35. AU MÊME.
Aux haras de Prusse (à Trakehnen), 10 août 1739.
Mon cher Camas,
Les deux nouvelles qui m'ont le plus surpris depuis mon départ, dont l'une me réjouit autant que l'autre m'attriste, au point que j'échangerais l'une pour l'autre, si je pouvais racheter l'une par l'autre, sont, pour les rapporter selon l'ordre des temps, la grâce <166>inopinée que le Roi m'a faite de me donner ses haras de Prusse. Ni le public, ni moi, ni le Roi même, nous ne nous y attendions; et cela se fit en vérité je ne sais comment, mais toutefois de la manière du monde la plus flatteuse pour moi. Je fus interdit le moment que le Roi me dit, Je vous donne le haras, effet ordinaire de la surprise; mais je ne laissai pas de marquer ensuite au Roi tout ce que me suggérait la plus parfaite reconnaissance, plus charmé de ses bontés que de la magnificence du présent, et plus vivement touché du retour de sa tendresse paternelle que de tous les objets qui flattent les intérêts et l'ambition des hommes. La seconde nouvelle, qui m'afflige, qui m'inquiète, qui m'alarme, est la goutte dont on vous dit tourmenté; j'avoue que j'ai tremblé à la seule pensée de voir devenir invalide un si brave officier, un si honnête homme, un soldat si expérimenté, qui, pour avoir perdu un de ses membres180-a pour la patrie, semblait avoir mérité que les infirmités humaines respectassent ceux qu'il avait sauvés de mille périls et de cent combats. Votre lettre me rassure de quelque manière, si elle n'est l'effet d'un de ces efforts généreux de l'amitié qui fait passer au-dessus de la douleur et de ce qui peut troubler les âmes vulgaires. Je crains encore pour vous, mon cher Camas, et je vous reproche de ne m'avoir pas dit deux mots de votre santé, qui m'est chère, dans une lettre de quatre pages. Vous croyez peut-être que je ne pense qu'à moi-même, et que, enivré de mon bonheur, je ne compte pour rien mes amis. Désabusez-vous, je vous prie; non, je ne serai jamais indifférent envers ceux avec lesquels je suis lié par les nœuds sacrés de l'amitié. Ni la fortune la plus brillante, ni le malheur le plus affreux, ni l'éloignement, ni des occupations profondes, ne m'empêcheront de penser à vous et de vous témoigner en toutes les occasions l'estime avec laquelle je suis,
Mon cher Camas,
Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.
Mes compliments, s'il vous plaît, à madame.
180-a Voyez ci-dessus, Avertissement de l'Éditeur, no IX.