XIII. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC FONTENELLE. (20 MARS 1737 - 23 JUIN 1740.)[Titelblatt]
<194><195>1. DE FONTENELLE.
Paris, 20 mars 1737.
Monseigneur
Il y a présentement bien des années qu'Alexandre alla visiter Diogène dans son tonneau, et je crois qu'il est à propos que ces traits-là soient rares, comme ils le sont effectivement; car en même temps que les princes qui font tant d'honneur aux philosophes en sont de plus grands princes, il est à craindre que les philosophes n'en soient moins philosophes. J'en fais, monseigneur, l'expérience par moi-même. Depuis qu'il a plu à V. A. R. de me faire dire que mon nom et mes ouvrages étaient connus d'elle, je sens que ma vanité en est fort augmentée. Elle a tant de fondement pour cette fois-ci, que je n'entreprendrai pas de la combattre, comme j'aurais fait peut-être en de moindres occasions. Un autre sentiment auquel je ne puis trop me livrer, c'est l'extrême reconnaissance que je dois à la bonté de V. A. R., et qui accompagnera toujours le profond respect avec lequel je suis, etc.
2. DU MÊME.
Paris, 10 juillet 1737.
Monseigneur
Je n'ai pas osé faire plus tôt à Votre Altesse Royale mes très-humbles remercîments sur la lettre dont elle m'a honoré. J'ai eu peur qu'un prince qui pense si différemment de presque tous les autres princes ne fût pas aussi flatté qu'ils le sont, d'ordinaire, de <196>l'excès d'empressement que les courtisans affectent de leur marquer en toute occasion, et j'ai cru qu'il fallait se conduire avec vous, monseigneur, à peu près comme avec un très-honnête homme d'un rang beaucoup inférieur. Je suis, sans vanité, très-mauvais courtisan, et je serais même fâché qu'on me soupçonnât de l'être, parce qu'il me semble que ce serait me soupçonner de bien des vices, et surtout de fausseté. Je vis hier un Suisse dont je ne pus savoir le nom, parce qu'il me vint voir seul; il venait de voyager en Allemagne. Je le fis parler sur ce pays-là, et tout naturellement il vous donna des louanges simples, sans aucun tour, sans intérêt, et qu'assurément il ne croyait pas qui vous dussent revenir. Je défierais bien toute votre cour de vous en donner d'une aussi bonne espèce. Surtout votre amour pour les sciences plaisait fort à mon Suisse, qui ne se donnait pourtant pas pour savant. Je sentis que ma vanité me sollicitait de lui dire que j'avais l'honneur d'être connu de V. A. R., et même d'en avoir reçu une lettre; je résistai à ce mouvement-là, mais je crains qu'il n'y ait encore beaucoup de vanité à me vanter d'un si grand effort de modestie. Je suis, etc.
3. DU MÊME.
Paris, 29 septembre 1737.
Monseigneur
Un a dit anciennement214-a qu'il faudrait, pour le bonheur des États, que les philosophes fussent rois, ou que les rois fussent philosophes. Mais serait-ce la même chose des deux façons? Pour moi, je crois qu'il y a de la différence. Que les philosophes soient rois, voilà de pauvres gens à qui la tête va tourner, ou du moins j'en ai grand' peur. Que les rois soient philosophes, ce sont des gens que leur bonne constitution a sauvés d'un grand péril, et <197>que je suis sûr qui feront des merveilles. Qui potest capere, capiat.215-a
Pour la philosophie qui ne regarde que l'univers, et non pas nous, elle n'est pas fort difficile, et de très-petits hommes y peuvent être de grands hommes. Des Cartes et Newton en ont certainement été deux, du moins en ce sens-là, et je ne prétends nullement en exclure un autre. J'ai eu l'audace de faire leur parallèle dans un des volumes que l'Académie des sciences donne tous les ans au public; et pour le parallèle de leurs systèmes en particulier, je l'ai fait dans un grand nombre de ces volumes, et le ferai encore apparemment, car cela ne vient que trop souvent à propos. L'attraction, sur laquelle V. A. R. me fait l'honneur de m'interroger particulièrement, n'est point du tout de mon goût, je l'avoue; je ne puis croire que ce soit là le mot de l'énigme, à moins que ce mot ne dût être une énigme lui-même. Si un devin m'eût dit dans ma jeunesse, où je voyais l'attraction coulée à fond honteusement, que je devais la voir revenir sur l'eau pompeuse et triomphante, j'aurais cru qu'il m'annonçait une vie de plusieurs siècles, et une nouvelle inondation de barbares. Le retour de cette attraction-là sera quelque jour un morceau bien curieux, et, à ce que je crois, peu honorable dans l'histoire de la philosophie. Après une pareille révolution, il n'y a rien qu'on ne puisse ou espérer, ou craindre.
Je vous ennuierais, monseigneur, si je suivais cela plus loin; et, en effet, ce n'est pas une matière à traiter par lettres. Il vaut mieux que je passe à vos brunes, que je suis ravi qui soient contentes de moi, et d'autant plus, que je soupçonne qu'il y en aura bien quelqu'une à qui j'aimerais mieux avoir fait ma cour qu'à toutes les autres. Je l'assurerais ici de mes très-humbles respects, si j'osais. Je n'ai jamais cru que la philosophie et l'amour fussent aussi incompatibles qu'on le dit ordinairement. Que l'un prenne un peu sur l'autre, c'est-à-dire l'amour sur la philosophie, car assurément ce ne sera pas la philosophie qui prendra sur l'amour, eh bien, il n'y aura pas grand mal; on en sera plus aimable, et souvent on en vaudra mieux. H y a ici une attraction plus propre<198>ment dite que l'autre, et qui fait des merveilles. J'en raisonnerais aussi plus volontiers, mais je tomberais de même dans l'inconvénient de trop discourir, et, selon toutes les apparences, d'en parler à qui en sait plus que moi, qui suis tout à fait hors d'exercice. Je suis, etc.
4. A FONTENELLE.
19 janvier 1731216-a (1738 ou 1739).
Monsieur, les attentions d'un homme de votre mérite percent toujours; ce sont des rayons de soleil qui se font jour à travers les nuages, et il n'y a que votre modestie seule qui puisse vous rendre si retenu sur vous-même. Mais si vous commettez une injustice envers votre personne, n'en faites pas du moins à l'égard des autres. Soyez sûr, monsieur, qu'un mot de votre part est plus flatteur pour moi que les vœux d'un millier d'autres personnes, et soit qu'il en revienne quelque chose de plus à ma vanité, ou que je me repose sur la sincérité de vos paroles, il est toujours certain que le compliment que vous venez de me faire à l'occasion du renouvellement de l'année est de tous ceux que j'ai reçus celui qui m'a le plus fait de plaisir. Je vous prie, ne vous en tenez pas simplement, monsieur, aux compliments, et ne soyez pas si chiche de quelques pensées et de quelques coups de plume que je vous demande instamment. Je suis dans le préjugé que deux mots de votre part m'instruiront plus sur les matières de philosophie que la lecture des in-folio les plus redoutables. Accommodez-vous, je vous prie, à cette opinion, et n'épargnez point le papier. Vous me devez quelque chose pour le grand cas que je fais de vous, ou vous le devez plutôt à vous-même. Mais enfin il me semble que l'estime d'un étranger vous doit être assez précieuse pour l'entretenir en lui donnant toujours <199>de nouveaux sujets de l'augmenter. Je suis avec une très-parfaite estime
Votre très-affectionné ami.
5. DE FONTENELLE.
Paris, 23 juin 1740.
Sire,
Je croyais qu'à votre avénement à la couronne je n'aurais qu'à féliciter Votre Majesté sur l'attente où était l'Europe entière de tout ce que promettaient vos grandes qualités et les commencements de votre vie. Mais j'apprends de toutes parts que votre caractère, impatient de se développer, a éclaté dès les premiers moments de votre règne, et par des discours, et par des actions véritablement dignes d'un roi. Vous voilà donc engagé, Sire, et plus que jamais; mais heureusement vous ne l'êtes qu'à suivre vos inclinations naturelles. Pourquoi ne puis-je pas espérer de jouir pendant toute sa durée du beau spectacle que vous allez donner au monde? J'ose me flatter que j'y aurais été bien sensible. Je suis avec le plus profond respect, etc.
214-a Platon, De la République, liv. V.
215-a Saint Matthieu, chap. XI, v. 15; saint Luc, chap. VIII, v. 8.
216-a Cette lettre ne peut pas être de l'année 1731. Elle est datée du 29 janvier 1737 dans Friedrichs des Zweiten Königs von Preussen hinterlassene Werke. Aus dem Französischen übersetzt. Berlin, 1789, t. XII, p. 16.