23. DE LA MÊME.
Bruxelles, 11 août 1740.
Sire,
Si le bonheur de voir Votre Majesté et de connaître celui que j'admire depuis si longtemps n'était pas la chose du monde que <43>je désire le plus, ce serait celle que je craindrais davantage. Ces deux sentiments se combattent en moi; mais je sens que le désir est le plus fort, et que, quelque chose qu'il puisse en coûter à mon amour-propre, j'attends l'honneur que V. M. me fait espérer avec un empressement égal à ma reconnaissance. J'ai recours à votre aimable Césarion, et je le supplie, lui qui me connaît, de bien dire à V. M. que je ne suis point telle que sa bonté pour moi me représente à son imagination, et que je ne mérite tout ce qu'elle daigne me dire de flatteur que par mon attachement et mon admiration pour V. M.
Croirez-vous, Sire, que, à la veille de recevoir la grâce dont V. M. veut m'honorer, j'ose lui en demander encore une autre? M. de Valori a mandé à M. de Voltaire, et les gazettes le disent presque, que V. M. honorera la France de sa présence. Je ne cherche point à pénétrer si le ministre et le gazetier ont raison; mais j'ose représenter à V. M. que Cirey est sur son chemin, et que je ne me consolerais jamais, si je n'avais pas l'honneur d'y recevoir celui à qui nous y avons si souvent adressé nos hommages. J'ai prié M. de Keyserlingk d'être mon intercesseur auprès de V. M. pour m'en obtenir cette grâce. Les grandes âmes s'attachent par leurs bienfaits; c'est là mon titre pour obtenir de V. M. la grâce que j'en espère.
V. M. ne fait point sans doute de grâce à demi; ainsi j'ose espérer qu'elle ne mettra point de bornes à celle qu'elle m'accorde, et quelle me mettra à portée de profiter de tous les moments qu'elle daigne m'accorder. J'implore encore ici l'intercession de Césarion, avec lequel j'entre dans des détails que je n'ose faire à V. M.
Je travaille à me rendre digne de ce que V. M. veut bien me dire sur l'ouvrage dont j'ai pris la liberté de lui envoyer le commencement. Il est fini depuis longtemps, et j'espère le présenter à V. M. J'ai le dessein de donner en français une philosophie entière dans le goût de celle de M. Wolff, mais avec une sauce française; je tâcherai de faire la sauce courte. Il me semble qu'un tel ouvrage nous manque. Ceux de M. Wolff rebuteraient la légèreté française par leur forme seule; mais je suis persuadée que mes compatriotes goûteront cette façon précise et sévère de <44>raisonner, quand on aura soin de ne les point effrayer par les mots de lemmes, de théorèmes et de démonstrations, qui nous semblent hors de leur sphère quand on les emploie hors de la géométrie. Il est cependant certain que la marche de l'esprit est la même pour toutes les vérités. Il est plus difficile de la démêler et de la suivre dans celles qui ne sont point soumises au calcul; mais cette difficulté doit encourager les personnes qui pensent, et qui doivent toutes sentir qu'une vérité n'est jamais trop achetée. Je crains de prouver le contraire à V. M. par cette énorme lettre, et que, quelque vrai que soit mon respect et mon attachement pour elle, V. M. n'ait pas la patience d'aller jusqu'aux assurances que prend la liberté de lui en réitérer, etc.