cependant, pour ne vous rien celer, je dois vous confesser que le bon temps est passé. Il y a cinq siècles que de certaines paroles mystiques, prononcées par notre sacré pontife, valaient des conjurations, et faisaient tomber les couronnes et les sceptres selon qu'il nous plaisait. Nous n'avons plus ce plaisir-là; mais nous pouvons cependant encore user d'autres