10. DE ROLLIN.
19 septembre 1739.
Monseigneur
Je me rendrais indigne des bontés que Votre Altesse Royale a eues jusqu'ici pour moi, si je manquais à vous témoigner la part <240>que j'ai prise à ce que le Roi votre père a fait tout récemment en votre faveur.261-a Toutes les grandeurs, toutes les fortunes du monde ne sont rien sans la paix de l'âme et sans une certaine douceur intime que répand dans le cœur une union parfaite entre des personnes que la nature et le sang lient ensemble par des nœuds si étroits. Je souhaite, monseigneur, que cette union, qui fait tout le bonheur de la vie, aille toujours en croissant, et ne laisse rien dans votre esprit qui en puisse troubler la tranquillité et la joie.
V. A. R., monseigneur, ne se trouvera-t-elle point à la fin importunée et accablée de mes livres, qui vont si fréquemment se présenter devant elle? S'ils deviennent trop libres et trop hardis, j'ose le dire, monseigneur, c'est votre faute et la suite du trop bon accueil que vous leur faites. Reçus si gracieusement par un prince que son goût exquis pour les sciences et pour toutes les productions de l'esprit ne distingue et ne relève pas moins que sa haute naissance, ils croient valoir quelque chose, et paraissent avec confiance devant V. A. R. J'ai intérêt qu'elle les souffre toujours avec la même patience et la même bonté.
Mais ne dois-je pas craindre moi-même, monseigneur, d'en abuser, en prenant la liberté de faire passer sous vos yeux les programmes de plusieurs exercices qu'un jeune homme de qualité a soutenus dans un collége dont j'ai été longtemps principal? Ce jeune homme porte un nom bien connu dans notre histoire. C'est un prodige, et je n'ai jamais rien vu de semblable, ni qui en approchât. Dans ces exercices, qui se sont faits devant de nombreuses assemblées, je l'ai interrogé, toujours à l'ouverture du livre, et souvent en me contentant de lui lire moi-même plusieurs endroits des auteurs grecs, qu'il expliquait très-bien, en me les entendant seulement lire. Outre ce qui est indiqué dans les programmes, il a lu en hébreu les cent premiers psaumes de David et les deux premiers livres des Rois. Comme cette étude est étrangère à celle des belles-lettres, auxquelles on se borne dans les colléges, on ne lui a permis d'y mettre par jour qu'un quart d'heure. <241>Ce jeune homme eut treize ans accomplis la veille du dernier exercice qu'il a soutenu; il ne prend pas un quart d'heure sur ses récréations.
Pardonnez-moi, monseigneur, toutes mes importunités et toutes mes impolitesses; elles ne diminuent rien du profond respect et du parfait dévouement avec lesquels j'ai l'honneur d'être,
Monseigneur
de Votre Altesse Royale
etc.
261-a Allusion à l'agréable surprise que le Roi avait faite au Prince royal en lui donnant, au mois de juillet 1739, les haras de Trakehnen, et dont il est question dans les lettres de Frédéric à Jordan, du 23 juillet, à Suhm, du 8 août, et à Camas, du 10 août 1739.