118. A M. JORDAN.
Leutomischl, 15 avril 1742.
Ton Pégase fécond en rimes redoublées
Laisse arrière de toi mes Muses essoufflées;
En vain d'un feu divin me croirai-je animé;
Que tes vers me font voir que j'ai trop présumé!
Ébloui par l'éclat de ta vive lumière,
Je m'arrête, tremblant, tout court dans ma carrière;
Et, voyant à quel point ton vol t'a su porter,
Je ne puis que t'aimer, te lire et t'admirer.
Ce sont les sentiments que divus Jordanus Tindaliorum a su m'inspirer par ses deux spirituelles lettres, où il a mis, sans exagération, autant d'esprit qu'il m'en faudrait pour tout un mois dans ma dépense ordinaire. Vous avez le diable au corps avec vos vers, et vous en ferez si bien, que je n'en ferai plus.
On dit qu'à Rome un architecte ignare,
Voyant ce temple où l'orgueil de la tiare
Sut étaler son faste et sa grandeur,
Où l'art surtout paraît en sa splendeur,
Surpris, frappé de ce bel édifice,
Dès ce moment abjura son office,
A l'admirer bornant tout son bonheur.
Je vous laisse faire l'application de ces vers, dont la comparaison cadre si bien avec vos vers et le cas que j'en fais.
<180>Voulez-vous que ma muse chante
Le train de ma vie ambulante?
Tantôt rôti, tantôt glacé,
Tantôt haut, tantôt bas percé,
Souvent nageant dans l'abondance,
Et souvent usant d'abstinence,
Par les fatigues harassé,
Jamais rebuté ni lassé,
Quelque sort que le ciel m'envoie,
Méprisant les vaines erreurs,
Et toujours simple dans mes mœurs.
Je suis plus enclin à la joie
Qu'aux mélancoliques vapeurs
Dont la cruelle frénésie
Empoisonne de ses noirceurs
Les plus beaux jours de notre vie.
Si vous voyiez couleur de chair, vous seriez le plus aimable et le plus heureux mortel que Dieu eût créé; mais comme il n'y a rien de parfait dans ce monde, vous ne serez qu'aimable. Je vous prie, mettez-vous l'esprit en repos sur l'Europe. Si l'on voulait prendre à cœur toutes les infortunes des particuliers, la vie humaine entière ne serait qu'un tissu d'afflictions. Laissez à chacun le soin de démêler sa fusée comme il pourra, et bornez-vous à partager le sort de vos amis, c'est-à-dire, d'un petit nombre de personnes. C'est, en honneur, tout ce que la nature a droit de demander d'un bon citoyen; sans quoi notre cerveau ne fournirait point assez d'humidités pour les larmes que nous aurions à répandre.
L'Europe, qu'un lutin lutine,
A, dit-on, perdu la raison;
Il est vrai qu'elle en a la mine,
Et mérite bien ce soupçon.
L'abbé de Saint-Pierre se fait fort d'ajuster l'intérêt des princes de l'Europe aussi facilement que vous composez vos vers. Ce grand ouvrage200-a ne s'accroche à rien qu'au consentement des <181>parties intéressées. Vous connaissez ces visions d'arbitrage et ces folies synonymes.
Je n'ai rien à vous dire d'un endroit où il ne se passe rien, sinon que nos soldats sont autant de Césars, et que je vous aime toujours, malade, mélancolique, ou gai et sain, également. Adieu.
200-a L'abbé de Saint-Pierre avait envoyé à Frédéric un de ses ouvrages sur la manière de rétablir et de consolider définitivement la paix en Europe. Voyez la lettre de Frédéric à Voltaire, du 12 avril 1742. Voyez aussi t. IX, p. 36 et 165; t. XIV, p. 292 et 323 : t. XV, p. 71 et 152 : et t. XVI, p. 229.