<33>de la présomption, à mon âge, de me flatter d'instruire le public; mais peut-être n'y en a-t-il point à vouloir lui plaire. J'aurais bien voulu semer par-ci par-là de ce sel attique tant estimé des anciens; mais ce n'est pas l'affaire de tout le monde. J'enverrai l'ouvrage, chapitre par chapitre, à M. de Voltaire. Votre jugement et votre goût me tiendra lieu de celui du public; je vous demande en amitié de ne point me déguiser vos sentiments.
Mais je m'aperçois que, comme l'éternel abbé de Chaulieu, je ne parle que de moi-même.a Je vous en demande mille pardons, madame; la matière m'entraîne, et Machiavel m'a séduit.
Pour changer de discours, je vous dirai que nous avons vu ici l'aimable Algarotti avec un certain mylord Baltimore,b non moins savant et non moins agréable que lui. J'ai senti tout le prix de leur bonne compagnie pendant huit jours, après quoi ils ont été relevés par ce Marcus Curtius des Françaisc qui se dévoue pour le bien de sa patrie, et qui va s'abîmer, dit-on, dans le plus grand gouffre des mers hyberborées. J'ai pensé le confesser en le voyant partir, regrettant toutefois qu'un aussi aimable homme allât se morfondre dans un climat et dans un pays aussi peu digne de lui que la Russie.
Il m'a dit mille biens de son monarque, et il a pensé me ranger de l'opinion de ces philosophes qui disent que c'est l'amour qui débrouille le chaos.d Que ce soit l'amour ou ce qu'il vous plaira, je ne m'en embarrasse point; mais je vous prie de croire que je ne suis pas aussi indifférent sur les sentiments que j'ai pour vous,
a Voltaire dit, dans l'Épître à Genonville (1719) :
Ne me soupçonne point de cette vanité
Qu'a notre ami Chaulieu de parler de lui-même :
L'éternel abbé de Chaulieu
Paraîtra bientôt devant Dieu.
b Voyez t. XIV, p. VI et 81 : et t. XVI, p. 415.
c Le marquis de La Chétardie, jusqu'alors envoyé de France à Berlin. Voyez ci-dessus, p. 28.
d Allusion à l'amour de Louis XV pour la comtesse Louise-Julie de Mailli-Nesle. Voyez t. XII, p. 68.