66. A M. JORDAN.
Camp de Grottkau, 5 juin 1741.
Déjà vous tremblez à Breslau,
Lorsque nous marchons à Grottkau,
Et les siéges et les batailles
Vous attendrissent les entrailles.
En un mot, paisible Jordan,
Jamais aucun lièvre en son gîte
Ne s'apprête à courir si vite
Que vous, quand vous levez le camp.
Mais raisonnons, je vous en prie.
Que devient donc en ce moment
Cette grave philosophie
Dont vous nous parlez si souvent,
Et ce stoïcisme insolent
Qui vous fait mépriser la vie
Quand le danger n'est pas présent?
Le canon gronde, et son tonnerre
Ébranle le fond de la terre;
Il tombe une grêle de fer,
Le plomb vole et remplit tout l'air,
Et la mort qu'enfante la guerre
<116>Ouvre un gouffre tel qu'un enfer.
Il sort une flamme infernale
De cette gueule triomphale,
Oui porte la destruction.
Ici, c'est le feu de Bellone,
Et, plus bas, le glaive moissonne
Sans pitié, sans compassion.
Tel qui, dans le sein de la flamme.
De la mort, de mille dangers,
Garde la tranquillité d'âme
Égale aux objets étrangers
Mérite en effet l'apostrophe
De vrai sage et de philosophe;
Les autres sont des imposteurs.
Voyez donc, messieurs les auteurs,
Qu'elle est grande, la différence
Du solide et de l'apparence,
Combien les dehors imposteurs
Sont différents de l'évidence.
Dans vos studieuses erreurs,
Au fond d'une bibliothèque,
Vous faites très-bien les docteurs.
De votre valeur intrinsèque
Le danger peut nous éclaircir;
Il paraît, on vous voit courir.
Nous, plus forts d'esprit que ces sages.
Nous opposons à ces orages
Le flegme et l'intrépidité.
Que tout périsse et se confonde,
Que tout se bouleverse au monde.
Rien n'ébranle ma fermeté.
C'est ainsi que d'un camp très-guerrier je prends la liberté de saluer Votre Sapience. Le compliment que vous fait ma muse sent un peu son militaire; mais vous y trouverez du vrai, et je vous prie, par parenthèse, de vous souvenir que la vérité a toujours été ma maîtresse. Lorsque je me mêlerai de courtoisie, ma muse vous fera un compliment plus obligeant. En attendant, je vous prie de croire que je n'en suis ni plus ni moins
Votre admirateur et ami.