12. AU MÊME.69-a
(Mars 1740.)
Je crois te voir, mon bon Jordan,
Te trémoussant d'inquiétude,
Quitter brusquement ton étude,
Chercher Chasot, ce fin Normand,
Ce Chasot, qui sert par semestre
Ou Diane, ou tantôt Vénus,
Et que retiennent en séquestre,
De leurs remèdes tout perclus,
Les disciples de saint Cornus.
Je vous vois partir tous les deux
Du paradis des bienheureux
Pour arriver au purgatoire.
Hélas! si je suivais mes vœux,
J'irais peupler ces mêmes lieux
Dont vous quittez le territoire,
Trop sage et trop voluptueux
<64>Pour rechercher la vaine gloire
De vivre en cent ans dans l'histoire,
Sur les débris de mes aïeux.
Je crains ces honneurs ennuyeux,
L'étiquette et tout accessoire
D'un rang brillant et fastueux;
Je fuis ces chemins dangereux
Où nous entraîne la victoire,
Et ces précipices scabreux
Où les mortels ambitieux
Viennent au temple de Mémoire
Ériger en présomptueux
Quelque trophée audacieux.
Une âme vraiment amoureuse
Du doux, de l'aimable repos,
Dans un rang médiocre heureuse,
N'ira point en impétueuse
Affronter la mer et ses flots,
Dans la tempête périlleuse
Gagner le titre de héros.
Qu'importe que le monde encense
Un nom gagné par cent travaux?
L'univers est plein d'inconstance;
L'on veut des fruits toujours nouveaux.
De l'esprit et de la vaillance,
Et des lauriers toujours plus beaux.
Laissons aux dieux leur avantage.
L'encens, le culte et la grandeur;
C'est un bien pesant esclavage
Que ce rang si supérieur.
L'amitié vaut mieux que l'hommage,
Le plaisir plus que la hauteur;
Et le mortel joyeux, volage,
Gai, vif, brillant, de belle humeur,
Mérite seul le nom de sage,
Lorsqu'il reconnaît son bonheur.
Le bruit, les soins et le tumulte
Ne valent pas la liberté;
Et tout l'embarras qui résulte
De l'ambitieuse vanité
Ne vaut pas le paisible culte
Qu'en une heureuse obscurité
L'esprit rend à la volupté.
<65>Heureux qui, dans l'indépendance.
Vit content et vit ignoré,
Qui sagement a préféré
A la somptueuse opulence
L'état frugal et modéré,
Qui sait mépriser la richesse,
Et qui, par goût et par sagesse.
A fidèlement adoré
Le dieu de la délicatesse,
Des sentiments, de la noblesse,
Seul dieu d'un esprit éclairé!
Hélas! d'une main importune
Déjà je me sens entraîner,
Et sur le char de la fortune
Mon sort me force de monter.
Adieu, tranquillité charmante,
Adieu, plaisirs jadis si doux,
Adieu, solitude savante,
Désormais je vivrai sans vous.
Mais non, que peut sur un cœur ferme
L'aveugle pouvoir du destin,
Le bien ou le mal que renferme
Un sort frivole et clandestin?
Ni la fureur de Tisiphone,
Ni l'éclat imposant du trône,
Sur moi n'opéreront rien.
Pour la grandeur qui m'environne
Mon cœur n'est que stoïcien;
Mais plus tendre que Philomèle,
A mes amis toujours fidèle,
Et moins leur roi, leur souverain,
Que frère, ami, vrai citoyen,
Du sein de la philosophie
Et des voluptés de la vie,
Tu me verras, toujours humain,
D'une allure simple et unie
Pacifier le genre humain.
69-a Voyez t. XIV, p. 57-60.