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67. AU MÊME.

Camp de Friedewalde, 13 juin 1741.

Vif, ou plutôt fort pétulant,
Vous voulez donc, mon cher Jordan,
Quitter les champs de Silésie?
Quel peut être dans votre plan
La raison qui vous y convie?
Vous êtes trop bon courtisan
Pour me dire de votre vie
Que c'est chez nous où l'on s'ennuie;
Mais, rempli de sincérité,
Charmant Jordan, je vous en prie,
Dites ici la vérité.
N'est-ce pas la bibliothèque
Dont l'attrait puissant et vanté,
Le bel Horace ou le Sénèque,
Ou peut-être quelque beauté,
Dont l'enchantement vous attire?
Et lorsque votre cœur soupire,
Trop sensible à la volupté,
Ce vous est trop peu que d'écrire;
Car, après tout, votre hôpital,
Rempli d'extravagants qu'on lie,
Sinistre et funeste arsenal
Des misères de notre vie,
Ce lieu si triste et si fatal
Ne vaut pas notre compagnie.
Ce n'est que la légèreté,
Des Français, engeance frivole,
Suprême et despotique idole,
Votre unique divinité,
Dont les charmes et l'inconstance
Vous font penser que dans l'absence
Gît toute la prospérité.
J'ai cru, moi, dans mon innocence,
Que dans l'art de la jouissance
Se trouvait la félicité.
Jordan, j'apprends à te connaître :
Si tu logeais au paradis,
<118>Pour mieux trouver le vrai bien-être,
Par changement tu voudrais être
Dans l'enfer, auprès des maudits.

Voilà tout ce que j'ai à vous dire en vers; ce que je vous écris en prose n'est pas moins vrai, et j'ose vous assurer qu'il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de trouver un endroit où vous seriez d'accord de vous tenir en repos. Nous partirons dans peu de notre camp pour aller à Strehlen; il ne s'agit ici, d'ailleurs, que d'affaires de hussards.

Adieu, cher Jordan; mes respects au Portique, au Lycée. Ma philosophie est la très-humble servante de la vôtre, comme je suis, moi, votre très-humble serviteur.