19. DE LA MARQUISE DU CHATELET.
Versailles, 25 avril 1740.
Monseigneur,
J'envoie enfin à Votre Altesse Royale mon Essai de métaphysique; je souhaite et je crains presque également qu'elle ait le temps de le lire. Vous serez peut-être aussi étonné de le trouver imprimé que j'en suis honteuse; les circonstances qui l'ont rendu public seraient trop longues à expliquer à V. A. R. J'attends, pour savoir si je dois m'en repentir ou m'en applaudir, ce que V. A. R. en pensera. Je me souviens qu'elle a fait traduire sous ses yeux la Métaphysique de Wolff, et qu'elle en a même corrigé quelques endroits de sa main;40-a ainsi j'imagine que ces matières ne lui déplaisent point, puisqu'elle a daigné employer quelque partie de son temps à les lire.
V. A. R. verra par la préface que ce livre n'était destiné que pour l'éducation d'un fils unique que j'ai, et que j'aime avec une tendresse extrême. J'ai cru que je ne pouvais lui en donner une plus grande preuve qu'en tâchant de le rendre un peu moins ignorant que ne l'est ordinairement notre jeunesse; et, voulant lui apprendre les éléments de la physique, j'ai été obligée d'en composer une. n'y ayant point en français de physique complète, ni qui soit à la portée de son âge. Mais comme je suis persuadée que la physique ne peut se passer de la métaphysique, sur laquelle elle est fondée, j'ai voulu lui donner une idée de la métaphysique de M. de Leibniz, que j'avoue être la seule qui m'ait satisfaite, quoiqu'il me reste encore bien des doutes.
L'ouvrage aura plusieurs tomes, dont il n'y en a encore que le premier qui soit commencé à imprimer. Je crois qu'il paraîtra vers la Pentecôte, et je prendrai la liberté d'en présenter un exemplaire à V. A. R., si elle est contente de ce que j'ai l'honneur de lui envoyer aujourd'hui.
Je m'aperçois que ma lettre est déjà très-longue, et que je n'ai point encore parlé à V. A. R. de ma reconnaissance de la boîte charmante qu'elle m'a fait la grâce de m'envoyer. Je n'ai jamais <38>rien vu de plus joli et de plus agréablement monté; mais V. A. R. me per-mettra de lui dire qu'il lui manque son plus bel ornement, et que, quelque bien qu'elle m'ait traité, je suis très-jalouse du présent dont elle a honoré M. de Voltaire. Je crois qu'il a déjà envoyé à V. A. R. sa Métaphysique de Newton, et vous serez peut-être étonné que nous soyons d'avis si différent; mais je ne sais si V. A. R. a lu un rabâcheur français qu'on appelle Montaigne, qui, en parlant de deux hommes qu'une véritable amitié unissait, dit : « Ils avaient tout commun, hors le secret des autres et leurs opinions. » Il me semble même que notre amitié en est plus respectable et plus sûre, puisque même la diversité d'opinion ne l'a pu altérer; la liberté de philosopher est aussi nécessaire que la liberté de conscience. V. A. R. nous jugera, et l'envie de mériter son suffrage nous fera faire de nouveaux efforts. V. A. R. me permettra de la faire souvenir du Machiavel; je m'intéresse à la publication d'un ouvrage qui doit être si utile au genre humain avec le même zèle que j'ai l'honneur d'être, etc.
40-a Voyez t. XVI, p. 298.