93. A M. JORDAN.
Quartier général de Neunz, 25 octobre 1741.
Jordan, quand votre âme légère
Un jour aura rompu les liens
Qui la retiennent prisonnière
Dans votre corps, chez les humains.
Alors sa vertu passagère,
Changeant et d'état, et de nom,
Ira fournir la carrière
D'un tendre et paisible pigeon,
Tenant en bec branche d'olive.
Non loin de la natale rive
Vous vous pavanerez en paix;
Et si, colombe fugitive,
<146>Vous alliez périr par les traits
Que d'une main toujours active
Le chasseur lance avec succès,
Alors votre pauvre âme errante,
Habitant nouvelle maison,
Choisira la troupe bêlante
Pour se changer en doux mouton.
Jamais autre métamorphose,
Et sur mon salut je réponds
Que, de tout être qui compose
Le monde que nous habitons,
Votre âme en sa métempsycose
Exclura sur toute autre chose
L'aigle, le cancre et les lions.
Votre plume débonde de ce dont votre cœur est plein. Vous voulez la paix à toute force, et par malheur vous ne l'aurez pas; mais je vous promets en revanche une prompte fin de campagne. Venez ici le 27 au plus tard, je veux vous parler; après quoi il dépendra de vous de prendre les devants pour Berlin,
Berlin, où les arts réunis
Rappellent de l'antique Grèce
Les savants et pompeux débris,
Berlin, dont les puissants abris
Surent couvrir votre jeunesse,
Où la paix habite en déesse,
Qu'entoure mainte forteresse
Assurant son sacré pourpris,
Berlin, où gît votre maîtresse,
Votre cœur et tous vos esprits,
Berlin, dépôt de vos écrits,
Seul témoin de votre sagesse,
Ce Berlin, votre paradis.
Vous y retournerez donc dès qu'il vous plaira, pourvu que vous me promettiez de m'aimer toujours et d'être sûr du réciproque de mon côté. Adieu.