<151>un tissu de misères et de pauvretés. Vous y profitez le temps que vous auriez perdu à les lire. Le public aura peut-être l'avantage d'en posséder Tindal Jordanien quelques semaines plus tôt, et moi, j'aurai la mortification de manquer un jour de poste de vos lettres. Voilà bien des conséquences que cause une lettre égarée. Je vis ici, à Znaym, du jour à la journée, quelquefois fort occupé et quelquefois très-désœuvré. Je m'applique cependant, lorsque j'en ai le loisir; je lis, je compose et je pense beaucoup. C'est tirer profit de sa machine, direz-vous. Il est vrai; mais je réponds que l'on fait bien de profiter de son estomac, d'autant plus que la digestion est quelquefois incertaine. De même doit-on, dans cette courte vie, user soi-même de ses ressorts, car ils s'usent sans cela inutilement et par le temps, sans que l'on en profite.
Les maisons ont toutes ici des toits plats à l'italienne, les rues sont fort malpropres, les montagnes âpres, les vignes fréquentes, les hommes sots, les femmes laides, et les ânons très-communs. C'est la Moravie en épigramme.
Dans ce moment, je reçois votre lettre moitié prose, moitié vers, dont je vous remercie; mais elle n'est pas encore assez longue, et vous devez savoir que je fais une grande différence entre les longs ouvrages et les jolies lettres. Mettez tout Berlin dans vos vers, des bagatelles, des riens; car ma curiosité est un gouffre insatiable, surtout en fait de raisonnements politiques, qui, pour la plupart du temps, sont fort biscornus.
Les nouvelles de l'ennemi que j'apprends incessamment me font croire que nous en viendrons aux mains; alors je souhaite fort que la fortune des Prussiens me favorise pendant quelques heures ou, pour mieux dire, pendant ce jour, afin que l'affaire se termine par là aussi glorieusement qu'elle a été commencée. Ne vous inquiétez pas, en attendant. Guérissez-vous, et n'oubliez pas vos amis absents, qui vous aiment bien. Adieu.